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Santé publique, année zéro

Un petit ouvrage qui pointe efficacement tous les dérèglements, hélas durables, de la “gestion” de la crise sanitaire.

Une des analyses essentielles porte sur le leurre, dénoncé aussi par Jacques Rancière 1 et Christian Dardot et Pierre Laval 2, de la liberté individuelle confondue au néo-libéralisme.

À revers des services publics, celui-ci consiste à rejeter sur chacun·e la responsabilité sanitaire tout en le soumettant à un arsenal de mesures punitives – le choix, là où la vie semble en jeu, n’est en fait qu’obéissance, mais quand cependant triomphe la liberté de jugement comme pour la vaccination ou le “pass sanitaire”, elle est sanctionnée comme indésirable – ce qui amena de rares membres du personnel hospitalier à se demander s’ils/elles devaient soigner les malades non vaccinés…

“Confirmant la centralité d’un patient-acteur participant pleinement à son parcours de santé, la loi de 2002 réactive les ambiguïtés de l’empowerment propre au nouveau libéralisme […] au lieu d’affronter la question politique majeure qui aurait dû être au cœur de la  notion de démocratie sanitaire, celle de l’articulation entre les dynamiques locales ou communautaires de groupes d’action et le cadre national de la souveraineté populaire, elle tend à réduire la démocratie dans le sillage de la tradition libérale classique, à un agrégat d’individus porteurs de droit antécédents auxquels le nouveau libéralisme intime en outre la charge et le devoir de devenir entrepreneurs d’eux-mêmes en retrouvant  le pouvoir d’agir. De la loi de 2021 il ne restera d’ailleurs plus que cette figure du patient autonome « acteur de son parcours de santé »”.

Ainsi on fait à la fois l’impasse sur les collectifs capables d’influer sur les politiques de santé comme le rappelle très bien Pascal Bruckner dans L’Euphorie perpétuelle 3 à propos des luttes, à long terme efficaces, des groupes de malades du SIDA, précédées de celles des Alcooliques anonymes (avant les années 40 aux États-Unis) et des malades du cancer dans les années 70 ; et sur l’engagement de l’État, y compris financier dans le développement et l’amélioration des services publics. “Les droits des malades garantis inconditionnellement par la loi de 2002 ont glissé insensiblement  à la définition de tout un ensemble de devoirs.[…] Dès les années Sida une tension s’installe entre les visées essentiellement émancipatrices et  universelles de communautés de patients et le repli communautaire fonctionnant exclusivement comme des groupes d’intérêts et n’hésitant pas à basculer dans les pratiques de lobbying programmées avec les laboratoires en vue d’accélérer l’accès à l’innovation, l’intensification des essais cliniques et la prise en charge financière des nouveaux traitements par la collectivité. Cette deuxième tendance a contribué paradoxalement à conforter le magistère des autorités sanitaires. Car en limitant les capacités cognitives et épistémiques concédées aux associations de  patients à la seule détermination de leurs intérêts particuliers, les autorités sanitaires se sont arrogé mécaniquement le droit d’arbitrer au nom de l’intérêt général et des politiques publiques définies en haut lieu par le législateur la compétition entre ces groupes d’intérêts […] C’est le nouage entre la co-construction du savoir en santé et  la visée commune qui faisant défaut à  l’origine a affaibli  la démocratie sanitaire et qui permet aujourd’hui d’expliquer qu’elle se soit à l’occasion de cette crise si rapidement effondrée. Et puisque aucun groupe d’action communautaire n’a réussi à se faire entendre dans l’espace public, la démocratie sanitaire s’est retrouvée sans voix (à commencer par la Conférence Nationale de Santé et les conférences régionales de la santé et de l’autonomie)”.

De même les auteurs insistent sur les rapports entre pandémie et inégalité 4 : “En France sur l’année 2020-2021, les plus pauvres apparaissaient clairement comme les plus à risques par rapport à la population générale. […] se concentrant dans les quartiers les plus densément peuplés et occupant aussi le plus souvent les logements les plus exigus. […] On était malade et on mourait plus souvent de sa position dans la société”.

Sur le plan des libertés, le livre remet en question vaccination quasi-obligatoire et “pass sanitaire” en montrant que continûment l’information officielle a été truquée pour faire adopter de force ce qui avait été déjà décidé d’en haut, “la balance bénéfice – risque” proposée par le médecin-porte-voix entre autres, des volontés gouvernementales.

Ce traitement autoritaire de la crise dont nous avons tous largement écrit et parlé a été amplifié, fortifié par les nouvelles technologies, notamment au moyen des applications numériques ou leurs tentatives avortées :

Loin d’être un gadget comme allait le déplorer avec un temps de retard et beaucoup d’inconséquence le Sénat (après l’avoir voté), le“pass était l’expression d’un monde et l’emblème d’une politique : celle dans laquelle les autorités pouvaient directement modifier par des applications numériques les droits et les devoirs de chaque citoyen”.

La conclusion nous appelle à réagir : “En espérant contribuer par ce livre à ce que nos consciences, enchaînant les faits de ces dernières années, sortent enfin de la sidération et passent « d’un fait à l’autre », d’un fragment de réalité au suivant, nous attendons d’elles qu’elles se remettent en mouvement”.

Marie-Claire Calmus

  • Santé publique, année zéro, Barbara Stiegler et François Alla, Tracts Gallimard, 2022, 3,90 €.
  • À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr)
  1. Jacques Rancière, Les Trente Inglorieuses, Éditions de la Fabrique, 2022. (Dernier chapitre : Une bonne occasion ?) ↩︎
  2. Pierre Dardot et Christian Laval, Le Nouvel Ordre du monde. Essai sur la société néo-libérale, NRF Gallimard, 2010. ↩︎
  3. Pascal Bruckner, L’Euphorie perpétuelle, Éditions Grasset, 2000. ↩︎
  4. Pandémie et Inégalité, conférence de Jacques Rancière à Rome au printemps 2022. ↩︎