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Le choix du noir

Valentine Imhof se renouvèle à chaque livre dépliant le noir (même si elle ne peut pas prétendre que le noir ait été un “choix délibéré” comme elle le dit dans l’entretien publié sur le site de l’Émancipation https://www.emancipation.fr/2024/03/29/le-choix-du-noir-entretien-avec-valentine-imhof/) jusqu’à plier nos certitudes, troublant le jeu troublé du créateur et de son lecteur et de sa lectrice et nous entrainant dans le tourbillon inexorable d’une bonde.

Son premier roman, Par les rafales, empruntait les codes du polar pour s’en affranchir rapidement, in utero, tant la poursuite n’aura d’intérêt que pour découvrir la raison de la fuite d’Alex. Zippo poursuivait le genre en l’obscurcissant par une relation dépassant les convenances où l’essentiel n’est pas ce que l’on fait mais ce que l’on est. Avec Le Blues des phalènes (Trophée 813 du roman francophone 2023), Valentine Imhof entre dans une nouvelle dimension ; elle s’affranchit des codes, ne s’impose pas de limite, ni dans le temps, ni sur la durée, ni dans les personnages multiples, multipliés et uniques dans ce qu’ils nous disent…

Si la folie s’empare de ses personnages, c’est parce qu’ils sont mis à mal “par ce qu’ils subissent” alors ils basculent et collent à leur destin auquel il semble illusoire d’échapper. Ses livres sont des tragédies et ils/elles nous apprennent, sinon à les éviter, à détourner les balises et les contraintes. Comment définir mieux un appel à la révolte ? Par la littérature ?

Tatoo, c’est tout toi

Alex se sent proie et les chasseurs sont nombreux. Elle doit fuir, se débarrasser d’eux et s’en protéger. La bougeotte, une adresse mail par jour, l’élimination des sbires à ses trousses, un homme dans les Shetlands, un autre dans une chambre d’hôtel, et une gangue tatouée sur le corps comme une cotte de mailles, sauf au-delà du cou et en-deçà des chevilles et des poignets, composée des mots, des armes littéraires de la fiction poétique et de la poésie fictionnelle. Le tout sur fond de rock n’roll. Une femme tue car ils sont à ses trousses. Elle ne donne pas son prénom, “il le connaît déjà, c’est sûr. Ça et tous les autres renseignements que l’autre bâtard lui aura donnés” (page 13), elle butine entre Metz et Gand tandis que dans les Shetlands, Kelly tente de l’identifier… Une révélation. Un clavier brûlant et sonore dont vous ressortirez ému·e et changé·e en conservant l’image d’Alex, la femme-livre, une femme incandescente, éthérée et liquide : “Elle est à la fois vent, roche et flocon, l’eau qui se gonfle et se fracasse, la respiration rauque de la tourmente, la glace qui craque et tombe par plaques dans l’océan écumeux” (page 281).

Tu viens plus aux soirées ? Non, j’ai pas le temps, je lis

Le plaisir du Zippo qu’on ouvre, qu’on vrille et qu’on fait claquer, vous connaissez. Impossible d’arrêter de fumer si on possède un Zippo disait Gainsbarre. Mais celui qui consiste à introduire le feu dans le jeu amoureux, ça, vous ne connaissiez pas. C’est particulier. C’est celui auquel jouent Ted et Éva. Mais Éva s’en va. Et Ted la quête. “Il est le maître de ses émotions, de sa volonté, de sa souffrance”. Mais il ne la trouve pas. Alors il lui laisse des messages. Il brûle des jeunes femmes blondes. C’est tordu. “Seul compte l’instant de terreur que l’on saisit dans le regard de la victime au moment où on l’arrose d’essence, quand elle comprend ce qui va se passer.” Les flics Mia et Peter suivent son bilan carbone. C’est chaud. Ce roman bouillant, ardent est un appel aux douleurs, à l’abandon du pardon, au passé qui ne passe pas, au présent qui déçoit et au futur qui n’existe pas. Car chacun, le pied debout sur le frein, chacune les yeux bandés au volant, fonce droit sur le mur avec l’allant du communiant qui doute. Un roman. Une flaque d’essence. Un baiser. Un brasier. Un aphrodisiaque. Une claque. Dérangeant, renversant, époustouflant. Une narration sans pause. Un style sans concession.

La misère sans soleil

“Ailleurs, plus loin, les barrages, les canaux, l’irrigation, le maraîchage, les cohortes de cueilleurs à 1¢ de l’heure, les routes les rails, les convois de désespérés qui affluent tous les jours plus nombreux pour fuir leur misère et découvrir qu’elle les accompagne où qu’ils aillent, où qu’ils soient, qu’elle les talonne, qu’elle les précède, qu’elle est partout, irrémédiable.” Le Blues des phalènes, page 13.

Il est des livres qu’on avale, où la tension narrative est telle qu’on ne peut supporter l’arrêt de la lecture, il faut finir coûte que coûte, quitte à manger les lignes. Le Blues des phalènes n’est pas de ceux-là. Le roman de Valentine Imhof exige la réflexion, nécessite l’arrêt, pousse à se poser plus de questions que de donner des réponses. C’est, je crois, l’intérêt et la force du roman noir sur le policier. Il questionne là ou l’autre s’efforce de résoudre. Il pousse à quand l’autre impose de.

Valentine Imhof semble écrire en transe, survoltée par une colère constructive et délie ses personnages de leurs obligations sociétales. Elle parle elle de “constat désabusé”.

Roman choral qui suit quatre destinées en jonglant dans la chronologie et le temps, à rebours, en sautant en arrière, en avançant, quitte à perdre le lectorat, dans ces années trente aux États-Unis d’Amérique, années de la pauvreté et de la misère, des hobos et des clodos. Quatre fulgurances mortelles : Arthur, jeune, collectionnait les animaux en souffrance, adulte, devient le soldat porteur de morts, Pekka l’insaisissable qui change de nom (Joséphine, Jane…) pour changer d’avenir et Nathan, son fils, l’enfant de l’explosion que le mal pourchasse, tous deux nés de coups de bûche donnés sur la nuque d’un mari et beau-père violent et Milton le mouton noir de la famille qui a pris la route, s’est exilé (“dans un lieu qui n’intéressait plus les hommes”, p.17) et refuse le monde.

Ces personnages sont nés à Halifax, en 1917, lors de l’explosion causant des milliers de mort·es, annonçant d’autres à venir. La déflagration détruit, elle expulse et elle crée. Les conditions de notre monde, nos années trente, notre guerre, notre fin. En l’attendant, chacun chacune va survivre, à sa manière, en acceptant ou refusant ce qu’on leur met sous les yeux ou dans la bouche. C’est leur seul luxe ici-bas car rien n’existe là-haut (“[…] elle a renoncé à la religion”, à “devenir un de ces Bienheureux et avoir, enfin, le droit de se vautrer dans la béatitude aux côtés de l’Éternel, il fallait d’abord claboter […]”, p.352) qui puisse consoler, pauvres ils sont ou devenus, pauvres ils resteront ou deviendront “tant qu’on peut continuer à tricoter son bas de laine en la tondant sur le dos des autres” (p.275).

Ils fuient par nécessité ou par courage leur ligne de vie. L’avenir est aussi radieux que le présent, et ce n’est pas parce que les lendemains ne chantent pas qu’il faut ne pas rêver de fredonner jusqu’à ce que le “fanal fumeux d’un espoir illusoire” soit agité et que “les phalènes viennent s’y brûler” (p.293).

On pense à Steinbeck*. On a envie de relire Zinn**. On évoque McCarthy***.

* Les raisins de la colère, ** Une histoire populaire des États-Unis, *** La Route.

On est tout simplement dans un roman de Valentine Imhof.

Le Blues des phalènes est le récit de la violence intolérable qui s’abat, s’abat et s’abat. Valentine Imhof rend hommage à ces passagers transparents de notre monde, “toujours les mêmes qui morflent”.

François Braud

 Par les rafales, Valentine Imhof, Le Rouergue noir, 2018, 285 pages, 20€.

 Zippo, Valentine Imhof, Le Rouergue, 2019, 265 pages, 20e.€Poche 8.50€.

Le Blues des phalènes, Valentine Imhof, Le Rouergue noir, 2022, 474 pages, 23e. 10/18 polar, 9.20e.

À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr