Fin mars, un “document de travail” ministériel “fuitait”, concernant le recrutement et la formation initiale des enseignant·es, CPA et PsyEN. De fait, il propose déjà un projet assez précis de transformation des concours et des métiers. Il n’y a pas à perdre de temps : au lieu de réclamer des “concertations”, il est indispensable d’en demander le retrait et mobiliser les personnels.
De fait, le projet ministériel, qui se trouve maintenant facilement sur Internet, affiche une ambition pompeuse : il est question de rien de moins que d’“écoles normales du XXIe siècle”. Dans ce domaine comme dans d’autres, voici un intitulé qui joue sur une espèce de nostalgie de l’école “républicaine” du début du XXe siècle. Il est de fait que les “écoles normales” ont joué un rôle important dans l’école publique, et pu constituer un progrès social notamment pour les jeunes enseignant·es issu·es de la classe ouvrière et paysanne. Bien entendu, ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans le projet du gouvernement.
Soumettre les personnels…
De fait, un grand nombre de contre-réformes dirigées contre l’école publique ont fait l’objet d’une résistance des personnels. Depuis la contre-réforme du bac de Blanquer qui se heurta à un profond mouvement auto-organisé… jusqu’au succès du mot d’ordre “Nous ne trierons pas nos élèves” opposé à la mise en place du “choc des savoirs” en collège, le constat est le même : de larges secteurs des personnels s’opposent à ces politiques réactionnaires.
Cela a même pu limiter dans certains cas, voire entraver en partie la mise en œuvre des contre-réformes, mais sans les abattre. Ainsi le “Pacte enseignant” n’a pas recueilli le succès escompté. Le SNU (Service national universel) ne suscite pas d’engouement, et même rencontre des réactions d’opposition. D’ailleurs son idée même vient du constat du peu d’entrain des enseignant·es à assurer la propagande militariste sous couvert d’“éducation à la défense”… et on pourrait multiplier les constats similaires.
Sauf que le gouvernement ne veut plus de cette résistance. On peut détruire le bac national, supprimer des milliers de postes, porter atteinte aux libertés pédagogiques… il reste que fondamentalement les personnels ont encore des droits statutaires et une liberté de pensée qui permettent une résistance. Comment forcer des gens à appliquer des consignes autoritaires (dans certaines écoles primaires, on donne parfois des consignes à coups de vade-mecum pour dire aux enseignant·es que tel exercice doit être fait en X minutes précises) ? Comment éviter des phénomènes de désobéissance parfois massifs ?
On peut bien entendu les précariser et renforcer l’arbitraire hiérarchique : c’est le rôle que joue le projet de loi Guérini pour toute la Fonction publique. Le “mérite” qu’il met en avant, c’est plus concrètement l’individualisation des rémunérations, la casse des garanties collectives en opposant les “compétences” (appréciées par le supérieur hiérarchique) aux diplômes 1, la fin de la Fonction publique de carrière au profit de la Fonction publique d’emploi… autrement dit, les personnels “méritant·es” ce sont les personnels soumis.es à la hiérarchie.
… en les formatant
Et pour cela, dans l’éducation il faut modifier fondamentalement le recrutement et la formation initiale des personnels. On notera d’ailleurs que cette question a toujours été considérée comme un enjeu fondamental de politique éducative (y compris les fameuses “écoles normales”) depuis toujours. Les oppositions entre appareils syndicaux du SNES et du SNI-PEGC (avant même que le SNES soit dirigé par la tendance Unité & Action) se sont cristallisées en grande partie sur cette question. Car pour répondre à la question : quel système éducatif ? Il faut répondre à la question : avec quels personnels ?
Les grandes lignes du projet ministériel sont assez simples, même s’il y a de nombreuses incertitudes “techniques”. Le concours de recrutement serait placé en bac+3, suivi de deux années de “formation” avec de la “mise en responsabilité” (du temps d’enseignement) croissante. Le principal problème n’est pas celui du niveau de recrutement, il est plus vaste : quel recrutement et quelle formation ?
De toute évidence, le contenu est donné : une place importante – et croissante – donnée aux “valeurs de la République” : dans le premier degré, la “Licence préparatoire au professorat des Écoles” leur fait la part belle, elles sont insérées dans un ensemble “didactique et pédagogie” dès bac+1 (de 20 % à 40 % de la formation), qui se poursuit après l’obtention du concours. On sait tout ce que cela signifie. Dans le second degré, elles sont intégrées à des “modules spécifiques” définis comme “adossés à une licence disciplinaire”, et représentant une partie importante de la formation. Le but de tout cela ? Le rapport Obin sur la formation des personnels aux “valeurs de la République” 2, l’a déjà énoncé clairement : enrégimenter les personnels au service d’une politique de plus en plus nationaliste et xénophobe contre les jeunes.
