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La grande lutte de l’usine Lip à Besançon (1973)

Première partie

La lutte des Lip, principalement pendant une grande partie de l’année 1973, puis encore dans les quelques mois et années qui ont suivi, a marqué l’histoire des luttes ouvrières en France. Pendant plusieurs mois, pas une journée où Lip ne figurait pas au cœur de l’actualité. Ces travailleur·es et leur entreprise ont reçu la visite et le soutien de centaines de milliers de personnes, françaises et étrangères. Cette lutte radicale, dans la foulée de 1968, a posé un problème majeur à la bourgeoisie française. Elle est aussi riche en leçons.

Philippe

Développement, rayonnement et crise

Quelques éléments de chronologie avant la grande lutte

  • 1867 : Emmanuel Lipmann crée un atelier d’horlogerie de 15 personnes dans le centre de Besançon.
  • 1900 : L’entreprise a déjà déménagé et compte 80 ouvrier·es.
  • 1931 : Lip devient société anonyme, avec 350 ouvrier·es, qui produit 40 000 montres par an.
  • 1936 : Le 10 juin, les ouvrier·es de Lip sont en grève.
  • 1938 : Lip SA crée une société de mécanique de précision dont Frédéric Lipmann (né en 1905) est le directeur.
  • 1940 : L’usine de Besançon est réquisitionnée par l’Allemagne nazie qui occupe la région.
  • 1943 : Ernest Lipmann (père de Frédéric) meurt en déportation.
  • 1945 : Frédéric Lipmann (qui fait changer son nom pour devenir Fred Lip) prend possession de l’usine de Besançon.
  • 1952 : Lip présente la première montre électrique.
  • 1960-62 : Une nouvelle usine Lip se monte dans le quartier de Palente (Besançon).
  • 1967 : Fred Lip vend ses actions à la société horlogère suisse Ébauches-SA, qui devient propriétaire de Lip-SA.
  • 1968 : Deux semaines de grève avec occupation de l’usine
  • 1971 : Fred Lip part en retraite.

Du rayonnement à la crise

En 1967, Lip a 100 ans et Fred Lip doit vendre une partie de ses actions à Ébauches-SA, dont le projet est de transformer Lip en usine d’assemblage de montres, dont les composants seront fournis par Ébauches-SA. Les activités annexes de Lip (mécanique de précision, horlogerie pour l’armement) doivent également disparaitre. Mais Fred Lip a demandé à ce que ces rudes changements n’interviennent qu’après son départ en retraite anticipée (1971).

Comment en est-on arrivé là ?

Pour les Bisontin·es, et en particulier les salarié·es de Lip, c’était une fierté que de travailler chez Lip, voire même d’avoir cette entreprise en ville. Lip jouissait d’une solide réputation de qualité, usinant lui-même presque toutes les pièces des montres, et les contrôles de qualité étaient très rigoureux. La manufacture disposait de services de recherche qui ont réellement innové. Lip a bénéficié de la fermeture des frontières pour reconstruire l’industrie française en 1945 à l’abri de la concurrence internationale. Mais dans les années 1960, ces derniers éléments commencent à disparaitre.

Kelton, filiale de l’entreprise nord-américaine Timex s’est installée à Besançon en 1957 et propose des montres bon marché, faites pour durer cinq ans (phénomène de “l’obsolescence attractive”)… On peut en changer, en acheter plusieurs… et plus besoin d’aller acheter une montre chez un horloger-bijoutier, on en trouve un peu partout.

À l’opposé, Seiko, entreprise japonaise, s’implante aussi en France, et y vend des montres de qualité et à longue durée de vie, mais commence aussi à supplanter Lip, notamment avec des présentoirs attractifs et par des ristournes supérieures auprès des commerçant·es horloger·es.

En gros, Fred Lip n’a pas su réagir à cette concurrence accrue, et s’est engagé dans un partenariat malsain avec Ébauches-SA, qui a contribué à accroitre les pertes de Lip-SA, dans l’intérêt d’Ébauches-SA 1. Fred Lip est remercié et mis à la retraite en 1971, et la maison-mère Ébauches-SA nomme à sa place comme PDG un homme à elle, Jacques Saint-Esprit. L’année 1973 doit être celle du grand chambardement. Elle le sera, mais pas tout à fait comme le voulait Ébauches-SA…

Les moments clés de la lutte

1973 est l’année où Lip doit, selon la volonté d’Ébauches-SA, être transformée de fond en comble : finie la manufacture qui usine ses pièces d’horlogerie ; finies les activités annexes (mécanique de précision, horlogerie pour l’armement). Cela se traduit évidemment par des licenciements massifs. Mais tout cela a été gardé secret auparavant : ni les salarié·es, ni leurs délégué·es, ni le comité d’entreprise n’étaient au courant. Le gouvernement Pompidou-Messmer, lui, savait. Il a demandé aux patrons de Lip de reporter leur attaque, prévue dès le mois de janvier, à après les élections législatives, prévues en mars…

L’attaque patronale et la première réaction des salarié·es

17 avril 1973 : le PDG Jacques Saint-Esprit dépose le bilan et démissionne.

