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De Manouchian à Gaza

Quand Macron avait annoncé qu’il allait “panthéoniser” Manouchian, l’UJFP avait publié un communiqué intitulé “Une OQTF pour Manouchian ?”

À quoi sert la mémoire ?

Ce n’est bien sûr pas un devoir. Se souvenir d’un événement dont on pense qu’il a été bénéfique pour l’humanité, c’est propager les actes et les idées de celles et ceux qui l’ont vécu. C’est quelque part considérer ces actes comme des exemples, des sources d’inspiration, des voies à suivre.

Dans ce qu’on appelle le groupe Manouchian, il y a l’Affiche Rouge (10 noms) et les 23 fusillés du Mont Valérien (Olga Bancic a été guillotinée à Stuttgart). Plus largement, il y a les 67 arrêté·es lors de la rafle organisée en novembre 1943 par la police française (les Brigades Spéciales) qui ont été torturé·es et livré·es à la Gestapo. Il y a aussi quelques membres qui ont échappé à la rafle et survécu à la guerre (Cristina Boïco, Boris Holban…).

Ces militant·es venu·es de nombreux pays avec une forte proportion de Juifs/ves étaient communistes et internationalistes. Beaucoup avaient combattu en Espagne dans les Brigades Internationales. Ils/elles combattaient le fascisme, le racisme, le militarisme. Ils/elles ont été combattu·es par un appareil d’État français entièrement dévoué à l’occupant.

Monsieur “En même temps” en a fait autre chose. Il en a fait des “patriotes”. Il a gommé l’internationalisme et le rôle central du régime de Vichy. Mais surtout, il a permis aux ennemi·es de toutes les valeurs de Manouchian de participer à cette commémoration. On y trouve bien sûr les héritiers de Pétain, Jordan Bardella qui pense que Jean-Marie Le Pen n’est pas antisémite ou Éric Zemmour pour qui “Pétain voulait sauver les Juifs”.

Célébrer des étranger·es quand on laisse les migrant·es se noyer en Méditerranée, qu’on projette de supprimer le droit du sol et qu’on vote la loi immigration qui établit la préférence nationale, tout ceci a un côté obscène. Darmanin et Macron y ont rajouté le fait que le cercueil des époux Manouchian a été porté par la Légion étrangère, celle qui a torturé et fait tourner la gégène en Algérie.

Arcueil le 22 février

Deux couples de FTP-MOI ont vécu pendant l’occupation à Arcueil, avenue Richaud. Ils/elles ont été suivi·es puis arrêté·es par la police française. Il y avait le couple Tenenbaum-Lerner. Baruch Lerner a été fusillé en octobre 1943. Hadassa Tenenbaum a été déportée à Auschwitz. Elle en est revenue, a retrouvé son fils Daniel et a émigré en Israël.

Et il y avait le couple Chilischi-Stambul. Menika Chilischi, communiste bessarabienne, a été gazée dès son arrivée à Auschwitz. Yakov Stambul, mon père, a probablement été le seul des 67 raflé·es de novembre 1943 à avoir survécu à la guerre. Il a été déporté à Buchenwald et est revenu.

La mairie d’Arcueil a organisé le 22 février une cérémonie très digne devant une cinquantaine de personnes, toutes plus ou moins liées à la M.O.I. Le maire a terminé son discours en dénonçant la montée de l’extrême droite et la loi immigration. Rien à voir avec la tentative de récupération au Panthéon.

J’ai prononcé un petit discours. Sur mon père, depuis le jeune juif communiste affrontant les “gardes de fer” à Bucarest, jusqu’à la torture et Buchenwald en passant par les déraillements de train. J’ai cité des propos qu’il a tenus peu avant sa mort en 1989 et qui s’appliquent tellement aux Palestinien·nes. Évoquant son engagement dans le groupe Manouchian, il m’a dit “tu sais, on savait que si on ne combattait pas, on était condamné à mort et si on combattait, on était aussi condamné à mort. Alors on a choisi de combattre”. J’ai terminé mon discours sur l’actualité : le droit du sol, la loi immigration. Et j’ai dit que le génocide à Gaza m’était d’autant plus insupportable que je suis juif et que le crime se fait en mon nom.

Daniel Lerner a été très gêné. Il a expliqué brièvement que son père a eu le même genre de jeunesse que le mien. Et il a dit qu’il est Israélien et qu’il n’oubliera jamais qu’Israël a été un refuge pour les Juif et Juives persécuté·es. Il m’évitera toute la soirée. Ses propos me renforcent dans l’idée que la communauté internationale s’est défaussée de sa responsabilité majeure dans le génocide nazi en se débarrassant de ses Juif/ves et en faisant payer le prix de ce génocide aux Palestinien·nes.

Comment devient-on génocidaire ?

