De nombreux historien·nes, documents et témoignages à l’appui, ont écrit l’histoire de ces combattant·es de l’ombre. Je citerai Le Sang de l’Étranger de Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Adam Rayski et Testament de Boris Holban. Après la guerre, le poète Aragon et le chanteur Léo Ferré feront revivre l’histoire des suppliciés de L’Affiche Rouge. 23 membres des FTP-MOI seront condamné·es à mort. 22 seront fusillés au Mont Valérien le 21 février 1944. Olga Bancic sera guillotinée le 10 mai 1944 à Stuttgart.
En ces temps où la “fabrique de l’opinion” s’obstine à imposer dans les têtes l’équation “résistance violente = terrorisme = horreur à éliminer”, je veux dire ce que je sais de l’histoire de mes parents Dvoira Vainberg et Yacov Stambul, protagonistes de ces moments terribles, Juif et Juive bessarabien·nes né·es en 1917 et arrivé·es à Paris en 1938. Terroristes ? Non, résistant·es !
Avant la guerre
La Bessarabie est partagée aujourd’hui entre la Moldavie (où est née ma mère) et l’Ukraine (la région entre Odessa et le delta du Danube appelée Bugeac où est né mon père). Elle a fait partie de l’empire Ottoman et a été annexée par l’empire russe en 1812. Pour “russifier” la région (qui est majoritairement roumanophone), le Tsar va faire venir des Juifs et Juives de Biélorussie et des pays Baltes. Ils formeront 15 % de la population et sans doute la moitié dans la capitale (Kichinev ou Chisinau) à la fin du XIXe siècle. Pour essayer de contenir la montée des idées révolutionnaires, la police tsariste organisera des pogroms, le plus emblématique étant celui de Kichinev (49 mort·es en avril 1903, mes deux grand-mères ont été des survivantes de ce pogrom).
Beaucoup de Juifs et Juives adhéreront aux différents partis ou mouvements révolutionnaires et abandonneront toute croyance religieuse.
La région est annexée par la Roumanie au moment de la révolution russe. C’est un royaume où les partis antisémites (qui se rallieront plus tard au nazisme) sont très puissants.
Ma mère est née dans un shtetl (= bourgade juive où les gens parlaient Yiddish) situé au bord du Dniestr. De l’autre côté du fleuve, c’était l’URSS, que ces Juifs et Juives révolutionnaires considéraient comme la Terre promise. Dans les années 30, pendant que les parents faisaient la prière au moment de se mettre à table, les cinq frères et sœurs discutaient bruyamment de Marx et d’Engels. Militante du Parti Communiste Roumain, ouvrière (avec Olga Bancic) à Kichinev, elle émigre en 1938. Il existe à cette époque en France, alors que le fascisme monte inexorablement et que le Front Populaire se délite, un tissu social qui unit les étranger·es autour du parti communiste : la MOI (Main d’œuvre immigrée) où on retrouve des syndicalistes, des anciens de la guerre d’Espagne et des réfugié·es de toutes origines. C’est dans ce milieu qu’elle va s’insérer.
Mon père a été un élève et un étudiant brillant. Il a été militant de l’Hashomer Hatzair (la gauche sioniste) puis du Parti communiste roumain. Il y aura des affrontements très durs à l’Université de Bucarest contre les “Gardes de Fer” (un mouvement paramilitaire fasciste). Son groupe est arrêté par la police roumaine en 1938. Mon grand-père achète le juge et, à la place de la prison, ce sera l’expulsion en France où mon père poursuit ses études.
La clandestinité
Le Pacte germano-soviétique ne troublera pas trop la plupart des Juifs et Juives étranger·es communistes. Ils et elles savent que l’affrontement avec l’Allemagne est inéluctable. La plongée dans la clandestinité commence dès la fin 1940 quand Pétain promulgue le statut des Juifs. Les membres de la MOI ne porteront pas l’étoile jaune.
Ma mère sera clandestine pendant quatre ans dans Paris occupé, agent de liaison dans la MOI. Elle parlait à peine le français avec un accent yiddish prononcé. Elle avait des faux papiers qui n’auraient pas fait illusion en cas d’arrestation. Mais, c’est à noter, elle ne sera pas dénoncée.
Elle côtoiera des résistants célèbres. Artur London (Juif Tchèque, un des membres avec Gronowski et Kaminski du triangle qui dirige la MOI). Ancien des Brigades Internationales, déporté à Mauthausen, il sera torturé et emprisonné après-guerre par le nouveau régime communiste, histoire racontée dans L’Aveu. Nicolas Zadgorski (Bulgare, responsable de la MOI en région parisienne, lui aussi connaîtra la prison dans son pays d’origine). Boris Holban (Juif bessarabien), responsable militaire des FTP-MOI jusqu’en août 1943, responsabilité qui sera ensuite assumée par Missak Manouchian. Ce dernier (issu d’une famille arménienne qui a survécu au génocide) était en contact avec le PCF par l’intermédiaire de Joseph Epstein (ou commandant Gilles), Juif polonais, ancien des Brigades Internationales, dirigeant des FTP de la région parisienne.