La CFDT, principale organisation syndicale animatrice de la lutte, réfléchit intensément face à l’attaque. Elle considère que contre-attaquer directement face à Ébauches-SA, entreprise basée en Suisse, est compliqué. Une grève illimitée, voulue par certain·es salarié·es, est également écartée, du moins temporairement, par la section CFDT, car elle pense que la maison-mère suisse a les moyens de tenir plus longtemps que les travailleur·es. Il faut donc, selon elle, construire progressivement le rapport de force et monter en puissance. Et aussi obliger le gouvernement à réagir. Pour tout cela, elle diffuse une information précise et détaillée à tou·tes les salarié·es ; les délégué·es CFDT circulent dans l’usine et discutent beaucoup avec tout le personnel, au moins chaque jour, et parfois même deux fois par jour. Les délégué·es CFDT et CGT débattent chaque matin, en séance ouverte, où chacun.e peut assister. Le débat se veut respectueux et constructif. Nous y reviendrons.

Ce qui est finalement décidé, dans un premier temps, face à ce dépôt de bilan, c’est une auto-réduction des cadences, de produire 50 % plus lentement. Rapidement, les salarié·es constatent que cela ne fonctionne pas, les gestes étant automatiques et exécutés toujours avec la même vitesse. Il est donc décidé de corriger cela et de faire des pauses plus longues pour chaque heure de travail. Surtout, la CFDT de Lip veut créer un grand collectif de travailleur·es, dans lequel elle compte s’auto-dépasser. Cela va notamment déboucher sur la constitution d’un comité d’action en mai, qui mérite des développements qui seront faits plus loin.

Il faut aussi faire connaitre la lutte et accroître la solidarité autour d’elle, à Besançon et bien au-delà. L’union locale CFDT de Besançon, très en phase avec la section de Lip, joue un rôle important à ce niveau.

24 mai : Manifestation de soutien au Lip à Besançon. 5 000 personnes.

28 mai : 500 Lip montent manifester à Paris.

Chez Lip, les frontières entre les catégories de salariés, comme entre les sexes, se réinventeront à la faveur de cette grève-occupation qui rebat les cartes de la démocratie et de la participation, en juin et juillet 1973, à Besançon.  © Getty – Jean-Pierre Rey – Gamma / Rapho

Les Lip à l’offensive

À partir du mois de juin, les travailleur·es de Lip vont rivaliser de créativité et sortir carrément de la légalité bourgeoise et de l’ordre patronal.

5 juin : L’activité cesse complètement à Lip ; les salarié·es occupent l’usine.

12 juin : Un comité d’entreprise extraordinaire a lieu. C’est à compter de ce jour que la lutte prend vraiment un tour hautement subversif.

Lors de la réunion du CE, on menace les Lip d’un dépôt de bilan, mais alors des travailleur·es arrachent la serviette de l’un des administrateurs et apprennent alors que la direction prévoit 480 licenciements – il avait été griffonné sur le dossier de la direction : “480 à dégager” – et qu’elle compte se défaire de l’industrie mécanique et des secteurs annexes, pour ne conserver que l’assemblage de l’horlogerie. Plusieurs membres du conseil d’administration sont séquestrés, le temps d’une nuit, afin d’en savoir plus, les ouvrier·es les obligeant à annoncer les résultats des négociations à Paris. Fouillant dans les bureaux, ils apprennent aussi que la direction compte supprimer l’échelle mobile des salaires et bloquer ceux-ci.

L’usine est alors occupée sur-le-champ. Surtout, pendant la nuit, le stock de 25000 montres déjà complètement assemblées est mis à l’abri dans des caches, dont le secret reste encore bien gardé. C’est une idée qui a jailli dans l’assemblée des Lip et qui a été immédiatement mise à exécution. À ce trésor de guerre vont venir s’ajouter sept tonnes de documents et de matériel de l’entreprise, également placées en lieu sûr.

Le préfet du Doubs décide d’aller à Paris pour essayer de joindre le ministre de l’Industrie, Jean Charbonnel (classé plus tard parmi les “gaullistes de progrès”).

15 juin : Nouvelle manifestation, 15 000 personnes défilent à Besançon pour soutenir les Lip.

18 juin : Nouveau bond en avant ; une assemblée générale décide la remise en route de la production, sous contrôle des travailleur·es, pour assurer “un salaire de survie”. La lutte des Lip est alors popularisée avec le slogan devenu fameux : “C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie”. Tout cela se met en place, en toute illégalité bien sûr.

