Le propos de la pièce est sympathique et accordé aux luttes actuelles : il démonte le stéréotype de la beauté féminine et celui de la “réussite”. Et critique un certain fonctionnement de la famille traditionnelle.
Le personnage de la mère, grotesque et outrageusement conventionnelle, devient dans la seconde partie celui de la fille, Tita, rebelle et déjantée.
Visage quelconque, chevelure hirsute, silhouette lourde dénuée de la moindre grâce : les tenues comme les accessoires, de la manifestante à l’épouse, étant aussi peu seyants et bien assortis que possible. Disharmonie qui interpelle comme contestation de l’élégance obligatoire pour le genre féminin.
Le talent de la comédienne à travers ces métamorphoses de la mère à la fille et vice-versa est étourdissant de savoir-faire, notamment dans les jeux de physionomie et le rythme du monologue avec ses changements de ton hilarants.
Deux écueils viennent affaiblir cette savante et hardie élaboration.
Le majeur est la faiblesse du texte, surtout dans la première partie où la mère est en scène. Tout l’art du théâtre ne peut sauver un texte faible. Là surgit le dilemme bien connu des auteur·es de théâtre et des auteur·es tout court : comment donner relief à un tissu de platitudes, les nôtres dans l’ordinaire de nos vies consensuelles, dociles aux canons de la société ? C’est là qu’intervient la magie de la littérature celle, pour ne citer que les plus notoires, des Beckett, des Ionesco, des Adamov et de romancier·es telle Marguerite Duras. En effet il ne s’agit pas de reproduire telle quelle la banalité d’un discours mais de la travailler par de mystérieux retraits, ajouts, décalages de plans, rapprochements inattendus qui vont transformer le réel en matière artistique et provoquer, avec la réflexion, sourire et rires grinçants du public : de quelles sottises, de quelles inanités sommes-nous capables, caractéristiques de notre époque et de notre milieu !
Sans doute est-ce cette comparaison implicite avec des textes prodigieux qui font tant remarquer et regretter ce “degré zéro” 1 du texte, dans sa majorité.
Dans la deuxième partie où la fille est en scène, il s’envole parfois grâce à des trouvailles comme à propos des psychanalystes… ou de la solitude de chacun·e : “Je n’arrive pas à trouver ma place…”. Il faudrait en truffer aussi la partie précédente, longue et pesante.
Deuxième écueil, quant à la mise en scène cette fois : la volonté de renverser l’habituel usage des corps féminins parfaits sur scène comme à l’écran est suffisamment apparente pour ne pas en rajouter ; le nez rouge est de trop et semble vouloir faire basculer le texte déjà essoufflé dans une pantomime clownesque où il disparaîtrait tout à fait…
Un peu d’allègement et de risque imaginaire, tant dans la prose que dans l’accoutrement augmenterait d’un cran la valeur de la démonstration et du coup l’intérêt des spectateur·trices.
Ces remarques n’ôtent rien à l’admiration qu’on peut éprouver pour la performance d’Anne Touati à qui nous souhaitons un beau succès en ce printemps et au-delà.
Marie-Claire Calmus
La grâce de la tortue ou comment je n’ai pas réussi à rater ma vie de et avec Anne Touati, mise en scène de Laurence Labrouche, TDM. (Théâtre Darius Milhaud, 80 allée Darius Milhaud, 75019 Paris). Les 7, 21, 28 avril 2024 et le 5 et 26 mai 2024 à 15h.
- Le degré zéro de l’écriture : notion critique et titre d’un ouvrage célèbre de Roland Barthes (1953). ↩︎