Née en 1962, je me suis sentie et revendiquée comme féministe depuis mon adolescence, consciente et reconnaissante vis à vis des femmes militantes de la génération précédente qui, en France, a conquis un certain nombre de droits. Je pensais connaître relativement bien cette histoire, mais non ! Le livre de Suzy, “féministe depuis 1974” donne à appréhender de manière complète et originale cinquante ans de mouvements féministes, mêlant des regards de militantes de terrain et d’universitaires.
Cet ouvrage écrit à plusieurs voix nous entraîne à la découverte de cette histoire qui a emprunté plusieurs voies. Le livre est structuré autour de colloques organisés en 2010 et 2018 par le Collectif national pour les droits des femmes, dont Suzy Rojtman est l’actuelle porte-parole.
Découpé en quatre grandes parties chronologiques : la décennie 1970, la tendance lutte des classes de 81 à 95, de 95 à nos jours, et enfin intersectionnalité et féminisme universaliste, lutte de classe et antiraciste. De très nombreuses contributrices font de cet ouvrage une source pour mieux comprendre les mouvements féministes d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
L’acte fondateur du MLF
Le 26 août 1970, un collectif de femmes dépose une gerbe à la femme du soldat inconnu, en soutien aux mobilisations des féministes américaines. Après cette initiative, le collectif va s’organiser : une AG bimensuelle à l’École des Beaux-arts, la parution chez Maspero de Libération des femmes, année zéro. En 1971 le manifeste des 343 salopes, et la création du MLAC avec une lutte acharnée pour le droit à l’IVG et la contraception gratuite débouchant sur la loi Veil en 75.
Quels étaient les grands courants ?
Un courant Psychanalyse et Politique avec Antoinette Fouque influencé alors par le maoïsme.
Il s’agit de “déconstruire une culture phallocentrée […] articuler inconscient et politique pour faire émerger la parole, la créativité, et le désir des femmes placées du côté de la vie et de la paix”.
Un courant radical révolutionnaire se situant dans la mouvance de Simone de Beauvoir : on ne naît pas femme on le devient !
C. Delphy en est l’une des animatrices. La domination masculine fait système, et pour certaines, l’hétérosexualité est une institution permettant seulement d’assurer la reproduction et le travail pour l’entretien des hommes.
Un courant lutte des classes : issu de l’alliance marxiste révolutionnaire, courant trotskiste autogestionnaire issu de 68.
Avec la création du cercle Élisabeth Dimitrief et des premiers comités de quartier, le soutien aux grèves de femmes, l’édition d’un journal Les pétroleuses, la préparation du 8 mars, un énorme travail s’accomplit mais “le mouvement reste atomisé et partagé par des débats sectaires […] un courant animé par Révolution ! développait une conception très ouvriériste, aujourd’hui j’ai le sentiment qu’au lieu de faire converger vers une dynamique d’auto-organisation, ces divergences ont contribué à un éclatement. Était-ce évitable ?” interroge l’auteure.
Comment se structure le MLF ?
Des fondamentaux unifient ces courants : fonctionnement en AG, se voulant anti autoritaire sans cheffe ni hiérarchie, autonome vis à vis des hommes (non mixité) et vis à vis des syndicats et organisations : la lutte des femmes n’est pas un sous-produit de la lutte des classes ! Ensuite cela pourra être plus compliqué, par exemple la CGT était très hostile au MLF. La LCR va, elle intégrer de nombreuses féministes dans ses instances et publier les Cahiers du féminisme.
Comment articuler et lutter contre les différentes oppressions ?
Si le terme intersectionnalité n’était pas déjà utilisé, cette conscience se traduisait au sein des luttes dans les entreprises (Lip : création d’un groupe féministe, qui fut accusé de diviser la classe ouvrière !) ; création entre autres collectifs de Nosotras du Brésil, association des femmes marocaines, algériennes et tunisiennes, de la coordination des femmes noires avec notamment Awa Thiam , qui dès 1977, à l ‘AGECA (un lieu important) faisait le lien entre trois oppressions dont celle du colonialisme, en plus de celle du genre et de la classe. Le MLF cesse de fonctionner autour de 1981 : départs, tensions internes. En 83, la marche pour l’égalité contre le racisme a des répercussions dont la création du Collectif contre le racisme qui reste actif quelques années et publie : Témoignages.
Lesbiennes et féministes ?
En 1971 l’homosexualité était toujours considérée comme un fléau social. En 73, Monique Wittig publie : Le corps lesbien. Les représentations bougent, les lois s’adaptent, les revendications ne portaient pas alors sur le droit au mariage, on refusait le mariage ! Cela est documenté dans Mouvements de presse, luttes féministes et lesbiennes, 2009.
Femmes des années 80 et après…
En 82 des États généraux se tiennent, organisés par la Coordination des groupes féministes. Yvette Roudy intervient et enfin, le remboursement de l’IVG est gagné, mais les lois antisexistes ne seront jamais votées par le PS au pouvoir.
L‘affirmation de la priorité de lutter contre le patriarcat qui vertèbre toute la société s’articule avec la création de la Maison des femmes à Paris, et les questions des solidarités internationales sont posées… En 83, il y a la création du Cercle Clara Zedkin pour le désarmement et la paix, pour la résistance internationale des femmes contre la guerre. Création aussi d’une coordination européenne des femmes, féministe et lutte de classes dont l’objectif était d’obtenir les mêmes droits partout, ceux existants et de nouveaux (non au nivellement par le bas), initiative qui s’est arrêtée. Pourquoi ?
En mai 1985, trois femmes sont violées en public, sans aucune intervention alentour. En lien avec le Planning et Jeunes femmes protestantes, associations d’aide aux femmes battues, un Collectif féministe contre le viol va travailler : mise en lumière et accompagnement juridique, psychologique contre les viols, y compris incestueux, jusqu’ici totalement occultés, élaboration de textes, groupes de parole non mixtes, formations autour du consentement en s’inspirant de ce qui se faisait au Québec depuis longtemps, puis longue préparation de la journée “Contre les violences faites aux femmes” regroupant plus de 100 organisations, avec demande d’une loi cadre qui sera votée en 2010 mais peu et mal appliquée.
Aujourd’hui ?
En 2023, les mouvements féministes restent divers, morcelés avec d’anciennes et de nouvelles lignes de fracture : la question du genre, l’abolitionisme et la prostitution, mais aussi avec de nouveaux points d’appui unifiants comme l’éco-féminisme, notamment. Ce livre permet de mieux comprendre l’histoire du féminisme en France et d’essayer de penser et faire vivre un féminisme qui serait plus efficace pour que le patriarcat, le colonialisme et le capitalisme, tout puissants, baissent enfin la garde.
Emmanuelle Lefèvre
Féministes ! Luttes de femmes, lutte de classes, sous la direction de Suzy Rojtman, Édition Syllepse, Collection Questions féministes, 2022, 300 p., 20e.
À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr