“Peu à peu, les premiers kilos commencent à enrober son corps. Dix. Vingt. Jusqu’à trente. Ils forment une épaisse carapace. Ainsi, personne ne peut plus toucher son corps, pense-t-elle.”
Sambre, Radioscopie d’un fait divers d’Alice Géraud (p.143)
Il y avait le roman en deuil, J’étais Dora Suarez de Robin Cook, il y aura désormais le livre des victimes, Sambre d’Alice Géraud
“[Il] part tôt pour aller au travail. Il dit qu’il en profite pour faire les encombrants en chemin” (p.145). Le violeur est un homme organisé.
C’est le parti pris de l’auteure ; celui de donner la parole aux victimes invisibilisées, aux femmes qu’on n’a pas crues, à celles qu’on a suspectées. Celles qui ont l’impression de déranger quand elles viennent témoigner ou s’enquérir des avancées de l’enquête. Celles qu’on a oubliées. Celles qui ne se sont pas défendues.
“J’ai bien pensé aller voir quelqu’un. Souvent même. Mais je n’avais pas le temps, je travaillais trop, je vivais à 100 à l’heure” (p.76). Le violeur est un homme occupé.
À partir de 1988, un serial violeur va s’attaquer, dans la région de la Sambre1 , aux femmes, souvent des adolescentes, selon toujours ou presque le même modus operandi : il surveille et suit sa proie, l’étrangle avec un tissu, la menace d’un Opinel, lui ordonne de sa voix grave de se taire, affirme qu’il ne va pas la violer, l’entraîne dans un coin reculé, lui touche les seins et, renonce parfois, s’enfuit, mais, s’il n’est pas dérangé, la viole, lui prend de l’argent et parle un peu avec elle. Quand il part reste dans l’air comme une “odeur de cambouis, d’usine de fer”…
“Cécile et Valérie ne se connaissaient pas. Elles se rencontreront pour la première fois vingt-cinq ans plus tard, sur les bancs des parties civiles de la cour d’assises de Douai. Cécile s’excusera auprès de Valérie”. Seulement agressée, elle culpabilisera en pensant que s’il était parvenu à ses fins avec elle, il n’aurait pas attaqué Valérie, “quelques minutes plus tard” (p.132).
À partir de cette date, des dizaines de femmes vont voir leur vie cesser le jour où. Et Alice Géraud va les voir, va à leur rencontre, elles racontent comment cet événement a brisé leur vie et comment elles tentent toutes de survivre. Elles étaient 56 victimes au cours du procès entre le 10 juin et le 1er juillet 2022 devant la cour d’assises de Douai. Combien ne sont pas venues ? Combien n’ont même pas porté plainte et se sont tues ?
En tous cas, celle qui témoigne la première au procès a 75 ans et elle ne comprend pas ce qu’on lui demande. Elle a été agressée en “octobre 1991, peu avant six heures du matin”. “Elle avait 45 ans”. […] “Elle égrène les minutes de terreur”. “Cet homme a gâché ma vie. Il a tout bousillé”. Mais on aimerait savoir pourquoi ses versions entre 1991 et 2018 ont varié. “La vieille dame est perdue”. Elle a beau s’accrocher, elle a l’impression d’être coupable.
“Sa vie, dit-elle, est entrée dans la nuit. Son univers se rétrécit à la survie. Elle cherche des issues. Et commence par décider de grossir. Elle veut être moche, elle ne veut pas attirer le regard, passer inaperçue. Alors elle se goinfre, méthodiquement » (p.100). Elle s’appelle Fanny. Le jour où, elle a 13 ans.
Le récit des victimes est entrecoupé de saynètes où elle évoque, en quelques lignes d’une concision tranchante la vie du violeur, après avoir présenté une de ses premières, sans doute, tentatives d’abuser d’une femme : il s’agissait de sa belle-sœur. Nous étions en 1986…
“Le soir, elle dort désormais avec la lumière et la radio allumée jusqu’au matin. […] [Elle] veut se teindre les cheveux pour qu’il ne la reconnaisse pas. […] Elle aimerait aussi faire réduire sa poitrine, elle songe à une opération. Car elle pense que c’est cela qui attiré cet homme. À défaut de pouvoir le faire, elle la bande, la cache” (p.123). Mélanie est en troisième le jour où.
On suit aussi les errances de la gendarmerie et de la police (“Dans le rapport final de police, il est à un moment question de la mésaventure de Laëtitia pour qualifier son viol. À un autre passage, le policier évoque des ébats” (page 113), “Un des policiers essaie de la rassurer, il lui répète qu’elle a eu de la chance, qu’elle est vivante”, (p.139), les manquements de la justice “condamnée à donner en spectacle son indigence” (p.103), la ténacité d’une archiviste (Christine Andrieux, “sans que personne ne lui demande rien” – p.93) de certaines juges (Laurence Delhaye, “tenace”, “têtue” et “peu impressionnable” (p.105), de certains policiers et gendarmes (le commandant Martins, Philippot).
C’est un livre bouleversant qui donne à voir la victime autrement que comme un mobile. Alice Géraud lui redonne son statut d’humain, dévoile sa vie d’avant, ses rêves et écoute ses angoisses, ses peurs, ses minutes qui s’écoulent sans qu’on ne puisse penser à autre chose, la vie d’après.
“Le policier qui la reçoit n’enregistre pas sa plainte. Il se contente d’une main courante, sur laquelle il note la passivité de la victime durant l’agression” (p.74).
Les arbres contrariés qui repoussent tordus.
Je ne sais pas si ce livre va réparer ces femmes, on sent la résilience lointaine, je sais juste qu’il répare la vérité abîmée par les carences publiques et égratignée par les maladresses privées.
Ces femmes s’appellent Danielle, Nadine, Éliane, Marianne, Véronique, Christelle, Sarah, Émilie, Laëtitia, Estelle, Dalila, Fanny, Mélanie, Cécile, Valérie, Monique, Clara, Patricia, Adeline, Blandine, Charlène… et toutes celles qui ne veulent pas voir leur prénom apparaître.
Il est tout de même dommage qu’on ne retienne pas leurs prénoms mais qu’on connaisse tous et toutes le nom et prénom du violeur. Il a été condamné à vingt ans 2. Il s’appelait Dino Scala. L’imparfait lui sied bien car il n’est pas vraiment vivant. Alors qu’elles sont mortes le jour où.
Sambre est un des 10 polars de l’année 2023 3. Qu’on se lise !
François Braud
- Sambre, Alice Géraud, Lattès, col. Essais Et Documents, 2023, 400 p., 21,50 €.
- À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr
- Quand la journaliste y va pour la première fois, en lisant les panneaux des communes, elle a comme un frisson glacé : “Chacun de ces noms de village était une scène de crime”(p.350). ↩︎
- Il a fait appel. Un second procès aura lieu en 2024. ↩︎
- Liste à découvrir sur broblogblak : https://broblogblack.wordpress.com/2023/12/09/les-10-polars-de-lannee-2023/ ↩︎