Le SNU implique directement l’Éducation nationale dans son entreprise de soumission de la jeunesse et de renforcement de la militarisation dans la société. D’une part du fait que les stages de cohésion ont lieu dans les lycées, après vote en Conseil d’Administration d’une convention, d’autre part du fait que les crédits du SNU sont ponctionnés sur ceux de l’Éducation nationale. Il marque un tournant majeur de par sa vocation à devenir rapidement obligatoire, mais il s’inscrit aussi dans 40 ans de politique visant à utiliser l’Éducation nationale comme levier pour diffuser l’idéologie militariste dans la jeunesse.
Le 26 septembre 1982 Charles Hernu et Alain Savary signent le premier protocole d’accord interministériel entre la Défense et l’Éducation nationale.
Cette signature intervient un an après la victoire emblématique du Larzac, longue lutte qui avait vu l’antimilitarisme s’exprimer et se diffuser largement au sein de la jeunesse. C’est aussi une période où la contestation du service militaire bat son plein. En dix ans, de 1971 à 1982, le nombre annuel de demandeurs du statut d’objecteurs de conscience avait doublé, et il y avait eu aussi le mouvement des comités de soldats.
L’invention de “l’esprit de défense”
Il s’agissait donc d’enrayer cette dynamique, par le développement de “l’esprit de défense”. Pour cela, il fallait accentuer la complémentarité des missions de l’Éducation nationale et de l’armée dans la formation des jeunes Français, en “favorisant les relations régulières entre militaires et enseignants” ainsi que “la meilleure information des jeunes sur la défense et le service national”. Car bien entendu si les jeunes refusent le service militaire c’est parce qu’ils sont mal informés !
C’est aussi la première apparition dans un texte officiel de cette notion volontairement floue, ce qui permet d’étendre à volonté les domaines qu’elle pourrait recouvrir. Le protocole de 1982 affirme ainsi : “l’accomplissement de la mission d’éducation et de la mission de défense ne peut résulter que de la seule activité d’enseignement ou de la seule instruction militaire. L’éducation est un acte global qui n’est pas réductible aux activités scolaires, l’esprit de défense est une attitude civique qui n’est pas limitée aux activités militaires”.
Dès lors, l’armée peut s’occuper d’éducation, et l’école de “l’esprit de défense”, leurs missions dans la formation des jeunes sont complémentaires. Il s’agit bien de développer une forme d’instruction militaire en dehors du seul cadre de l’armée, c’est-à-dire d’une opération de militarisation en direction de la jeunesse. Ce qui n’empêche pas Alain Savary de déclarer avec assurance dans son discours prononcé le jour de la signature qu’il ne s’agit pas de “militarisation de l’école” ou de “scolarisation de l’armée”, mais d’une volonté de former des “citoyens responsables”.
Une succession de protocoles
Le protocole de 1982 avait soulevé une vive opposition, venant d’une extrême gauche très variée, d’associations pacifistes comme l’UPF1 , et largement relayée par la CFDT, qui n’en était à l’époque qu’au début de son recentrage. Pour autant, les bases posées dans le premier protocole ont été constamment réaffirmées, approfondies, complétées, dans les protocoles suivants. Même si la traduction concrète dans les établissements scolaires avait été très rare, l’État considérait dans le protocole de 1989 que le bilan du précédent était positif. Ce second protocole reprend donc les mêmes axes que le précédent, en ajoutant de nouveaux objectifs. Ainsi, l’armée compte durant le service militaire “renforcer son action éducative dans trois directions : la lutte contre l’illettrisme, l’instruction civique, l’apprentissage des langues vivantes”. L’Éducation nationale y apportera son concours et proposera aux militaires en fin de carrière une reconversion. Enfin, un protocole spécifique est annexé concernant les activités physiques et sportives, sur la base de considérations qui en disent long sur la conception qui prévaut pour cette discipline : “Les activités physiques et sportives peuvent être l’occasion de développer chez les élèves et les étudiants l’éducation civique et l’esprit de défense. Elles facilitent également le contact entre militaires et enseignants. À ce titre, elles renforcent la cohésion nationale”.
