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Ukraine : une histoire chaotique, une identité affirmée

Depuis mon adolescence dans les années 50, j’ai l’Ukraine dans la tête de par la riche documentation anarchiste de mon père, avec les mémoires de Nestor Makhno, animateur d’un mouvement de paysans et d’ouvriers, et l’histoire de ce mouvement – la Makhnovtchina – de son camarade Pierre Archinoff.

D’autre part – c’est très anecdotique – un camarade de lycée avait des parents agriculteurs dans les Monts d’Arrée qui avaient “récupéré” comme ouvrier un autre Nestor, fait prisonnier en Bretagne dans l’armée allemande qu’il avait intégrée en Ukraine en y laissant femme et enfants, qu’il n’a jamais voulu rejoindre par la suite, par crainte de sanctions et par hostilité au régime de l’URSS.

Une histoire chaotique et mouvementée

Malgré quelques éléments dans les livres de 4ème l’histoire de l’Est de l’Europe n’a jamais été vraiment enseignée chez nous, d’autant plus qu’il ne s’y est pas constitué pendant longtemps d’entités politiques stables, avec des frontières mouvantes et imprécises.

Pour revendiquer l’Ukraine, Poutine s’appuie sur une histoire apparemment commune. La réalité est plus complexe. Au IXème siècle les Roms, peuple de la Baltique proche des Suédois qu’ils accompagnent dans des opérations commerciales entre la Baltique et la Mer Noire, s’implantent progressivement vers le Sud où ils fondent des principautés, celle de Kiev d’abord puis celle de Novgorod plus au nord, celle-ci étant plutôt une république marchande (Xème-XIème siècles). En 988 le prince de Kiev, Vladimir, organise leur conversion à l’Empire byzantin, qui devient orthodoxe après le schisme de 1054 avec les catholiques.

Mais au début du XIIIème siècle les Russes subissent l’invasion des Mongols et des Tatars de Gengis Khan et de ses successeurs (la “Horde d’Or”) qui, après avoir menacé Novgorod et pillé Kiev (1240) établissent une domination cependant floue puisque restés nomades, ils se contentent de lever des tributs.

Leur domination dure cependant deux siècles jusqu’à l’avènement d’un prince, Ivan III (1462-1505) à la tête de la Moscovie (principauté de Moscou) qui a supplanté Novgorod. Il chasse les Mongols sous son règne et celui de son petit-fils Ivan IV que nous appelons “Le Terrible” (en fait “Le redoutable”, “Groznyl” en russe), la Moscovie récupère des territoires à l’Est, au Sud et au Nord-Ouest, sur la Pologne, mais celle-ci a profité du recul des Mongols pour s’emparer de la région de Kiev.

À ce moment on peut dire que l’Ukraine n’existe pas. Sous influence polonaise, la partie ouest se rallie à l’Église uniate, qui reconnait le Pape tout en gardant le rite orthodoxe, alors que la partie est est intégrée à la Moscovie qui a repris le flambeau orthodoxe depuis la prise de Constantinople par les Turcs (1453). Depuis le XIIème siècle cependant le terme “Ukraine” existe : il signifie “marche”, c’est-à-dire un territoire dispersé entre ses voisins. Des velléités d’indépendance s’affirment par des révoltes populaires et les tentatives de chefs (les “Hetmâns”- Hatamans) mais en 1667 la Pologne rétrocède son territoire à la Russie moscovite. Mais il faudra l’arrivée de la dynastie des Romanov avec Pierre le Grand pour trouver une Russie conquérante et structurée (1682–1725).

Un demi-siècle plus tard, Catherine II, la despote éclairée (plus despote qu’éclairée), l’“amie” de Voltaire et Diderot, renforce la poussée vers la Mer Noire au détriment des Turcs avec la fondation d’Odessa (1794). Et, comme ses prédécesseurs, elle institutionnalise le servage, d’où la révolte paysanne de Pougatchev. Les serfs sont les “âmes mortes” évoquées par Gogol.

