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La zone d’intérêt

Tout est glacial dans ce film inspiré de la biographie du directeur du camp d’Auschwitz.

Notamment les espaces : une grande maison sans caractère, inesthétique, à l’architecture aussi froide que son ameublement et sa décoration, où l’on circule par d’interminables couloirs ou souterrains.

Les êtres ne sont presque exclusivement filmés que de loin et n’ont entre eux que de rares paroles, strictement banales et pratiques. Aucun sentiment ne les anime semble-t-il, pas même lors de brèves retrouvailles du couple (dont l’intimité nocturne semble également absente). L’annonce de la nouvelle affectation de Rudolph directeur du camp d’Auschwitz et promu inspecteur général des camps, et donc d’un changement radical de vie, n’arrache à Hedwig aucune plainte, aucune expression d’amour. Envers et contre tout elle choisit le confort auquel ses efforts ont collaboré pour réaliser le rêve de sa vie.

L’espace mitoyen – envers et condition d’existence de ce décor – est le camp lui-même dont on aperçoit, en fond de la plupart des plans extérieurs, derrière un mur arboré, la haute porte avec son toit pointu, sinistrement et universellement connus et symboliques à présent.

Cette chape de glace liée aux feux infernaux qui à quelques mètres exterminent les victimes par milliers, atteint un poids insoutenable dans de rares allusions au crime dont est complice la famille entière, jusqu’à ses domestiques, se partageant les habits volés aux Juif/ves.

De même le père répond laconiquement à son fils qui lui demande ce qu’il fait, alors qu’il est en train de trier des dents – ce que nous montre le cinéaste – sans que cela semble surprendre l’enfant. Tout paraît parfaitement normal à tou·tes, sauf à la grand-mère venue en visite et qui voyant de la fenêtre de sa chambre les reflets des brasiers funèbres, quitte brusquement les lieux avant l’aube, malade, suffocante, sans un mot d’explication.

L’espace qui fait tampon entre enfer et “paradis” est le jardin minutieusement entretenu avec sa serre tropicale, création de la femme qu’elle n’abandonnerait pour rien au monde, pas même pour son époux. Des gros plans de fleurs qui du coup en paraissent artificielles viennent s’interposer dans l’horreur du déroulement machinal de ces vies fantomatiques.

Il annonce l’espace de la vraie nature et de la liberté qui lui, fait pièce à l’indifférence, à la violence et à la noirceur humaines : ces bords de rivière sur lesquels s’ouvre le film en un pique-nique impressionniste et, plus tard, où les époux confrontés à un tournant de vie possible se retrouvent quelques secondes avec le peu de spontanéité qui leur reste.

Diamétralement opposé à l’enfer du camp par ses aspects riants et bucoliques – un paradis perdu, la vie contre la mort – il annonce au public la fin du cauchemar avec la défaite de l’Allemagne, et l’effondrement de cette fiction édifiée sur le sacrifice monstrueux, froidement planifié, de vies humaines.

Le film est aussi une leçon : nous sommes capables dans certaines circonstances de cette indifférence, de cet égoïsme criminel. Ce que nous avait aussi rappelé Lanzmann avec ses interviewes de témoins dans Shoah.

Gardons donc les yeux ouverts politiquement et humainement, et une sensibilité en éveil ; rejetons les illusions d’une vie réduite aux plaisirs d’un train-train confortable fondé sur le rejet, le mépris et l’oubli de la souffrance et de la mort de tant d’autres.

Marie-Claire Calmus

La zone d’intérêt, Jonathan Glazer (Pologne, Royaume uni, USA), 2023