Georges Charpak, prix Nobel de physique : “Nous sommes arrivés à la conclusion que tout ce qui concerne la sécurité ne peut pas être laissé aux seuls responsables politiques ou aux ingénieurs assurant la surveillance”.
Un documentaire de Cécile Delarue, La pile, mon village nucléaire, produit par Apple TV et disponible sur France TV, revient sur deux événements méconnus du grand public (c’est à dire vous et moi). Il s’agit d’accidents nucléaires qui ont eu lieu dans le Loir-et-Cher, dans les années 1969 et 1980.
Les deux accidents survenus à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux sont les événements nucléaires les plus importants jamais recensés en France. Ils se sont produits sur des réacteurs de la filière uranium naturel graphite gaz, une technologie abandonnée depuis, les centrales étant désormais, difficilement, en cours de démantèlement.
Un article du Point “Le jour où la France a frôlé le pire” , en 2011, assez bien documenté, fait émerger le sujet, relevant que “quarante-deux ans plus tard, l’événement reste quasi inconnu du grand public”.
Ce que l’on pourrait continuer à dire en 2024…
Les accidents qui se sont produits en 1969 et 1980 sur les réacteurs n°1 et 2 ont vu “des combustibles fusionner”, pour le dire plus crûment c’est à dire que les cœurs ont commencé à fusionner, comme à Three Mile Island , l’un des accidents les plus graves survenu aux États-Unis en 1979, qui a conduit à l’abandon (temporaire) de la construction de nouvelles centrales. [un film prémonitoire, Le syndrome chinois qui décrivait un accident de ce type, était sorti une dizaine de jours avant et eut un écho considérable dans l’opinion publique américaine et alimenta le mouvement antinucléaire].
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl, plusieurs dizaines d’années plus tard est l’illustration de ce qui se produit dans ce cas : les cœurs ayant fondu et les réacteurs ayant cessé d’être correctement refroidis une pollution, hautement radioactive due à plusieurs explosions, s’est répandue d’abord aux alentours, en Ukraine, puis à travers l’Europe.
L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) classera l’événement français au niveau 4 de l’échelle INES. Ce niveau correspond à un accident entraînant des rejets mineurs dans l’environnement. Three Mile Island en 1979 a été classé au niveau 5 (accident avec rejets limités) faute d’études sur les retombées, Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011 au niveau 7 (accident avec effets considérables sur la santé et l’environnement), Fukushima dont on continue à subir les terribles conséquences.
Aucune étude complète en ce qui concerne la centrale de Saint Laurent des eaux, n’a, semble-t-il, été réalisée, pas plus qu’un rapport détaillé complet publié.
Même manquement en ce qui concerne les salarié·es d’EDF ainsi que ceux et celles des sous-traitants (le recours à des sous-traitants est, depuis, devenu la règle pour ce type d’opérations) ce sont donc plus de 500 personnes intervenues pour nettoyer et remettre en état de marche le réacteur, qui ont été touchées sans que l’on sache la gravité et les conséquences de leur exposition aux radiations.
Les soi-disant “gendarmes du nucléaire”
Il est tout à fait intéressant de savoir que les soi-disant “gendarmes du nucléaire” [ASN & IRSN] comme aiment à les nommer les médias mainstream, n’ont fait état de ces accidents qu’en 2015, et encore parce que le journal Le Point publie (2011) un article suivi d’un reportage sur Canal+ quelques années plus tard (en 2015), ce qui en dit long sur le sérieux du rôle de surveillance et d’information du public, cad de notre sécurité et de notre information…
Peu d’informations publiques sont disponibles sur ces accidents, voire aucune pour celui de 1969.
Cette année-là, seul un article du journal Le Monde fait état d’un “incident” présenté comme mineur et sans conséquence.
Il faudra attendre 1980 pour que l’on trouve dans la revue Sites et monuments : bulletin de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique générale de la France un encart qui révèle que le réacteur 2 de la centrale de Saint Laurent-des-Eaux a connu un “incident sérieux”…
L’IRSN, déclare lui-même qu’il “ne dispose pas d’éléments détaillés sur la production d’effluents et les rejets radioactifs associés aux opérations de remise en état du réacteur… [mais] que les travaux ont duré jusqu’en 1982 et que l’installation a redémarré en octobre 1983” 1.
