Dans cet article, je présente le travail réalisé avec des élèves de première sur les inégalités entre les femmes et les hommes en enseignement moral et civique (EMC).
Présentation de la classe et des enjeux
Enseignante de biochimie génie biologique en première sciences et technologie de laboratoire (STL) spécialité biotechnologies, je fais aussi le cours d’EMC pour la deuxième année dans ce niveau, et six ans avant en terminale. Ce cours m’apporte un espace de liberté dans les contenus enseignés et dans la manière de le faire : je ne peux pas être contrôlée dans ma manière de faire et il y a encore quelques années il n’y avait pas de notation. J’enseigne avec une collègue documentaliste du lycée, Dominique et nos échanges nous permettent sans cesse de nous stimuler pour mieux nous adapter aux élèves.
En première STL, le programme d’EMC est sur le lien social. Nous avons centré notre travail avec les élèves sur les inégalités femmes-hommes, au vu de notre expérience de l’année précédente, où nous avions observé que les élèves de cette filière sont à la fois plutôt conscient.es des inégalités de genre mais aussi très démuni·es sur les solutions. Nous avions pu voir que les élèves sont encore très scolaires et se projettent peu dans la société, leur futur travail et leur vie. Ils.elles sont souvent résigné·es à la société telle qu’elle fonctionne actuellement et n’envisagent pas de la changer. Adapter les supports, la manière de traiter les thèmes est donc primordial pour conscientiser les élèves aux inégalités mais aussi à la domination des hommes, au patriarcat et leur… montrer que ces rapports ne sont pas immuables et qu’ils peuvent évoluer.
Premier thème : la masculinité
Nous avons commencé l’année par un arpentage. Cette méthode est empruntée au milieu militant et consiste à découper un livre en autant de parties que le nombre d’élèves présent·es (voir article de janvier 2023 pour ma première expérience d’arpentage en classe). L’idée est de partager la lecture pour la rendre moins longue, chaque élève a environ trois pages à lire et ensuite à restituer au reste de la classe, en expliquant l’idée de sa partie, quelles questions elle pose et ce qu’il/elle en pense. Pour réaliser un arpentage en classe, il est nécessaire de choisir un livre qui a des chapitres ou parties courtes et avec une idée centrale facile à identifier (cela peut se faire par le titre par exemple) et enfin un niveau de langue correspondant au niveau de la classe. Nous avons choisi le livre Les couilles sur la table de Victoire Tuaillon, journaliste et rédactrice en chef de Binge Audio. Le livre regroupe le travail réalisé initialement par podcast, où la journaliste travaille sur la masculinité dans la société : comment elle résulte d’une construction sociale et comment elle aboutit à des “privilèges” masculins, tant sur les standards de construction, d’urbanisme, de position dans la ville que sur le travail et bien sûr sur la domination masculine vis à vis des femmes. Elle montre aussi comment la masculinité crée l’exploitation des femmes, le travail invisible mais aussi la violence des hommes vis à vis des femmes.
Les normes de genre : histoire et conséquences
Nous avons ainsi continué l’année par l’étude des schémas de construction de la masculinité et des stéréotypes régissant notre société par l’étude de deux textes tirés des livres Renversante (chapitre “Depuis la nuit des temps”) et Renversante, Y a encore du boulot (chapitre “La taxe bleue”) de Florence Hinckel (livres chroniqués dans la revue l’année dernière). Ces livres destinés à des préadolescent·es et adolescent·es, sont basés sur l’inversion des normes de genre : les femmes dominent les hommes, depuis la “nuit des temps”. Le premier extrait choisi permettait de travailler sur des notions historiques de domination et des stéréotypes justifiant la domination masculine, alors que le deuxième texte évoquait plutôt les standards de beauté qui contraignent les corps des femmes.
Avec l’appui, d’une vidéo sur La Mécanique sexiste, de Marine Spaak, sur la chaine You tube du centre Hubertine Auclert, les élèves ont pu qualifier des parties pour différencier les passages de péjoration, de domination, de sexisme, de stéréotypes notamment. En confrontant les qualificatifs trouvés, cela nous a permis de reprendre les mécanismes qui conduisent aux violences vis à vis des femmes : de la différenciation vers la péjoration qui “autorise” des comportements masculins contre le mental et le corps des femmes. Les élèves ont aussi montré leur étonnement sur le passage sur la place des femmes au cours de l’histoire, et notamment le fait que les études plus récentes montrent que les femmes n’ont pas toujours été reléguées aux tâches domestiques. Avec l’appui d’une interview de Titiou Lecoq, nous avons pu le montrer aux élèves avec l’exemple du Moyen-âge où les femmes exerçaient une gamme de métiers beaucoup plus large qu’au XIXe siècle. Cela nous a permis aussi d’introduire l’idée d’évolution des droits des femmes, qui n’est pas linéaire et ne va pas toujours vers un gain. Suite à ces séances, les élèves voulaient que nous commencions à travailler sur la charge mentale et les inégalités au travail. Nous avons pourtant intercalé un thème intermédiaire et moins complexe pour commencer à introduire les débats dans notre pédagogie.
