Sommaire

Sommaire

Faire face aux dissolutions

Malgré l’échec retentissant de la procédure engagée contre les Soulèvements de La Terre, Macron et Darmanin détiennent le record des dissolutions. Pour contribuer à y faire face, Pierre Douillard-Lefèvre, après Nous sommes en guerre, vient de publier Dissoudre. Il a bien voulu nous accorder cet entretien.

L’Émancipation : Pour cet essai, tu as choisi un format court, qui fait pourtant une large part aux rappels historiques. Pourquoi ce choix ?

Pierre Douillard-Lefévre : Je suis historien de formation et je m’intéresse aux différentes modalités de répression depuis que j’ai été blessé par un tir de Lanceur de Balles de Défense de la police dans mon adolescence. Dans un précédent ouvrage, Nous sommes en guerre, il s’agissait de décrypter le processus de militarisation de la répression policière. Avec Dissoudre, ce sont les procédures d’exception qui permettent au gouvernement de dissoudre les associations ou “groupements de fait”, qui sont analysées.

Ces dernières années, Macron a dissout plus de collectifs qu’aucun autre président avant lui depuis que les dissolutions administratives existent. Pour comprendre la situation présente, il faut donc remonter à l’Histoire, comprendre les processus qui conduisent, aujourd’hui, à cet usage sans précédent des procédures de dissolutions contre les groupes écologistes, antifascistes, mais aussi musulmans et pro-palestiniens avant eux. Qu’est-ce que cela dit de notre époque, de la nature du pouvoir ?

Comme pour mon précédent ouvrage, j’opte pour un format court et le plus accessible possible, sans jargon universitaire ou militant, lisible simplement. Il ne s’agit pas d’un traité juridique ni d’un livre d’histoire, mais d’un petit livre qui propose quelques outils d’autodéfense intellectuelle dans une période de confusion généralisée et d’offensives contre le langage.

L’Émancipation : Dans la généalogie des dissolutions, tu rappelles que les premières procédures ont été adoptées dans les mois précédants la victoire électorale du Front Populaire pour lutter contre l’extrême droite, puis utilisées très tôt par les politiciens les plus réactionnaires comme Pierre Laval. L’inversion des concepts et des valeurs n’a donc rien de nouveau ?

P. D. : S’intéresser aux dissolutions renvoie à la montée du fascisme, qui fait d’ailleurs écho à la période que nous vivons aujourd’hui. Cette procédure est un outil d’exception, puissant, qui est un recul considérable sur la liberté d’association durement conquise 30 ans plus tôt avec la célèbre “loi de 1901”.

Dans les années 1930 donc, le nazisme s’installe au pouvoir en Allemagne, Mussolini a mis l’Italie au pas, le Franquisme s’apprête à renverser la République en Espagne. En France, les groupes d’extrême droite rêvent aussi de prendre le pouvoir pour installer un régime parent des fascismes voisins, et s’en donne les moyens. Des Ligues réunissent des centaines de milliers d’adhérent·es, disposent de puissants organes de presse et de groupes paramilitaires. Le 6 février 1934, une émeute sanglante des Ligues a lieu devant le Parlement. Dans les jours qui suivent, les antifascistes sont réprimés à leur tour, et la police tue à nouveau.

Dans ce contexte de tension et de menace existentielle pour la République, une grande manifestation unitaire de gauche défile à Paris derrière un calicot qui appelle à “Dissoudre les Ligues factieuses” : c’est l’ébauche du Front Populaire, qui arrive au pouvoir deux ans plus tard.

Au début de l’année 1936, Léon Blum subit une tentative d’assassinat en pleine rue par les Camelots du Roi, une milice de l’Action française, un groupe monarchiste et antisémite.

C’est dans ce climat qu’après sa victoire électorale, le Front Populaire vote une loi permettant de démanteler “les groupes de combats et les milices armées” et dissout plusieurs Ligues. Le député d’extrême droite Pierre Taittinger lance à l’Assemblée Nationale cet avertissement : “Prenez garde que les mesures prises ne se retournent un jour contre les hommes qui aujourd’hui [les] approuvent”.

À l’époque, le politicien Pierre Laval est encore un responsable “radical socialiste”, un centriste, et c’est lui qui porte le premier l’idée d’une loi permettant les dissolutions au nom d’une prétendue “défense de la République”. Tragique ironie, il sera à la tête du gouvernement de Pétain, et virulent collaborateur avec les nazis. Les procédures de dissolutions n’auront absolument pas rempli leur rôle initial, à savoir limiter le danger de l’extrême droite.

L’Émancipation : Tu détailles les étapes d’un renversement des valeurs permettant l’habillage des politiques liberticides. En quoi la loi “séparatisme” est-elle un tournant décisif ? Le caractère des dissolutions actuelles a-t-il vraiment changé ?

P. D. : Comme la plupart des mesures liberticides présentées comme exceptionnelles, c’est à dire justifiées par une “crise”, et temporaires, les dissolutions ont en réalité été maintenues et étendues. Nous l’avons vu récemment avec l’état d’urgence, la surveillance “anti-terroriste” ou encore l’usage du QR code pour se déplacer, qui sera déployé pour les Jeux Olympiques de Paris.

