La guerre en Ukraine nous rappelle que le capitalisme est porteur de guerre et que la richesse des complexes militaro-industriels se fait au prix de la mort de milliers et de milliers de personnes sous toutes les latitudes. Les États-Unis ont fourni à l’Ukraine plus de quatre milliards d’aides en armements depuis l’élection de Biden. De nombreux pays, comme la France, y pourvoient aussi. Si la pression de l’OTAN sur la Russie est réelle, l’attaque délibérée des armées de Poutine en Ukraine est insupportable.
Après les massacres perpétrés en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie, en Libye et en Afrique, la Russie exerce brutalement sa volonté de puissance en Ukraine. Les motivations avancées par Poutine apportent un éclairage sur la nature de son régime.
Poutine historien
Si la préparation de l’opinion publique russe face aux menaces de l’Ouest dure depuis de nombreuses années, Poutine justifie lui-même à l’avance l’annexion de l’Ukraine dans un long article le 12 juillet 2021.( https://lalettrepatriote.com/de-lunite-historique-des-russes-et-des-ukrainiens) .
Remontant à la Rus’ de Kiev, il déclare que : “Les habitants des terres russes occidentales et orientales parlaient la même langue [et] leur foi était orthodoxe”. Il caractérise la domination polono-lituanienne comme “catholique, évinçant l’orthodoxie”. Il ajoute : “Aux XVI-XVIIe siècles, le mouvement de libération de la population orthodoxe gagnait en force dans la région du Dniepr. Bohdan Khmelnitski lance alors des appels à Moscou. Le 1er octobre 1653, les membres de l’organe représentatif suprême de l’État russe décident de soutenir leurs frères dans la foi et de les prendre sous leur patronage”. L’Empire tsariste devient alors, pour Poutine, le protecteur de l’orthodoxie et de la langue russe pour “les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses [qui] sont tous des descendants de l’ancienne Rus’”.
Puis, il arrive à la révolution : “Lors de la création de l’URSS […] un débat assez vif entre les dirigeants bolcheviques a abouti à la mise en œuvre du plan de Lénine visant à former un État unifié sous la forme d’une fédération de républiques égalitaires. Le droit pour les républiques de se séparer librement de l’Union a été inclus […] dans la Constitution de l’URSS. Ce faisant, les auteurs ont planté dans les fondations de notre État la bombe à retardement la plus dangereuse”.
Enfin, il passe à l’effondrement de l’URSS, au soutien russe dont l’Ukraine a bénéficié, à l’appauvrissement de l’Ukraine et à “l’ambition de radicaux et néonazis”. [De plus,] “petit à petit, l’Ukraine a été entraînée dans un jeu géopolitique dangereux visant à faire de l’Ukraine une barrière entre l’Europe et la Russie, un tremplin contre la Russie”.
Après la révolte sur la place Maïdan en 2014, il décrit un pouvoir ukrainien inféodé à l’Ouest, s’opposant à la langue russe et classant Bandera, qui a collaboré avec les nazis, parmi les héros nationaux. Dans le même temps, “les habitants de Donetsk et de Lougansk ont pris les armes pour défendre leur foyer, leur langue et leur vie après l’horreur et la tragédie du 2 mai 2014 à Odessa où les néo-nazis ukrainiens ont brûlé vifs des personnes”.
En conclusion, il rassure : “Nous respectons la langue et les traditions ukrainiennes. Nous respectons le désir des Ukrainiens de voir leur pays libre, sûr et prospère. […] Je suis convaincu que la véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie”.
Ce vaste tour d’horizon cache mal la volonté d’annexer l’Ukraine ou, pour le moins, de lui imposer un pouvoir qui lui soit totalement favorable, à l’image de la Biélorussie.