Dès le début cependant une différence distingue la Russie de Novgorod et Moscou et ce qui allait devenir l’Ukraine au plan géographique. Alors que la Moscovie est une Russie forestière (forêts de bouleaux magnifiés par les grands écrivains (Tolstoï, Tchékhov ou Pouchkine), la future Ukraine est le domaine de steppes aux sols fertiles, le fameux tchernozium, les terres noires, du radical tchern (noir) que l’on retrouve aussi dans le nom de Tchernobyl, propice aux grandes cultures céréalières, d’où les convoitises à son égard.

Le long XIXème siècle : des tentatives libérales aux aspirations révolutionnaires

Devenu tsar en 1801, Alexandre Ier profite mal du prestige tiré de la victoire sur Napoléon. Alors que la Révolution industrielle développe le libéralisme économique en Europe, il traine à mettre en place ses projets de réformes. À sa mort brutale en 1825, une révolte de jeunes intellectuels libéraux en décembre (on les appellera les “décembristes”) est durement réprimée par son successeur Nicolas 1er, notamment en Ukraine. Mais le  bouillonnement persiste avec le mouvement de la Narodna Volia (Volonté du peuple) et des écrivains idéalistes comme Pouchkine (censuré pour son opposition au servage) ou l’Ukrainien Chevtchenko qui dénonce la russification de son pays. L’esprit révolutionnaire s’inspire des idées socialistes de l’Ouest. Nicolas 1er réprime en Pologne la révolution de 1848 qui gagne toute l’Europe (le “Printemps des peuples”). Mais en Ukraine la progression russe vers la Mer Noire se heurte aux Turcs qui font appel aux franco-britanniques en Crimée. C’est un échec cuisant et il meurt en 1855, avant la fin du conflit.

Alexandre II qui lui succède a la volonté de transformer la société pour l’adapter au développement économique. Il parvient à imposer aux nobles l’abolition du servage (1861) et il envisage la création d’une assemblée mais la Narodna Volia, qui veut la fin du tsarisme, tue ce projet en même temps que son promoteur assassiné en 1881. Son fils Alexandre III durcit le régime. Sa police politique prévient le terrorisme : en 1887 Alexandre Oulianov, frère de Lénine, est arrêté et pendu alors qu’il préparait un attentat. Parallèlement, il accélère le développement industriel en faisant appel aux capitaux étrangers – les fameux “emprunts russes” – notamment français (Paris en garde la trace avec le pont qui porte son nom).

L’Ukraine est largement concernée par cette période. Elle défend sa langue qui s’est profondément différenciée du russe par les deux siècles d’occupation mongole, et elle a reçu des apports du polonais et des langues des Balkans, et des Juifs d’origine germanique (le fameux yidishland). En 1876, le ministre Petr Valuev prohibe l’Ukrainien en milieu scolaire, affirmant même que “la langue ukrainienne n’existait pas, n’avait jamais existé et ne pourrait pas exister”.

Déjà riche au plan agricole, l’Ukraine participe activement à la révolution industrielle dans la partie est où le charbon du Donbass et le fer de Krivoï-Rog développent une puissante industrie sidérurgique, avec l’arrivée de beaucoup d’ouvriers russes. D’autre part, l’ouverture sur la Mer Noire anime une activité commerciale par ces ports dont on parle aujourd’hui.