La féminisation des noms de rue
Les élèves ont d’abord commencé par bouder ce thème : ils.elles pensaient qu’il y avait des changements plus urgents et importants à faire dans la société. Nous avons commencé par montrer que seules 9,5 % des noms de rue sont féminins à Dijon. Nous avons ensuite pris le temps de mettre en évidence l’influence des noms de rue sur notre vie : ils permettent de se repérer mais ont aussi un rôle mémoriel, de reconnaissance de la personne, de défense de valeurs ; ce qui a permis de faire comprendre l’importance de féminiser les noms de rue ou de promouvoir des valeurs liées à l’égalité entre les femmes et les hommes. Nous avons aussi fait un pas de côté pour montrer l’importance de la volonté politique pour aller vers une égalité femmes-hommes en prenant l’exemple des lois de 2000 pour favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux puis de 2013 pour la parité dans les conseils départementaux et régionaux : ces deux lois ont fait progresser la proportion de femmes dans la vie politique.
Les élèves ont opposé que ce n’était pas simple de féminiser puisque se pose la question de quels noms de rues il faudrait changer (donc enlever un nom masculin ou une valeur) en plus des problèmes matériels (plans de ville, panneaux, GPS, papiers d’identité et adresses des particuliers…).
Nous avons alors travaillé sur l’évolution du nom de quelques rues de Dijon, pour montrer qu’il y avait des rues et places qui avaient souvent changé de noms, du fait de leur importance géographique et des valeurs que les différents pouvoirs en place voulaient promouvoir : l’actuelle place de la Libération (place centrale à Dijon, où il y a la mairie) a été nommée à la sortie de la Seconde guerre mondiale mais lors des royautés était nommée place Royale, après la révolution place d’Armes, puis la place Impériale et pendant le régime de Vichy, la place du Maréchal Pétain. À travers d’autres exemples, nous avons pu montrer que les évènements historiques modifient les noms des rues, tout comme la volonté de reconnaître certains personnages célèbres.
Nous avons ensuite réparti les élèves en groupe de quatre et donné à chaque groupe une fiche avec un nom de femme ou de valeur ; nous avons choisi : Adelphité, 21 avril 1944, Madeleine Brès, Sophie Rude, Jeannette Guyot, Marguerite Boucicaut. Nous avions choisi ces femmes car elles ont été oubliées par l’histoire, ont fait des études ou du commerce au XIXe siècle alors que la société le réprouvait, ont fait des œuvres importantes mais ont été éclipsées par la notoriété de leur mari, ou ont pu devenir médecin car les hommes étaient à la guerre… Elles illustraient ainsi différents processus d’invisibilisation.
Les élèves devaient trouver une rue, une place ou un monument et changer le nom puis expliquer au reste de la classe ce choix. Contrairement à leur apparente indifférence pour le thème, nous avons vu qu’ils.elles se prenaient au jeu et que le choix créait du débat au sein des groupes voire des conflits pour savoir quelle rue allait être débaptisée. Trois groupes ont réalisé des choix intéressants : un a changé la place Darcy par la place de l’Adelphité car elle se trouve au bout de la rue de la Liberté et que cela faisait référence à la devise républicaine liberté, égalité… adelphité ! Un autre groupe a remplacé la place Wilson par la place Madeleine Brès dans l’idée, comme cette place est importante, que cela pousserait les dijonnais·es à se renseigner sur cette femme. Enfin, un groupe a souhaité changer le nom d’une artère partant de la place de la République pour Jeannette Guyot car toutes les rues partant de cette place étaient attribuées à des hommes, et qu’il fallait bien en changer !
Cette première partie d’année a été riche d’expériences et d’échanges pour remettre en question des stéréotypes qu’avaient les élèves et montrer que la société était en constante évolution (positive ou négative !). Nous poursuivons le travail sur la charge mentale et les inégalités au travail en passant par le travail invisible. La plupart des élèves apprécient et sont maintenant enthousiastes de venir travailler et débattre.
Marine Bignon