27 juillet : Parallèlement, la lutte contre l’extension du camp militaire au Larzac grandit. Une jonction se réalise entre les Lip et les paysan·nes du Larzac.

2 août : La première paie ouvrière a lieu, un moment d’intense émotion pour beaucoup de Lip. La bourgeoisie semble affolée par la tournure des évènements. Jean Charbonnel nomme un médiateur, “spécialiste” des entreprises en crise : Henry Giraud.

Envoi des CRS et négociations avec l’État

Dès le début août, la bourgeoisie au gouvernement veut réagir : par l’envoi d’un émissaire pour négocier, d’abord ; par l’envoi de CRS, ensuite.

6 août : L’ensemble des salarié·es de Lip sont licencié·es.

8 août : Arrivée à Lip-Palente d’Henry Giraud, émissaire du gouvernement ; les négociations entre les syndicats, le Comité d’action et Henry Giraud démarrent.

14 août : Sur décision du préfet du Doubs et sur ordre du ministre de l’Intérieur, les C.R.S. investissent l’usine et chassent les ouvrier·es qui l’occupaient. Ils y resteront jusqu’en février 1974. À l’annonce de cette nouvelle, de nombreuses entreprises de Besançon et de la région se mettent en grève et les ouvrier·es viennent en découdre avec les forces de l’ordre. Des syndicalistes s’interposent pour empêcher l’affrontement. Ceci n’empêche pas des arrestations et des condamnations (une trentaine d’ouvriers condamnés en une semaine) lors des manifestations qui se déroulent les jours suivants. La production clandestine reprend.

20 août – 10 octobre : Quinze rencontres de négociation Giraud-syndicats. Mais ces négociations sont toujours basées sur l’idée que certain·es Lip perdront leur emploi. Seul le nombre diminue, pas le principe défendu par Giraud. C’est à l’opposé de ce qui a été décidé dès le début de la lutte par les travailleur·es : pas un seul licenciement ! Après sept semaines de négociations, le plan Giraud impose encore 159 licenciements. Piaget explique que c’était une erreur de l’avoir acceptée dès le début, car c’était un piège. Le gouvernement voulait imposer des licenciements, question de principe ! Giscard, ministre de l’Économie avant de devenir président, avait déclaré “Il serait intolérable que cette affaire se conclue par une victoire totale” (pour les Lip). Ce piège sera finalement déjoué par les salarié·es, mais il en restera des traces.

29 septembre : Une grande marche nationale sur Besançon est organisée. Environ 100 000 personnes (dont de nombreux·ses participant·es venu·es d’ailleurs) manifestent sous une pluie battante, c’est “La marche des 100000”.

Michel Rocard, encore au PSU à l’époque se porte garant du bon déroulement de la manifestation devant le conseil municipal, socialiste, le PCF et la CGT. Les militant·es du FCR (déjà plus la LC, dissoute, et pas encore la LCR), de la GP, les Paysans-Travailleurs (ancêtre de la Confédération paysanne) de Bernard Lambert, les comités lycéens, etc., sont présent·es : l’extrême gauche organisée dans des petits groupes forme un bon tiers de la manifestation, avec environ 30 000 personnes.

12 octobre : Vote en AG des Lip sur le plan Giraud. Résultat : 626 voix contre, 174 voix pour (choix de la CGT-Lip). La lutte n’est pas finie. Mais elle s’est fatiguée avec ces négociations, et la CGT de l’entreprise trouve irresponsable de poursuivre le combat pour éviter tout licenciement, même si elle ne déserte pas.

15 octobre : Pourtant, le premier ministre, Pierre Messmer, déclare de façon provocatrice : “Lip, c’est fini !”. En coulisse, quelques chefs d’entreprises du CNPF (ancêtre du Medef), dont Antoine Riboud, cherchent une solution. Finalement, ce sera Claude Neuschwander, alors numéro 2 du groupe Publicis, et membre du PSU, qui est poussé par Michel Rocard à accepter le job de négocier avec les syndicats, les fournisseurs et des financiers dans le but de reprendre l’entreprise Lip. Les discussions avec Neuschwander, Riboud, etc. vont commencer. Antoine Riboud, alors patron de BSN, entraine un pool d’actionnaires franco-suisse au sein de la nouvelle expérience.

24 décembre : Sixième et dernière paie ouvrière.

Victoire d’abord, défaite ensuite

La transition Neuschwander avec reprise progressive des salarié·es

C’est à la fin janvier 1974 que se termine la lutte héroïque des Lip. Elle se solde par une victoire revendicative comme on n’en voit plus guère aujourd’hui : aucun·e des 830 salarié·es en jeu n’aura perdu son emploi. Toutefois, la bagarre n’est pas finie et il y aura encore des rebondissements.