Avec l’avènement de Nicolas II (qui sera le dernier tsar) en 1894, la marche vers la Révolution est ouverte. Il tente de poursuivre l’autoritarisme de son père (contrôle des villes, notamment en Ukraine), ce qui n’empêche pas la multiplication des grèves dans les mines du Donbass (1900) et dans plusieurs villes dont Odessa (1901). D’autre part, l’expansion jusqu’au Pacifique provoque une guerre avec le Japon à propos de la Mandchourie et de la Corée, qui aboutit au désastre de la flotte russe à Tsu-Hima (1904). La colère populaire s’accroit et le 22 janvier 1905 une manifestation d’ouvriers à Saint-Pétersbourg, conduite par un prêtre ambigu, Gapone, aboutit à un massacre. Les grèves se multiplient en même temps que la revendication libérale d’une Assemblée, mais aussi la formation des premiers conseils d’ouvriers et de paysans (soviets). En Ukraine c’est l’épisode du cuirassé Potemkine à Odessa, popularisé par le film d’Eisenstein. En 1906, le tsar concède une Douma (Assemblée) au vote masculin et censitaire, aux pouvoirs limités, mais qui permet la représentation de partis socialistes, les socialistes-révolutionnaires liés à la paysannerie et le parti marxiste social-démocrate déjà coupé en deux : les mencheviks qui jouent le jeu parlementaire, les bolcheviks opposés au régime. Certains cependant, compromis dans les mouvements insurrectionnels, s’exilent à l’étranger. D’autres comme en Ukraine Makhno, qui a rançonné des propriétaires et tué un fonctionnaire, sont envoyés au bagne.

La révolution russe, et principalement en Ukraine, la “Makhnovtchina” le chaînon manquant

On sait que la Première Guerre mondiale a conduit à la Révolution russe de 1917. Révolution de Février avec un double pouvoir après la chute de Nicolas II. Une assemblée bourgeoise dirigée par le menchevik Kerensky, un pouvoir des soviets qui s’organisent dans tout le pays, notamment celui de Pétrograd (nouveau nom de Saint-Pétersbourg) qui finit par être dirigé par Trotsky. La guerre fragilise le pouvoir du gouvernement provisoire de Kerensky, ce qui permet la Révolution d’Octobre réalisée par les bolcheviks avec Lénine rentré de l’étranger avec comme mot d’ordre “tout le pouvoir aux Soviets” et “la terre aux paysans”. Ils acceptent l’élection d’une Assemblée constituante, mais les résultats favorables aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires les amènent à la dissoudre (janvier 1918). Deux mois plus tard Trotsky, devenu chef de l’Armée Rouge qui vient de se former, signe avec les Austro-Allemands la paix de Brest-Litovsk.

Les bolcheviks s’efforcent de mettre la main sur les soviets conçus au départ comme des organisations partant de la base en assemblées générales. Si cela réussit plus ou moins dans beaucoup de régions, il n’en va pas de même en Ukraine où la tradition est différente. Dans leur histoire chaotique les paysans avaient pris l’habitude de s’organiser en assemblées villageoises démocratiques (masculines, ne rêvons pas !) qui pratiquent spontanément l’entraide. Ils reproduisent spontanément ce schéma dans les soviets que les bolcheviks ne parviennent pas à contrôler. Avec le retour de Makhno dans son village de Goulaï-Polié, ils fondent une armée révolutionnaire anarchiste. Celle-ci s’oppose à l’Assemblée ukrainienne, la Rada, qui a collaboré avec les Austro-allemands, avec l’hetman (leur chef) Skorpadsky, puis son alter ego Petlioura. Les bolcheviks prennent alors le pouvoir en Ukraine, mais Makhno, en tant qu’anarchiste, refuse d’intégrer l’Armée Rouge. Quand des généraux tsaristes essaient de rétablir le pouvoir impérial, soutenus par les occidentaux, Makhno s’oppose à l’avancée de Denikine, mais Trotsky lui refuse des armes et le calomnie, avant de reprendre lui-même la lutte contre Denikine. Makhno en se repliant aida néanmoins l’Armée Rouge en attaquant Denikine sur ses arrières. Réhabilité un temps comme révolutionnaire, il fut de nouveau traité de bandit après la défaite de Dénikine. Mais l’Armée Rouge, déjà affaiblie par une guerre avec la Pologne, doit faire face à un nouveau danger “blanc” du général Wrangel, armé par les occidentaux. Ils signèrent de nouveau un accord avec Makhno qui permit d’éliminer les troupes de Wrangel. Mais dès la fin de cet épisode les anarchistes furent de nouveau traqués et emprisonnés, dont Voline, auteur par la suite de La Révolution inconnue. Makhno et Voline finirent par se retrouver en France, où ils moururent tous deux de tuberculose.