Dans le cas des dissolutions, le Front Populaire va rapidement utiliser cet outil pour frapper les mouvements anti-colonialistes : dès 1937, quelques mois seulement après avoir dissout les Ligues, c’est l’Étoile Nord Africaine, un mouvement algérien, qui est visé. En plus des groupuscules fascistes, ces procédures vont attaquer régulièrement jusqu’à aujourd’hui les groupes qui s’opposent au colonialisme de l’État français : kanaks, malgaches, corses, bretons, ou encore les mouvements de libération nationale, par exemple des groupes kurdes…

Le véritable tournant intervient en 2021, avec la loi “confortant le respect des principes de la République” dite “loi séparatisme”, imposée par Darmanin. Elle constitue un recul sans précédent pour la liberté d’association et la possibilité même de s’organiser collectivement.

D’abord, cette loi étend drastiquement les possibilités de dissolutions : il ne s’agit plus de neutraliser les “milices armées” mais tout collectif qui menacerait la “République”, un terme volontairement flou permettant de larges interprétations. Darmanin fait ajouter à la loi de dissolution la mention de “provocation à des atteintes aux biens”, et explique qu’il rend ainsi possible la dissolution de groupes “d’ultra-gauche”, qui n’étaient jusqu’ici quasiment jamais concernés.

En effet, appeler à une manifestation, diffuser la photo de tags ou de banques dégradées lors d’un cortège peuvent être considérées comme “provoquant à des atteintes aux biens”. Pire, un collectif lyonnais a été dissout notamment pour avoir utilisé l’acronyme ACAB. Ou un décret visant une association musulmane considère que sa dénonciation de “l’islamophobie d’État” est une provocation contre la République. La dissolution version Darmanin est davantage un héritage des “Lois scélérates” qui visaient à interdire la presse anarchiste au XIXe siècle qu’aux dissolutions du Front Populaire. Ce sont des propos ou des intentions qui sont réprimées. Et c’est une atteinte de plus à la liberté d’expression.

Ensuite, cette loi impose aux associations qui perçoivent des subventions un “pacte d’engagement républicain”, ce qui menace de fait des dizaines de milliers d’associations d’asphyxie financière si elles osent faire un pas de côté. Autrement dit, pour le macronisme, les associations ne peuvent être que des courroies de transmission du pouvoir, sinon elles risquent des représailles économiques voire des dissolutions.

L’usage du mot “République” est une illustration de ce grand renversement. Ce signifiant vide semble avoir viré de bord : la République était invoquée dans les années 1930 pour s’opposer au fascisme – en 2002, il existait encore un “barrage républicain” contre Jean-Marie Le Pen – alors qu’aujourd’hui, le nouvel “arc républicain” va de Zemmour à Darmanin, et englobe les nuances de la droite et de l’extrême droite, unies contre la gauche, désormais présentée comme “anti-républicaine” !

Le périmètre de la République s’est déplacé à droite :  pour être “républicain”, il faut par exemple soutenir inconditionnellement la police, Israël… Quiconque est exclu de ce périmètre est menacé d’ostracisation, de répression voire de dissolution. Alors que le clan Le Pen a achevé sa dédiabolisation et a installé son hégémonie dans les médias, la France Insoumise, première force de gauche, est diffamée sans relâche. Et plusieurs député·es ont même réclamé sa dissolution pour avoir soutenu le peuple palestinien !

L’Émancipation : En cette période où la démocratie semble menacée comme jamais, tu esquisses quelques pistes de résistance aux dissolutions. Considères-tu cette résistance comme centrale dans la lutte contre « l’ordre nouveau » qui se profile ?

P. D. : Face à tous ces sombres constats, comment se rendre indissoluble ? D’abord en regagnant la bataille culturelle : celle des mots. Les dissolutions se fondent sur un récit, elles visent des catégories médiatiquement construites : le “musulman radicalisé”, “l’antifa”, “l’éco-terroriste” ou “l’islamogauchiste”. Désarmer le récit du pouvoir est la meilleure arme pour empêcher les répressions de triompher.

Ensuite, il s’agit de se rendre indissoluble : à la manière des manifestant·es de Hong-Kong, qui ont adopté la stratégie “be water”, des petits cortèges disséminés se dispersant et se reformant dans d’autres quartiers pour rendre la répression inopérante. Cela peut s’appliquer à l’échelle des collectifs : multiplier les formes d’organisations, les liens, les modes d’expression pour être insaisissables. À ce titre, le mouvement des Soulèvements de la Terre est exemplaire, il s’agit d’une coalition d’individu·es, de syndicats paysans, de groupes affinitaires, d’associations, eux-mêmes répartis en 200 comités locaux. L’échec de la dissolution du mouvement tient autant à la mise à nu des mensonges de Darmanin qu’à la quasi-impossibilité matérielle de rendre effective une dissolution.

Enfin, on l’a vu, les dissolutions dessinent les différents “ennemis intérieurs” désignés par le pouvoir. Construire des liens et des alliances entre les différents collectifs visés : associations musulmanes, collectifs décoloniaux, antifascistes, écologistes et autres, sans pour autant renier les spécificités et les désaccords, est une piste pour résister à cette dissolution programmée des contre-pouvoirs.

Propos recueillis par Raymond Jousmet

  •  Dissoudre, Pierre Douillard-Lefevre, éditions Grévis, mars 2024, 120 p., 10 €.
  • Peut être commandé à la librairie de l’EDMP.