Et comme le temps n’est pas extensible, cela signifie une diminution des études disciplinaires, parfois considérable. Autrement dit, une formation au rabais concernant les contenus d’enseignement. Autrement dit aussi, une subordination idéologique revendiquée à la hiérarchie : les enseignant·es comme simple exécutant·es dociles des politiques gouvernementales. Exécutant·es dociles, avec les outils qui vont avec : manuels “labellisés” (autrement dit obligatoires), formations hors temps de travail pour appliquer les dernières consignes ministérielles… il n’est pas innocent d’ailleurs que la formation initiale des nouveaux/nouvelles recruté·es soit annoncée comme étroitement cadrée par le niveau central, les formateurs et formatrices devant ici aussi faire preuve du plus de docilité possible.
Une autre particularité remarquable : la page 9 du document ministériel évoque en passant la notion de “professeurs de collège”. Qu’est-ce à dire ? Les “professeurs de collège” cela n’existe pas : il y a des certifié·es et des agrégé·es (ce qui n’épuise pas la discussion sur cette division catégorielle). La notion de “professeur de collège” renvoie à une professionnalité spécifique, à un métier spécifique… et finalement à un statut et à un recrutement spécifique. Quelle spécificité ? Si on additionne plusieurs pièces du puzzle, on commence à l’entrevoir. Il y aurait donc des professeur·es de collège, mais dans le même sac que les professeur·es de lycée professionnel “sections bivalentes”. Si on ajoute à cela la volonté de faire venir en nombre des professeur·es d’école en collège pour le français et les mathématiques 34, et si on se rappelle que le “choc des savoirs” vise aussi… à mettre en place des filières (nommées “groupes de niveaux”) par le biais du français et des mathématiques, on voit poindre un projet gouvernemental ancien : l’“école du socle”, voire la mise en place de la bivalence ou de la polyvalence disciplinaire en collège.
Une riposte syndicale à la hauteur
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est mal partie. Elle a tendance à se focaliser sur la question du niveau de recrutement. On ne sera pas surpris·es de constater que c’est le cas des syndicats nationaux de la FSU (SNES et SNUipp surtout), qui se divisent sur le recrutement à bac+3 ou bac+5 suivant des logiques catégorielles. On sera davantage surpris·es par les positions d’une fédération comme SUD éducation, qui approuve quasiment le projet gouvernemental 5, et écrit : “Une partie des revendications de SUD éducation ont été reprises par le ministère” ! Comme quoi, les processus de prise de contrôle par une organisation politique d’extrême gauche – même déguisée en partisane de la Charte d’Amiens et de l’indépendance syndicale – produisent des effets néfastes quand on met en place un fonctionnement verticaliste, ici comme ailleurs.
Cette discussion est légitime en soi, d’ailleurs Émancipation ne se prive pas de défendre ses propres positions à ce sujet dans les congrès syndicaux, et effectivement nous sommes pour un pré-recrutement après le bac, puis un recrutement à bac+3 suivi de deux années de formation 6.
Sauf qu’en l’occurrence, la discussion est plus globale : quel recrutement pour quelle formation et quel·les enseignant·es… pour quelle école ? C’est dans ce cadre qu’il faut analyser le projet gouvernemental… pour mieux le combattre.
Et sous cet angle, il est frappant que les directions syndicales restent très attentistes. Les syndicats de l’enseignement supérieur organisent certes une “journée morte” dans les INSPE, mais ils ne peuvent rester seuls à lutter ! Et pour lutter, il faut un minimum de clarté, c’est-à-dire revendiquer le retrait du projet gouvernemental. De ce point de vue, comment analyser la position de la direction de la FSU lors de son dernier Conseil national : face à une motion demandant le retrait du projet, elle répond qu’elle partage le fond de l’analyse de la dite motion… mais qu’on ne peut pas refuser d’emblée le projet du gouvernement !
Il est donc nécessaire que partout dans les écoles et établissements les personnels puissent débattre de cette question, et que les organisations syndicales se donnent les moyens de le faire, car maintenant il est temps d’engager la lutte !
Quentin Dauphiné
- Diplômes qui eux-mêmes, renvoient à des concours spécifiques : la notion de concours elle-même pourrait être mise en cause, à terme. ↩︎
- Voir la revue n°5 de janvier 2024, https://www.emancipation.fr/la-revue/janvier-2024/les-personnels-et-la-laicite-formation-nest-pas-embrigadement/et dans ce numéro l’article de Laure Jinquot https://www.emancipation.fr/?page_id=8489 ↩︎
- Par le biais de la procédure de détachement et sur la base du volontariat… pour l’instant. ↩︎
- La discussion ne porte pas ici sur les capacités d’enseignement des professeur·es d’école, mais sur la volonté ministérielle de mettre en place une polyvalence imposée. ↩︎
- Article “Réforme de la formation initiale : SUD éducation fait le point !”, sur le site de SUD éducation. ↩︎
- Voir par exemple “Congrès de la FSU, quatrième jour (03/02) : thème 1, éducation”, sur le site www.emancipation.fr https://www.emancipation.fr/2022/02/03/congres-de-la-fsu-quatrieme-jour-03-02-theme-1-education ↩︎