Pourtant il est fort probable que des rejets radioactifs ont été disséminés dans les environs, et qu’il y a eu des rejets d’eaux contaminées dans la Loire.
La CRIIRAD dans un communiqué du 25 mars 2016 demande un bilan de l’exposition des riverain·es et des travailleur·euses pour les accidents qui se sont produits en 1969 et 1980. En effet aussi bien le rapport de l’IRSN de 2015 qu’une note antérieure du CEA (1981) s’ils font bien état “d’une augmentation des rejets radioactifs plus de 30 fois supérieurs à ceux des années précédentes [pour le CEA] et de pics de concentration de plutonium pour les années 1969 et 1980” à la suite de prélèvements de carottes de sédiments sur les berges de la Loire – pour l’IRSN – ne renseignent pas sur les doses subies à l’époque par les populations riveraines, ni sur le taux de rejet dans le fleuve.
Contamination en plutonium
La contamination en plutonium des sédiments de la Loire en aval de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux est connue depuis longtemps.
Elle a été révélée dans les années 80 par des études universitaires, dont celle de Alain J. Thomas de l’Université Pierre-et-Marie-Curie de Paris , reprise par Aurélien Portelli, et Michaël Mangeon , dans un article pour The Conversation [média généraliste en ligne qui fédère les établissements d’enseignement supérieur et de recherche francophones].
Ainsi que par J.M. Martinet (Institut de Biogéochimie Marine, École Normale Supérieure, Paris) durant un colloque organisé par le Conseil Général du Tarn-et-Garonne à Montauban du 21 au 23 janvier 1988 (10) dont les Actes ont été publiés en 1989 : Nucléaire santé, sécurité : actes du colloque : Montauban, 21-22-23 janvier 1988 .
Mécanismes d’oubli à l’œuvre : Il existe une analyse de fond autour des mécanismes d’oubli à l’œuvre dans la société, plus particulièrement en ce qui concerne les centrales : “Les accidents nucléaires de 1969 et 1980 à Saint-Laurent-des-Eaux : Quand la transition engendre l’oubli”, accompagnée d’une documentation très intéressante sur le site : https://www.researchgate.net/publication/358479884_Les_accidents_nucleaires_de_1969_et_1980_a_Saint-Laurent-des-Eaux_Quand_la_transition_engendre_l’oubli
Pour en revenir à la fusion
Pour en revenir à notre point de départ, la fusion de IRSN et de l’ASN, ainsi qu’au documentaire La pile, mon village nucléaire, cette fusion dont le but évident est de limiter encore plus les “contrôles” et la circulation de l’information, notamment ceux de l’IRNS, on voit bien qu’ils n’ont été véritablement mis en place qu’à partir de 2015 sous la pression des médias et de l’opinion publique. Alors qu’il est question de relancer le développement des centrales nucléaires, technologie qui n’est toujours pas maîtrisée (pour preuve l’annonce du raccordement au réseau d’un réacteur de la centrale de Flamanville avec 12 ans de retard et un dépassement colossal du budget de l’ordre d’un dizaine de milliards soit quatre fois le budget prévu)…
Contrôles de l’IRSN et circulation de l’information pourtant bien limités, face aux puissants acteurs du nucléaire CEA, EDF, lobby, etc., comme le reconnaît lui-même l’IRSN, dans les conclusions en 2015 d’un rapport au sujet des rejets dans la Loire : “Les concentrations en 238Pu et 239, 240Pu et les rapports d’activité 238Pu/239, 240Pu mesurés dans l’archive sédimentaire collectée le 21 juillet 2015 à Montjean-sur-Loire attestent de rejets d’origine industrielle dans la Loire, qui pourraient avoir pour origine les accidents survenus en 1969 et 1980 sur les unités SLA1 et SLA2 du CNPE de Saint-Laurent-des-Eaux” [ Saint-Laurent A1 (SLA1) et Saint-Laurent A2 (SLA2) ; puissances nominales respectives étaient de 390 et de 450 MWe].