Aucun peuple, aucun groupe humain ne peut être sûr de ne pas sortir un jour de l’humanité. Au sortir de la Deuxième guerre mondiale, des soldats qui avaient combattu les nazis ont commis les pires crimes de guerre en Algérie ou en Indochine. Des rescapé·es du génocide nazi ont participé au nettoyage ethnique contre les Palestinien·nes.

Hannah Arendt parle de la banalité du mal après avoir observé Adolf Eichmann à son procès. Un être normal, plutôt médiocre, voulant à tout prix prouver qu’il pouvait réaliser tout ce qu’on lui demandait.

On en est là en Israël : des soldat·es peuvent visiter le mémorial Yad Vashem à Jérusalem. Au lieu d’en déduire : “Plus jamais ça, plus jamais de génocide, de racisme, de déshumanisation de l’autre”, ils et elles assimilent collectivement les Palestinien·nes aux Nazis puisque la propagande officielle dit que ceux et celles qui contestent la politique israélienne sont des antisémites. Ils disent : “Que cela ne NOUS arrive plus jamais”. Autrement dit, au nom de notre sacrosainte sécurité, tout est permis, y compris exterminer les femmes et les enfants…

Et ils tuent sans état d’âme.

Israël est une société toxique qui transforme des gens normaux en des racistes suprémacistes. Au jardin d’enfant, on construit des chars avec des bouchons et des buvards. Dès que l’élève sait écrire, il/elle envoie une lettre aux soldat·es. On lui explique en histoire que les Juifs et Juives ont toujours vécu là, que les Arabes sont des intrus·es, que personne n’aime les Juif/ves. Les Juif/ves sont des victimes et leur seule chance de ne pas être jeté·es à la mer, c’est d’être toujours les plus fort·es. À 18 ans, filles et garçons partent à l’armée. Deux ans pour elles, trois ans pour eux. Ils/elles en ressortent décervelé·es et dans certains cas, ils/elles ont déjà commis des meurtres de masse. Ils/elles ne rencontrent plus les Palestinien·nes : le mur et le blocus de Gaza font que “l’autre” n’existe plus.

C’est comme cela que l’extrême droite, même divisée, est devenue hégémonique dans tous les secteurs de la société israélienne. C’est comme cela que politicien·nes, médias et rabbins appellent ouvertement à tuer et affamer toute la population de Gaza sans état d’âme, sans avoir l’impression de faire quelque chose d’immoral.

La société israélienne jouit d’une impunité totale, quoi qu’elle fasse. Elle a longtemps vécu dans le déni : “Nous n’avons expulsé personne”, “Nous avons été attaqués, nous avons le droit de nous défendre”. Elle assume désormais : “Nous ne voulons pas vivre avec ces gens-là”, “Nous aurions dû tous les chasser, nous allons finir le travail”.

Comment devient-on complice des génocidaires ?

Depuis le 7 octobre, en moyenne un enfant de Gaza est tué tous les quarts d’heure. Comment en est-on arrivé là ? Comment les dominant·es peuvent-ils impunément soutenir politiquement, économiquement et militairement les génocidaires ?

Le capitalisme qui règne sur la planète est en grave crise. En quelques années, une énorme partie des richesses est passée du salariat, de plus en plus précarisé, vers les dividendes des actionnaires. L’inégalité est plus criante que jamais. Par millions des humains partent au risque de leurs vies vers les métropoles capitalistes.

Les droits difficilement acquis par les peuples et par les travailleur·euses deviennent un obstacle face à la rapacité qui s’est généralisée dans le capitalisme mondialisé.

Dans ce monde incroyablement inégalitaire, l’écrasement des Palestinien·nes est un enjeu pour les dominant·es. C’est montrer qu’on peut tout écraser, même la résistance d’un peuple qui dure depuis des décennies.

Israël est devenu un modèle pour beaucoup de classes dominantes : un pays capable d’enfermer et de réprimer une population réputée dangereuse, un pays utilisant les technologies les plus avancées et les armes les plus novatrices, un exemple de reconquête coloniale, d’apartheid assumé…

En abreuvant Israël d’armes, les dirigeants états-uniens prennent des risques : celui d’être considérés (à juste titre) comme complices d’un génocide. Et celui de généraliser la loi de la jungle sur la planète en achevant ce qui reste du droit international.

Il y a d’autres complices : ceux qui, après avoir perverti la laïcité, pervertissent le féminisme et la mémoire de l’antisémitisme. Le jour où ces lignes sont écrites, Gabriel Attal débarque à Sciences Po Paris et exige des sanctions contre des étudiant·es qui ont organisé un meeting pour la Palestine. L’accusation est multiple : antisionisme, wokisme, séparatisme.

Ce maccarthysme est aussi dangereux qu’obscène. Le sionisme est une idéologie raciste et suprémaciste. Invoquer l’antisémitisme pour défendre des génocidaires, ça devrait être impossible.

Manouchian, reviens, ils sont devenus fous.

Pierre Stambul