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Retour en France ou la prédemande de demande

Après plus de 50 années passées en Allemagne, après une chronique régulière intitulée “Vu d’Allemagne”, me voici revenue en France.

J’ai mis environ deux ans à, peu à peu, prendre des distances vis-à-vis de mes différentes activités, à “lâcher” : soutien scolaire pour enfants d’immigrés, jardin international, conseil des étrangers, accompagnement des demandeur·euses d’asile, lutte contre le racisme et l’extrême droite ; j’ai commencé par réduire mon périmètre d’activité, ne prenant plus aucune responsabilité qui dépassait le cadre local. J’ai préparé mon départ en cessant de me sentir responsable du bon fonctionnement de diverses associations, en faisant confiance à d’autres.

Maintenant, je ne suis plus “non-résidente” mais résidente en France. Je demande mon inscription sur les listes électorales de Domène, code postal : 38420. Là où je réside désormais. Je pensais que cette démarche allait être très rapide. Je vais à la mairie, il y a bien des employées physiquement présentes, mais on me prie de revenir, il n’y aurait pas de rendez-vous disponible… J’y retourne, on me donne un rendez-vous pour le 16 avril, mais il faut qu’il soit confirmé. J’ai appris dernièrement que le rendez-vous avait été accepté. Je suis presque rassurée, la date limite d’inscription sur les listes électorales est le 1er mai.

Prédemande de demande

Autre aventure bureaucratique : mon passeport délivré en 2013 dans le département de la Moselle arrivant à expiration en septembre 2023, je me rends dès septembre à la mairie de Saint-Avold, en Moselle, pendant les heures d’ouverture. Il n’y a pas moins de quatre employées présentes.

On me demande si j’ai fait sur Internet une prédemande de demande. Je déclare ignorer de quoi il s’agit et voudrais seulement qu’on me donne les formulaires à remplir et la liste des documents à fournir. On me dit que ce n’est pas possible, qu’il faut faire la prédemande de demande sur Internet.

Je consulte mes amis, ma famille, personne n’y arrive. Finalement, mon amie et ex-collègue du lycée se rend à la mairie et obtient un rendez-vous pour moi, mais il n’y aurait pas de rendez-vous avant deux mois. J’accepte. Je me rends deux mois plus tard à la mairie de Saint-Avold, où j’ai encore un domicile. Je n’ai pas encore eu le temps de m’asseoir que la préposée me demande : “Vous avez la prédemande de demande ?”. Je l’ai, mais il manque un document qui justifie que j’aie coché la case “Veuve”. On me demande où mon mari est décédé, là je vois que ça ne va pas être facile. “En Allemagne ? Alors le certificat de décès est en allemand, il nous faut des pièces en français”.

Nouvelle prédemande de demande, retour à la mairie, je présente le certificat de décès avec traduction certifiée conforme…. On me dit qu’il faut un certificat de décès de moins de trois mois.

Retour à la case départ, quand un document manque, tout est annulé, il ne reste rien du dossier dans l’ordinateur. En Allemagne, je raconte cette histoire à des amis. Ils attrapent le fou-rire.

À la mairie de Lich, deux personnes me disent que c’est probablement le tampon de la mairie qui doit avoir moins de trois mois, pas le décès. Pas de fou-rire.

Des mois se sont écoulés, je me rends à nouveau dans l’Est et dépose mon dossier, je fais une demande de passeport et une demande de carte d’identité. On prend mes empreintes digitales, quatre doigts de chaque main, sauf le pouce.

Nouveau rendez-vous à la mairie : on me dit que pour le passeport, le dossier est bon, mais pour la carte d’identité, la signature a été refusée, je ne peux plus déposer aucune demande, j’ai été “bloquée”.

Une dame suggère que la signature a été mal scannée, une autre affirme qu’il fallait que je signe avec mon nom de jeune fille.

Je n’ai toujours pas de passeport, car il faut que j’aille le chercher moi-même à Saint-Avold, il faudra qu’on prenne à nouveau mes empreintes (quatre doigts de chaque main, pouce excepté).

Entre temps, je réside à Domène, dans l’Isère, et en profite pour refaire une demande de carte d’identité. Deux mois pour avoir un premier rendez-vous.

Kafka ou Courteline

L’aventure n’est pas terminée : à Domène, je vais à la Banque Populaire Rhône-Alpes, on me dit qu’il faut que j’ouvre un nouveau compte, le compte de la Banque Populaire Alsace-Lorraine ne peut pas être transféré tel quel. Très bien, je fais une demande de rendez-vous. Une semaine plus tard, je suis à nouveau dans le bureau, mon passeport périmé depuis septembre 2023 est refusé par la machine.

La jeune femme tout à fait aimable qui s’occupe de moi téléphone à son chef et me demande si j’ai un permis de conduire. C’est avec mon permis de conduire, photo à l’appui, datant de 1961, que j’ai ouvert un compte.

L’aventure franco-allemande avait, en fait, commencé bien avant, lorsqu’il s’est agi de louer un appartement à Domène. Les agences immobilières ont toutes refusé de prendre en compte mes revenus allemands, je ne pouvais présenter comme ressources que ma retraite de l’Éducation nationale et pas la retraite de veuve que m’accorde le Land de Hesse. “On ne prend pas en compte les revenus étrangers !” Comme si j’avais eu de mystérieux revenus dans une île lointaine.

Même chose à la banque. On me demande quelles sont mes ressources, les revenus allemands sont laissés de côté. “Ce sera plus simple” !

Tout ceci serait anecdotique, je ne risque pas la reconduite à frontière, mais imaginons ce type de fonctionnement à l’échelle d’un pays tout entier. Dans les mairies, les dossiers sont scannés et envoyés à la préfecture. Si une pièce a été mal scannée, tout est refusé. Les passeports et cartes d’identité sont fabriqués ailleurs, de façon centralisée. C’est comme sur les autoroutes, il peut y avoir des ralentissements, voire même des blocages. Une personne peut rester des mois sans papiers. Ma signature a été acceptée et refusée le même jour par la même administration. La “dématérialisation” des démarches a des conséquences dramatiques pour les étranger·es qui veulent prolonger leur permis de séjour ou l’obtenir. La prédemande de demande sévit partout et doit être effectuée longtemps à l’avance. Combien de temps à l’avance, nul ne le sait.

En Allemagne, la “dématérialisation” s’effectue moins brutalement. On appelle ça “Digitalisierung”.

Cependant, on constate que les administrations gardent portes closes depuis le Corona virus. Le rêve de tout appareil bureaucratique, que ce soit en France ou en Allemagne, est de ne surtout pas être dérangé. On aurait, paraît-il, jamais bu autant de café dans les bureaux. 

La prédemande de demande, qu’on pourrait aussi appeler le rendez-vous pour prendre un rendez-vous, est-ce digne de l’univers de Kafka, ou bien plutôt de celui de Courteline ?

Françoise Hoenle