29 janvier 1974 : La délégation de Lip signe les accords de Dole. Ils prévoient de reprendre l’ensemble du personnel contre la restitution de sept tonnes de documents et de matériel, entre 15 000 et 20 000 montres, ainsi qu’un chèque de deux millions de francs, correspondant au reliquat de la vente d’un stock de montres.

La Compagnie européenne d’horlogerie, dirigée par Neuschwander, reprend alors les activités horlogerie de Lip, 830 ouvrier·es étant progressivement réintégré·es tout au long de l’année 1974.

11 mars 1974 : La fin de la grève. Un premier ensemble de 135 ouvrier·es et employé·es reprennent le travail.

Décembre 1974 : Les dernier·es des 830 salarié·es de Lip encore en formation reçoivent leur lettre d’embauche.

Mais la bourgeoisie n’avait pas dit son dernier mot…

Claude Neuschwander, patron de gauche, ainsi que ses appuis veulent montrer qu’un autre type de gestion est possible chez Lip, dans l’esprit de mai 1968. Antoine Riboud met à sa disposition un journaliste du Nouvel Observateur pour illustrer cette expérience dans le livre Patron, mais… (1975). Ce secteur de gauche du patronat, fondamentalement désireux de garder sa place tout en s’adaptant à l’air du temps, ne fera pas long feu…

Mais Neuschwander et les salarié·es de Lip vont subir les assauts de l’État et des secteurs ultra-majoritaires de la bourgeoisie, bien décidés à torpiller l’expérience et à imposer l’ordre bourgeois dans toute ses dimensions. Il faut punir les Lip, pour empêcher la reproduction d’une telle expérience, terrifiante pour les exploiteurs… Les secteurs dominants de la bourgeoisie et son gouvernement voulaient éviter un risque d’embrasement ouvrier et syndical au niveau national. Pour cela il fallait mettre à mort l’entreprise.

Plusieurs éléments se conjuguent pour torpiller la gestion Neuschwander chez Lip. Pendant les deux années qui suivent son accession à la tête de Lip, la nouvelle équipe de direction rencontre des difficultés, certaines plutôt prévisibles, d’autres non. Les premiers éléments sont bien évidemment orchestrés pour casser Lip.

• Les interlocuteurs ont changé au sommet de l’État : Jean Charbonnel a quitté le ministère de l’industrie quand Giscard a été élu président en mai 1974 ; on a vu la position de Giscard sur Lip…

• Les fournisseurs n’honorent pas les commandes passées.

• Le tribunal de commerce en rajoute en demandant à Lip d’honorer les six millions de francs de dettes de l’ancienne entreprise auprès des fournisseurs (contrairement à ce que stipulaient les accords de Dole).

Tout cela se passe dans le contexte assez imprévisible de la crise qui suit le “premier choc pétrolier”, en octobre 1973 (lorsque les pays de l’OPEP ont décidé de multiplier par quatre les prix du pétrole brut). Cela achève de convaincre Giscard et son premier ministre Chirac d’en finir avec Lip pour ne pas apparaitre en état de faiblesse face aux syndicats, a fortiori dans un contexte économique instable. C’est ce que dit, notamment, Jean Charbonnel, dans le film Lip, l’imagination au pouvoir : “Ils ont assassiné Lip” ! Cela se traduit par de nouvelles attaques :

• Le ministère de l’Industrie suspend la subvention à Lip liée au plan Quartz.

Renault, alors entreprise nationalisée, annule ses commandes auprès de Lip de pendulettes de tableau de bord.

Acharnement de la bourgeoisie mais résistance des salarié·es

8 février 1976 : Antoine Riboud révoque Claude Neuschwander.

Avril 1976 : La Compagnie européenne d’horlogerie dépose le bilan.

5 mai 1976 : Les Lip entament une nouvelle occupation de l’usine et relancent la production de montres. Libé titre alors : “Lip, c’est reparti !”.

12 septembre 1977 : Vu l’absence de repreneurs, Lip est définitivement liquidée.

28 novembre 1977 : Après de longs débats, les Lip créent six coopératives (des SCOP) dont Les Industries de Palente, perpétuant sous forme d’acronyme le nom de LIP jusque dans les années 1980. La SCOP Les Industries de Palente est transformée en SARL en 1983, rachetée en 1986 par la Société Mortuacienne d’Horlogerie, SMH Kiplé, à son tour mise en liquidation en 1990.

À suivre

  1. Le mécanisme est expliqué dans le livre de Charles Piaget : On fabrique, on vend, on se paie. Lip 1973, Syllepse 2021, p.26. ↩︎