Le souvenir de Makhno est resté vivace en Ukraine, comme l’avait montré une enquête d’ARTE dans les années 90. Tacticien remarquable, très sollicité comme chef (on l’appelait “le père Makhno”) il déléguait volontiers ses pouvoirs. Il raconte avoir encouragé une jeune fille à prendre la parole à sa place dans une assemblée. Mais il n’était pas un saint. Son camarade Archinoff indique qu’il manquait de savoir théorique ce qui le rendait parfois irrésolu. Plus grave, sous l’emprise de l’alcool, il était capable d’être violent, en particulier avec les femmes.

L’Ukraine soviétique

En 1922, la création de l’URSS donne à l’Ukraine un statut territorial de “République fédérative”. Mais au début des années 30, Staline organise une véritable famine en réquisitionnant de force la production agricole en traitant les paysan·nes de Koulaks (paysans aisés) parce qu’ils/elles résistent à la collectivisation forcée. Il y aura des millions de victimes. Les Ukrainien·nes auront de ce fait une très grande rancœur contre lui. Cette rancœur amène beaucoup d’Ukrainien·nes à accueillir l’armée allemande comme libératrice en 1941. Mais les exactions de celle-ci avec des massacres de masse, les détournent bien vite. Néanmoins après la victoire ils ne seront pas ménagé·es par Staline. Il faudra attendre Khrouchtchev qui leur fera cadeau en 1954 de la Crimée, d’où Staline avait chassé en 1945 les Tatars, qui s’y étaient implantés depuis l’épisode mongol.

Conclusion

Je n’évoquerai que brièvement la période post-soviétique, dont les médias parlent abondamment. De l’éphémère CEI (Communauté des États Indépendants) à l’évolution de l’ex-URSS. Eltsine profite du putsch manqué contre Gorbatchev en 1991 par les derniers staliniens, et en profite aussi pour aider les oligarques (souvent d’anciens communistes) à s’emparer des ressources de la Russie dans un capitalisme sauvage. Et Poutine, ce nostalgique mystique de la grandeur de l’Empire des Tsars et de la puissance soviétique, ajoute à ce tableau sa touche dictatoriale. Niant la réalité de l’identité ukrainienne, sous prétexte de son caractère russophone pour qu’elle retrouve son giron.

L’Ukraine existe donc, et elle n’est pas nazie, malgré les quelques groupes d’extrême droite qui tournent autour des commandos Azov. Mais elle a hérité des tares de l’ancienne URSS, notamment la corruption dont a été soupçonné également Zelensky. De même, dans l’histoire, les Ukrainien·nes n’ont sans doute pas été exempt·es des pogroms à l’égard de leur forte minorité juive (notre camarade Pierre Stambul en parlerait certainement mieux que moi) alors qu’ils/elles ont été aussi accueillant·es envers les personnes pourchassées par le régime tsariste. J’ai préféré évoquer une histoire mal connue. L’hebdomadaire Le 1, dans sa rétrospective de l’histoire de l’Ukraine, a consacré une demi ligne à la guerre civile du début des années 20.

Nous sommes à la fin de l’été. Je ne sais comment tout cela finira. Je voudrais terminer par une note plus gaie, en citant une chansonnette du début des années 60 évoquant l’Ukraine, dont j’ai retenu les trois premiers couplets :

  • Laï, laï, laï, en Ukraine
  • Quand revient la nuit de l’été
  • On accourt du fond des plaines
  • Par tous les chemins, pour aller danser
  • Laï, laï, laï, en Ukraine
  • Catherine a le cœur joyeux
  • Elle porte comme reine
  • Des fleurs en couronne sur ses blonds cheveux
  • Tout le pays bouge
  • Catherine sur le chemin
  • Fait claquer gaiement ses bottes rouges
  • Et voler au vent son jupon de lin.

Mais, je doute fort que les Catherine d’Ukraine aient “le cœur joyeux pour aller danser”.

Paul Dagorn