La vie d’une résistante étrangère clandestine était dangereuse à tout moment. Ma mère a avorté en pleine guerre (!!) et exfiltré les enfants de sa cousine vers le Sud de la France.
Le groupe Manouchian
L’histoire de la Résistance en France a souvent été mythifiée. Cette résistance a mis du temps, et c’est compréhensible, à devenir une force efficace et à pouvoir constituer de véritables maquis. Et la principale force qui a combattu la résistance, c’est Vichy, ses milices et sa police.
Un des actes fondateurs de la résistance armée est l’exécution d’un soldat allemand le 21 août 1941 par le colonel Fabien (Pierre Georges). Les FTP-MOI sont créées en avril 1942 et, fin 1943, elles constituent l’essentiel de la résistance militaire à Paris.
Il y a eu un débat sur la stratégie de la MOI. Boris Holban estimait qu’elle n’était plus en capacité d’augmenter les actions. Missak Manouchian a accepté la demande relayée par Epstein visant à les intensifier. En les appelant “l’armée du crime”, les Nazis ont énuméré leurs actions, la plus fantastique étant l’exécution du colonel Julius Ritter qui dirigeait le STO, action supervisée par Manouchian (28 septembre 1943). Le groupe sera l’auteur de 30 actions entre août et novembre 1943.
Mon père a d’abord fait partie du réseau Sylvestre-Buckmaster à la faculté des sciences où il étudiait.
Il est recruté dans la MOI par Cristina Boïco (Juive roumaine, responsable du service de renseignements de la MOI). Ses connaissances en chimie étaient précieuses. Les seules actions qu’il nous a racontées sont des sabotages de voies ferrées.
Le groupe Manouchian était structuré en “triangles”, pour éviter en cas d’arrestation, d’en savoir trop. Il comprenait des Arménien·nes (Manouchian, Tchakarian…), des Italien·nes (Fontanot, Stanzani, Terragni…), des Espagnol·es (Alfonso), des Français·es (Cloarec) et des Juif·ves de tous les pays d’Europe centrale et orientale.
Connecté à tous les triangles, il y avait Joseph Boczov (ou Boczor), Juif hongrois, ancien des Brigades Internationales qui dirigeait le détachement des dérailleurs. Mon père avait une très grande admiration pour lui. Il faisait partie du “triangle” Boczov-Glasz-Stambul. Boczov et Glasz ont été fusillés au Mont Valérien.
La grande rafle
Les collabos ont mis l’entièreté de l’appareil d’État issu de la IIIe République au service de l’occupant. Les BS2 (Brigades Spéciales) ont été créées en 1941 avec pour mission de traquer les “ennemis intérieurs” communistes, juifs, prisonniers évadés, réfractaires au STO…
En 1943, les BS2 sont dirigées à Paris par l’inspecteur Gaston Barrachin. En “bons fonctionnaires”, ils tenaient soigneusement leurs archives, ce qui a permis de reconstituer l’histoire.
Dès septembre 1943, ils ont repéré certains membres de ce qu’on appellera le groupe Manouchian. Malgré toutes les précautions prises par les clandestin·es, ils en avaient localisé un grand nombre quand ils déclenchent la grande rafle. Le premier qui tombe, c’est le commissaire politique de la MOI Joseph Dawidowicz le 26 octobre. Dawidowicz, torturé et arrêté avec d’importants documents sur lui, va parler, ce qui va permettre aux BS2 de localiser d’autres combattant·es. Manouchian et Epstein sont arrêtés le 16 novembre. Epstein sera fusillé, également au Mont Valérien, le 11 avril 1944.
Les 16 et 17 novembre, 67 combattant·es sont arrêté·es. Mon père, qui avait des faux papiers, est pris sur son lieu de travail dans le 10ème arrondissement. Il était suivi depuis plus d’un mois. Sa compagne, Menika Chilischi, juive bessarabienne, militante syndicale, arrêtée au domicile qu’elle occupait avec mon père à Arcueil, sera remise aux Allemands, déportée dans le convoi n°67 et gazée à son arrivée à Auschwitz le 6 février 1944.
L’affaire Dawidowicz
Quelques combattant·es ont échappé à la grande rafle. Pour les localiser, les BS2 disposent d’un atout. Sous la torture, Dawidowicz a parlé. Il accepte même de simuler une évasion pour faire tomber les autres. Sur ce qui suit, on n’a qu’une seule version, et personne ne peut garantir qu’il/elle sera assez fort·e pour résister à la torture. Si certain·es résistant·es avaient sur eux du cyanure, c’est bien parce qu’ils/elle savaient que les tortionnaires étaient capables de tout.