Conclusions corroborées par le Groupement de Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire en 2020 : “Jusqu’à fin 1980, EDF a rejeté allègrement du plutonium dans la Loire mais rien ne l’interdisait. De 1981 à juin 1985, les rejets liquides auraient dû être exempts d’émetteurs alpha. L’autorité de sûreté de l’époque n’a pas réussi à contraindre EDF à respecter la réglementation avant juin 1985” – Réglementation d’ailleurs modifiée à plusieurs reprises, par l’élévation des taux admissibles de rejet…
L’ASN a publié en décembre 2023, sans doute de manière préventive alors qu’il était déjà question de fusion avec l’IRSN, un premier numéro des Cahiers Histoire de l’ASN consacré au thème des “accidents nucléaires”, le présentant comme “un éclairage sur la sûreté nucléaire et la radioprotection par les acteurs d’hier et d’aujourd’hui. L’intention est de compléter le récit des faits, tels que l’histoire les retient, avec les témoignages des acteurs de l’époque”.
Adoptant un positionnement salutaire bien que tardif, ASN rappelle (et elle est la seule en 2024) que “[…] dans une société qui se veut sans risque, il est nécessaire de rappeler que le risque zéro n’existe pas et le nucléaire n’échappe pas à cette règle universelle”. Ce faisant, l’ASN essaie de légitimer son existence en faisant un travail historique “sur les accidents du passé, […] en explorer les causes profondes et en tirer les enseignements qui permettront d’anticiper le potentiel accident, de le gérer au mieux, ainsi que la phase post-accidentelle”.
Quant au documentaire de Cécile Delarue
Il met au jour le problème de la répercussion du fonctionnement des centrales sur la santé des riverains et des travailleurs du nucléaire.
Peu d’études documentées existent en ce qui concerne la santé des riverains et encore moins celle des travailleurs, d’autant plus qu’à partir des années 1980, EDF – gestionnaire des centrales – va faire appel à des sous-traitants pour effectuer les travaux de maintenance les plus dangereux, faisant échapper cette problématique aux syndicats et aux CHS.
Il s’agit d’une tendance générale que l’on retrouve dans toute l’Europe, notamment en Allemagne, dont fait état un livre Tête de turc de l’écrivain et journaliste allemand Günter Wallraff en 1985.
Cet ouvrage, rapporte l’enquête de l’auteur, qui pourrait avoir lieu en 2024, auteur qui s’est fait passer pendant deux ans pour un travailleur immigré turc sans carte de travail acceptant n’importe quel travail : ouvrier non-qualifié pour le bâtiment ou en aciérie… autant que pour l’intervention d’urgence dans les zones dangereuses d’une centrale nucléaire.
Ce recours à la sous-traitance et aux travailleurs sans papier est toujours largement utilisé, en 2024, en témoigne les différentes enquêtes de l’inspection du travail ou des médias sur les chantiers des J.O, permettant aux grands du BTP des super profits en utilisant des travailleurs sans papier . Il existe aussi sur des chantiers plus petits comme l’illustre l’article paru dans Politis “Mort au travail” relatant un accident sur le chantier d’un hypermarché Leclerc ayant conduit à la mort d’un travailleur, victime d’un “défaut de sécurité”. L’entreprise l’employant étant une sous-traitance d’une sous-traitance d’une sous-traitance…
Bernard Foulon
La lecture de l’article en ligne permet un accès facile aux éléments surlignés. En effet cet article à nécessité l’utilisation d’un certain nombre d’éléments issus de nombreux sites, ce qui explique la présence d’un nombre important de liens. Il n’y a pas pour 1969 de document synthétique, même orienté et/ou incomplet, auquel renvoyer. Il existe un peu plus de sources pour 1980 mais dispersées sur plusieurs sites de la CRIIRAD, bien sûr, mais aussi sur celui du Groupement de Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire (GSIEN), ainsi que des éléments épars sur différents sites officiels IRSN et ASN, Universités, Normale Sup, Conseil Général…
- Note d’information de l’IRSN du 18 mai 2015 sur les accidents survenus en 1969 et 1980 à la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher). ↩︎