Le dernier travail de Pierre Bondil qu’il m’ait été donné à lire, c’est la retraduction de Sherlock Holmes de Conan Doyle (1859-1930) dans une nouvelle collection de Gallmeister, Litéra.
Le projet est de retraduire, comme le dit Pierre Bondil dans l’entretien que vous venez de lire, “au total 4 romans et 56 nouvelles”, c’est colossal et surtout (mais après Poe, rien n’effraie Pierre Bondil) vertigineux de s’attaquer à un mythe aussi encombrant que dangereux tant le canon qui le protège est toujours prêt à tirer à boulets rouges si vous écornez les pages du grand escogriffe du 221B Baker street. Les lecteurs, les lectrices et Dieu sait s’ils sont tatillons, si elles sont précieuses, ont en tête une version et les en faire changer n’est pas chose aisée ni sans risque. J’y reviendrai en évoquant les traductions de Bernard Tourville (1909-1980) dans Œuvres complètes chez Laffont (1959), Éric Wittersheim 1 (2005, Omnibus ou Sherlock Holmes Collection ,2021) et, of course, Pierre Bondil (Gallmeister, Litéra, 2023) 2.
Une brique dans le mur de la littérature mondiale
Je voudrais d’abord évoquer le plaisir. Plaisir de lire sur “papier bible” dans une présentation soignée, voire luxueuse, les aventures de la machine à déduire. Litéra, c’est son nom, va décliner ses gammes au plus haut dans ce qu’il est convenu de nommer les classiques de la littérature (Twain, Austen, Tolstoï et, donc, Doyle) dans une facture qu’il faut plus appeler objet que livre. Chaque volume s’insère dans un coffret épuré et coloré qui fait de “chaque œuvre” une brique d’un mur qui devrait monter au firmament “des histoires hautes en couleur de la littérature mondiale”, soigneusement retraduites pas des “spécialistes passionnés” pour des raisons “d’ancienneté, d’interprétation et de qualité” des anciennes traductions et composées en Mrs Eaves sur du papier Primapage ivoire 50-60 g et Salzer Eos naturel 80 g 3. Prochaines briques : Dumas, Stevenson, Scott Fitzgerald et Dostoïevski.
Holmes l’increvable
Sherlock Holmes est un héros (créé en 1887) récurrent qui déclenche plus l’admiration que l’empathie et dont l’immortalité a même empêché son créateur de l’éliminer. Il a bien essayé de le noyer dans les chutes du Reichenbach (Le dernier problème – The Final Problem, 1891) mais le fin limier, de ce mauvais pas, comme écrivaient les “surréalistes” de Fantomas, s’en est tiré pour réapparaître à l’étonnement bon enfant du Dr Watson dans La Maison vide – The Adventure of the Empty House, plus de dix ans plus tard (1903) ; même s’il renaît dès 1901 dans Le Chien des Baskerville – The Hound of the Baskervilles. Plus qu’à la tristesse et à la nostalgie de Conan Doyle, Sherlock Holmes doit sa renaissance au lobby intensif et impétueux des lecteurs et lectrices de Strand Magazine (dirigé par l’éditeur George Newnes).
“C’est par les nouvelles que le personnage de Sherlock Holmes se fera réellement connaître du grand public” (page XXIV de la préface).
Retrouver le couple infernal du candide Watson (narrateur qui tient le rôle du lecteur, étonné) et de l’impétueux détective (héros qui tient le rôle de l’auteur, ironique) est toujours un plaisir. Et si l’image reste sépia, le ripolinage de la nouvelle traduction de Pierre Bondil lui redonne un semblant de jeunesse. Pour cela, j’ai testé trois versions (je n’ai pas la prétention de juger mais celle de ressentir) : la traduction de Bernard Tourville (BT) dans Les Œuvres complètes de Sherlock Holmes (Laffont, 1979), celle d’Éric Wittersheim (EW) pour Omnibus (2005), Les Aventures de Sherlock Holmes (édition intégrale bilingue) et celle de Pierre Bondil (PB) pour Litéra chez Gallmeister, Sherlock Holmes I (2023). Le temps, la langue, le talent me manquant, je me suis contenté de (re)lire (pour cet article) triplement Un scandale en Bohème et de vous livrer mes impressions de lecteur.
Un scandale en Bohème en triple vision
Un scandale en Bohème – A Scandal in Bohemia (juillet 1891, 1892 dans Les Aventures de Sherlock Holmes – The Adventures of Sherlock Holmes) est la première des 56 nouvelles mettant en scène Sherlock Holmes après Une étude en rouge – A Study in Scarlet, 1887 et Le Signe des quatre – The Sign of the Four, 1890.
Souhaitant revoir son ami Sherlock Holmes, le Dr Watson se rend au 221B Baker Street et y trouve un Holmes excité à l’idée de recevoir un inconnu lui ayant envoyé une lettre “sur une question de la plus haute importance” 4. Cette question (p.399, PB) est un problème chez EW et une affaire chez BT. On sait par avance qu’Holmes va être confondu par une femme dès l’incipit 5 : “Pour Sherlock Holmes, elle est LA femme” (BT, page 295). Pour EW, “elle sera toujours la femme”. Le “la” perd ses majuscules, mais gagne des italiques (comme dans la version originale). Pour PB, “elle est toujours la femme” mais le verbe perd son futur et retrouve le présent.
Ce ne sont, vous l’aurez compris, que quelques “détails” (mais tout est affaire de détails), presqu’annexes mais qui témoignent d’une époque où en 1959, on adapte pour une meilleure lisibilité, en 2005, on respecte et en 2023 on précise en recontextualisant. Car le travail de Pierre Bondil est aussi pédagogique que respectueux ; il indique dans des notes de bas de page, précise ce qu’il est bon de savoir quand on lit ce qu’écrivait Conan Doyle à la fin du XIXe siècle et va jusqu’à traduire les dédicaces et exergues : Les Aventures de Sherlock Holmes sont dédiées “À mon ancien professeur Jospeh Bell 6, D, &c. 2 Melville Crescent Édinbourg” (p.391).
Ainsi, préfère-t-il respecter et contextualiser au lieu d’adapter et pour aider à la lecture, il précise en bas de page. L’accueil de Holmes 7 envers le Dr Watson n’est pas “expansif” mais il offre un cigare et lui indique qu’il peut utiliser “un tantalus et un gazogène” (p.396, PB). Kezaco ? BT trouve aussi Holmes discret : “il ne me prodigua pas d’effusion” mais “toutefois” lui offre un cigare et lui “désigna une cave à liqueurs et une bouteille d’eau gazeuse” (p.297). Chez EW, l’attitude de Holmes n’est “pas très chaleureuse” mais avec le cigare lui “désigna la cave à spiritueux et une bouteille d’eau de Seltz” (p.391). Si on comprend mieux avec les traductions de BT et EW, on est plus avisé avec la note de bas de page de PB : “Tantalus ou tantale, généralement deux ou trois carafes contenant de l’alcool, masquées ou non par du verre ou du bois, avec des verres, le tout équipé d’un système de verrouillage interdisant aux domestiques de se servir. Le gazogène dont il s’agit ici sert à gazeifier les boissons”. Je crois que le travail de PB donne ce plus qui nous permet d’être au 221B Baker Street aux côtés de Holmes et Watson ; on entend les bouteilles tinter et le gaz bouillonner.
On peut aussi évidemment glisser sur ces choix et, après avoir terminé Un scandale en Bohème attaquer la nouvelle suivante : La Ligue des rouquins (BT et EW) nommée La Ligue des roux par PB (et placée d’ailleurs après Énigme identitaire et non pas avant comme chez BT et EW)… Les détails ont la peau dure. Et surtout la lecture entraînant la lecture, le travail de Pierre Bondil a surtout une conséquence roborative : on a envie de relire l’œuvre complète. Je serai au rendez-vous du tome II.
Je pense que ce travail aura l’heur de plaire aux farouches spécialistes et défenseur·es du canon holmésien 8 et guidera les lecteurs et lectrices vers un Conan Doyle plus visible ou au moins plus vrai car mieux compris par le talent d’un homme, d’un soutier, qui s’est mis “les mains dans le cambouis jusqu’aux coudes” (9) pour nous permettre de voyager dans ce Londres interlope, capitale d’un Empire qui ne sait pas encore qu’il périclite et d’une société qui sait déjà qu’elle développe les inégalités engoncée dans ses certitudes que l’auteur assène comme on repasse à l’amidon un col de chemise.
“Car les enquêtes sont toujours l’occasion d’entrapercevoir, derrière le modèle policé de la société victorienne, un univers beaucoup plus trouble, fait de haines familiales, de manipulations et de pulsions” (préface, page XXX).
Car oui, Conan Doyle est un homme de la fin du XIXe (et du début du XXe) et ses positions (“Conan Doyle était ni plus ni moins raciste que ses contemporains, certaines de ses formulations peuvent choquer beaucoup de gens aujourd’hui” 9) ne l’empêchent pas de livrer, avec cette œuvre “policière” un état des lieux de l’Europe et plus particulièrement de l’Empire britannique et de bouleverser la littérature du genre avant que les Pulps ne la dynamitent.
François Braud
- Le Monde, Sherlock Holmes, version originelle. ↩︎
- Je ne possède pas celles de Catherine Richard (Le Masque)… ↩︎
- Tous les détails techniques de fabrication sont en ligne. ↩︎
- “…upon a matter of the very deepest moment” (édition intégrale bilingue d’Omnibus, page 394). Toutes les références du “texte original” sont précisées dans Note sur la présente édition ↩︎
- “To Sherlock Holmes she is always the woman” (édition intégrale bilingue d’Omnibus, page 388) – le “the” étant là aussi en italique. ↩︎
- qui a servi comme modèle et a nourri le personnage de Sherlock Holmes (préface, page XVII). ↩︎
- “His manner was not effusive”, “…and indicated a spirit case and a gasogen…” (p.390, Omnibus, opus cité). ↩︎
- ce sont des gens sérieux, la preuve… ↩︎
- cf. entretien avec Pierre Bondil (lire ci-dessus page 28). ↩︎