Le protocole de 1995 reprend les mêmes axes. Il apporte peu de nouveautés, et affiche essentiellement l’ambition de donner plus de visibilité aux actions et dispositifs déjà mis en place. Une façon d’avouer que les efforts déployés ont eu peu de succès au sein de l’Éducation nationale.
Le tournant de 2007
C’est surtout le protocole de 2007 qui entend intensifier la propagande militariste en direction des jeunes. Quand Chirac supprime le service militaire obligatoire, c’est un soulagement pour la grande majorité d’entre eux. Mais pour le gouvernement il n’est pas question de laisser se propager davantage pacifisme et antimilitarisme. La JAPD (Journée d’Appel et de Préparation à la Défense, devenue Journée Défense et Citoyenneté depuis 2011), obligatoire pour les filles comme pour les garçons, entend bien contribuer au maintien d’une idéologie militariste.
Il faut “sauvegarder le lien avec la nation jusque-là entretenu par le service national” et pour cela la collaboration entre Éducation nationale et Armée doit s’adapter à la situation nouvelle, en intégrant les réformes de l’école publique, notamment celle de 2005. Il faut donc refonder le cadre global des liens Armée-École. Le protocole de 2007 affirme ainsi : “Dans ce contexte, la définition du socle commun de connaissances et de compétences fait de la Défense l’une des connaissances que tout élève doit avoir acquises à la fin de la scolarité obligatoire, au titre de la culture humaniste, de la compétence sociale et civique et du développement de l’autonomie et de l’initiative”.
On mesure ici à quel point le discours officiel vient tordre les mots et les concepts.
En outre, pour la première fois, le champ d’application du protocole est étendu à l’enseignement supérieur, pour donner “un cadre officiel aux coopérations nombreuses et anciennes qui existent notamment entre le monde universitaire et les écoles de la Défense”.
Dernier de la série, le protocole de 2017 apporte aussi son lot de nouveautés. Signé à la fin du quinquennat Hollande, il est fortement marqué par le contexte issu des terribles attentats du 13 novembre 2015 qui avaient fait 130 mort·es à Paris, auxquels il fait explicitement référence. Les objectifs sont reformulés pour souder la nation face à la menace terroriste. De “l’esprit de défense”, on passe à “la culture de défense et de sécurité nationale”, qu’il faut (encore) développer, et pour laquelle il faut favoriser “un consensus éclairé” et dont il faut promouvoir les valeurs. Son champ d’application s’élargit encore, cette fois à la recherche et à l’enseignement agricole. Il entend se déployer dans quatre domaines qui dans leur formulation constituent encore un pas en avant dans la propagande militariste. Il s’agit “d’obtenir des résultats tangibles” dans : les connaissances et compétences attendues des enseignant·es grâce à la formation initiale et continue, les connaissances et compétences des élèves grâce aux programmes scolaires, l’approfondissement de cet enseignement dans le supérieur, enfin la “reconnaissance et l’encouragement de l’engagement des jeunes”. Ce dernier point annonce déjà les éléments de langage qui accompagneront la mise en place du SNU.
La volonté constante d’élargir la diffusion de l’esprit militaire se traduit encore en 2021, avec la signature d’un protocole armée – justice, le premier du genre, qui prévoit notamment des “parcours d’inspiration militaire” pour les jeunes pris en charge par la PJJ.
La multiplication des dispositifs et des actions
L’offensive militariste en direction de l’école est multiforme, et s’appuie sur des dispositifs qui se mettent progressivement en place, avec plus ou moins d’efficacité.
Elle s’appuie d’abord sur les programmes. En 1985 Chevènement introduit l’Éducation civique au collège et au lycée, la Défense nationale a sa place dans le programme de troisième. La liberté pédagogique est encore la norme, et le traitement de cette question est, au mieux inexistant, au pire superficiel. Avec les nouveaux programmes de 1998, les élèves de troisième ont toute une partie intitulée “La Défense et la paix”. Les enseignant.es sont censé·es y consacrer quatre heures de cours. Ce chapitre, parmi les cinq au programme, peut faire l’objet d’une épreuve écrite au DNB. Tous les manuels scolaires se font les relais du discours officiel autour de la Défense nationale, qui inclut celle des intérêts français à l’étranger. On se souvient par exemple de l’épreuve de 2017, qui donnait aux élèves à penser que la mission principale des armées est l’intervention en cas de catastrophe naturelle, ou encore de celle de 2014 qui donnait à étudier sans recul critique un extrait du livre blanc de la Défense nationale.