Soi-disant évadé, Dawidowicz obtient un rendez-vous avec des militant·es ayant échappé à la rafle dans une villa de Bourg-la-Reine. Là, selon le témoignage de Boris Holban et de Cristina Boïco qui survivront à la guerre, il avoue sa trahison (Cristina Boico le chargera dans un témoignage postérieur en affirmant qu’il a trahi de son propre chef) et il est exécuté par la resistance le 28 décembre 1943, son corps étant abandonné dans un terrain vague.
Après la grande rafle, les survivants des FTP-MOI cessent leurs opérations sur Paris. Il faudra quelques temps pour qu’une résistance beaucoup plus importante (sous les ordres du dirigeant des FTP Henri Rol-Tanguy, ancien des Brigades internationales), se reconstitue et joue un rôle décisif dans la libération de Paris entre les 20 et 24 août 1944.
Buchenwald
On connaît l’histoire des membres du groupe Manouchian, entre leur arrestation et leur exécution, en particulier par la lettre que Missak Manouchian envoie à sa femme Mélinée (qui a échappé à la rafle) la veille de son exécution : “le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps”.
Le fait que mon père ait survécu tient un peu du miracle. Il a été torturé dans la prison de Fresnes par Barrachin et ses hommes : battu à coup de nerfs de bœufs, nez tordu à la clé anglaise, yeux enfoncés. Tou·tes les résistant·es avaient été briefé·es en cas d’arrestation : vous dites ce que vos tortionnaires savent. Pour tout le reste, vous devez dire : “je ne sais pas”. Mon père sera condamné à mort, subira un simulacre d’exécution (avec des balles à blanc) et sera transféré au camp de concentration de Compiègne-Royallieu qui était une sorte de “centre de tri” de la déportation et de l’extermination. Il affirmera qu’il est roumain, mais pas juif, que sa circoncision est le résultat d’une opération médicale. Les Nazis ne savaient pas que Stambul est un nom juif. Il sera déporté comme communiste le 23 janvier 1944 à Buchenwald. Les conditions étaient très dures à Buchenwald, mais ce n’était pas un camp d’extermination. Mon père perdra 25 kg en un an et demi de détention, mais il survivra. Ma mère faisait partie des femmes chargées par le Parti communiste d’accueillir les déporté·es survivant·es à l’hôtel Lutétia. Une autre histoire commence dont je suis issu.
Le témoignage de mon père contre l’inspecteur Barrachin sera important, peut-être décisif. Barrachin sera un des très rares policiers exécutés pour l’ensemble de son œuvre. Les autres, rarement épurés, resteront en grand nombre dans l’appareil policier et se rendront tristement célèbres pendant les guerres coloniales.
Épilogue
La légende après-guerre d’une France quasi-unanimement résistante a fait rester dans l’ombre le rôle fondamental que les étranger·es ont joué dans la Résistance. Il n’était pas politiquement correct de dire que, pendant quelques mois, la seule résistance armée dans Paris était celle des étranger·es des FTP-MOI. Ou que, dans les troupes françaises qui ont libéré le pays, il y avait beaucoup d’Arabes, de Noirs et de républicains espagnols. Beaucoup de résistant·es survivant·es se sont fait oublier et n’ont revendiqué aucune distinction, avec juste la volonté de vivre normalement et d’avoir les enfants qu’ils et elles n’espéraient plus avoir. Mes parents, arrivés en France en 1938, seront naturalisés… en 1959, après leurs enfants, quand même nés apatrides.
Les ancien·nes FTP-MOI qui retourneront en Europe Orientale auront le plus souvent un destin tragique. Ils/elles seront emprisonné·es ou mis·e à l’écart comme Cristina Boïco et Boris Holban. Les informations sur la réalité du stalinisme et sur le retour de l’antisémitisme expliquent sans doute l’évolution politique de certain·es survivant·es resté·es en France vers l’anticommunisme et la droite. C’est le cas d’Adam Rayski mais aussi de mon père.
En 1989, peu avant son décès, il aura une réaction étonnante. Un documentaire sur les FTP-MOI sorti en 1985 passe à la télévision. Il s’agit de Des terroristes à la retraite de Mosco. Il y a dans le film l’interview de Mélinée Manouchian, qui met en cause le Parti Communiste, en l’accusant d’avoir sciemment envoyé le groupe à une mort certaine.
Malgré son anticommunisme, mon père aura cette réaction : “C’est stupide. Nous savions que, si nous ne combattions pas, nous étions condamnés à mort. Et si nous combattions, nous étions aussi condamnés à mort. Alors nous avons choisi de combattre”.
Pierre Stambul