Parallèlement, des dispositifs prétendument pédagogiques se mettent peu à peu en place.
Des “Classes de Défense et de Sécurité Globale” apparaissent en 2005. Intégrées au “Plan égalité des chances” de 2007, elles visent d’abord le public des collèges classés REP et REP +, puis se généralisent avec le protocole de 2016, qui prévoit aussi la création de “lycées de la défense”. Il s’agit de partenariats subventionnés entre une classe de quatrième ou de troisième et une unité de l’armée (dans ce cas elles sont nommées “Classes de Défense”), ou bien d’une gendarmerie, de la police, des pompiers… Un des objectifs affiche clairement qu’il s’agit de développer l’attractivité des carrières militaires.
Depuis 2008 il existe aussi les Cadets de la Défense, un dispositif qui s’adresse aux élèves de collège et aussi de lycée. Il s’agit cette fois d’accueillir dans le cadre d’un partenariat des élèves de 14 à 16 ans dans une unité militaire située à proximité d’un établissement. Les activités se déroulent hors temps scolaire. Elles sont encadrées par des militaires et des enseignant·es volontaires, s’étalent sur 14 demi-journées et se terminent par un séjour de cinq jours de suite. Le dispositif est censé compléter l’enseignement de la défense et de l’EMC. Il s’intègre dans le “parcours avenir” des élèves et malgré de nettes différences n’est pas très éloigné dans son principe de celui des stages de cohésion mis en place avec le SNU.
Des résultats jusqu’à présent limités
Ces actions et dispositifs sont supervisés, mis en place et développés par un comité de pilotage, le trinôme, qui existe au niveau national et dans chaque académie, où il est placé directement sous l’autorité du recteur/de la rectrice. Composés d’un·e représentant·e du ministère de la Défense, d’un·e représentant·e de l’Éducation nationale et d’un·e représentant·e de l’association des auditeurs de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense Nationale), ces trinômes existent depuis 1987, et leur rôle a été renforcé au fil des protocoles.
Tous ces dispositifs, tant qu’ils reposaient sur le volontariat, sont restés marginaux au sein de l’Éducation nationale, très peu d’enseignant·es ont accepté de s’en faire les relais, les projets sont restés rares.
Selon le site officiel du ministère de la Défense, il existe actuellement (2022) 475 classes de défense réparties sur l’ensemble du territoire, impliquant plus de 11 875 élèves et plus de 200 entités des armées, directions et services. Pour les cadets de la défense le site du ministère recense 31 centres et plus de 1000 participant·es en 2020.
Cependant la propagande pour les carrières militaires est constamment présente dans les CDI et les CIO, sans parler des campagnes publicitaires qui apparaissent dans l’espace public ou à la télévision.
À bien des égards, le SNU apparait comme un prolongement de 40 ans d’efforts de militarisation de la jeunesse, efforts renforcés depuis la suppression du service militaire.
Malgré tout, le SNU, dans sa phase d’expérimentation, n’a jamais séduit les jeunes. Avec l’obligation du SNU, un cap serait franchi. Maintenant que l’échéance approche, les médias nationaux songent à s’emparer du sujet. C’est peut-être le moment d’engager un vaste mouvement pour obtenir l’abrogation du SNU, remettre en cause les protocoles armée école, et réintroduire dans le débat public les questions pacifistes et antimilitaristes, même si (ou peut-être justement parce que) le contexte de la guerre en Ukraine vient percuter ces problématiques.
Raymond Jousmet
- L’Union pacifiste de France (UPF), section française de l’Internationale des résistants à la guerre (IRG), est une association loi de 1901 fondée en 1961 groupant les “pacifistes intégraux”, indépendamment de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ↩︎