Poutine lance l’offensive
Sept mois plus tard, le 21 février 2022 (https://www.revuepolitique.fr/intervention-du-president-de-la-federation-de-russie/), Poutine reprend : “L’Ukraine […] est une partie inaliénable de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel. […] Les habitants du sud-ouest de ce qui a été historiquement la terre russe se sont appelés Russes et Chrétiens Orthodoxes”.
Il revient sur la responsabilité de Lénine dans l’indépendance de l’Ukraine à l’intérieur de l’URSS, celle de Khrouchtchev dans l’attribution de la Crimée à l’Ukraine et, enfin, du PCUS dans l’attribution en 1989 aux “Républiques de l’URSS de tous les droits propres à leur statut d’États socialistes souverains”.
Revenant à l’actualité, il déplore l’ingratitude de l’Ukraine : “Les responsables de Kiev ont remplacé le partenariat par une attitude parasitaire agissant parfois de manière extrêmement effrontée”. Il souligne les difficultés économiques et la désindustrialisation. Il accuse Kiev de lutter contre la langue russe, “de préparer la destruction de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou”, de préparer des “hostilités contre notre pays, la Russie”, d’avoir “l’intention de créer ses propres armes nucléaires”, etc.
Il souligne qu’en 1990, “lorsque l’unification allemande a été discutée, les États-Unis ont promis aux dirigeants soviétiques que la juridiction ou la présence militaire de l’OTAN ne s’étendraient pas d’un pouce vers l’Est [et que maintenant] l’Alliance, son infrastructure militaire a atteint les frontières de la Russie”. Enfin, il rappelle ses demandes faites aux États-Unis en décembre 2021 : “Les propositions de base de la Russie : Premièrement, empêcher une nouvelle expansion de l’OTAN. Deuxièmement, faire que l’Alliance s’abstienne de déployer des systèmes d’armes d’assaut aux frontières russes. Et enfin, ramener la capacité et l’infrastructure militaires du bloc en Europe là où elles étaient en 1997”.
Pour terminer, il en vient aux habitants du Donbass tués par l’armée ukrainienne. En conséquence, il “estime qu’il est nécessaire […] de reconnaître immédiatement l’indépendance et la souveraineté de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Lougansk […] et de ratifier ensuite le traité d’amitié et d’assistance mutuelle avec les deux républiques”.
La perspective est parfaitement claire, à défaut d’être explicite. Ce sera la guerre.
Le 24 février 2022, il s’adresse à la population (https://www.revuepolitique.fr/intervention-du-president-poutine-24-fevrier-2022/). Il attaque l’Occident soumis aux États-Unis : “Sans aucune autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, ils ont mené une opération militaire sanglante contre Belgrade. Puis vint le tour de l’Irak, de la Libye et de la Syrie”. Puis, rapidement, après une allusion à la Seconde Guerre mondiale, il ajoute : “Ceux qui aspirent à la domination du monde déclarent publiquement, […] que nous, la Russie, sommes leur ennemi. […] La poursuite de l’expansion de l’infrastructure de l’Alliance de l’Atlantique Nord et l’aménagement militaire du territoire de l’Ukraine sont inacceptables pour nous”.
“Les Républiques populaires de Donbass ont demandé l’aide de la Russie”.
“J’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. […] Son but est de protéger les personnes qui ont été soumises à des abus, à un génocide par le régime de Kiev pendant huit ans. Et à cette fin, nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine. […] Quiconque tente d’interférer avec nous, et encore moins de mettre en danger notre pays et notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et vous conduira à des conséquences auxquelles vous n’avez jamais été confrontés dans votre histoire”.
Les raisons de Poutine sont claires : l’OTAN représente un danger proche pour la Russie, l’Ukraine est russe mais des nazis ukrainiens sous influence étasunienne servent de cheval de Troie à l’Occident contre la Russie. Le tout est habillé de considérations spirituelles, culturelles, religieuses : la nation, l’orthodoxie et l’épopée contre le nazisme entre 1941 et 1945.
L’argumentaire peut paraître grossier, mais il semble résonner dans l’imaginaire populaire, quand il ne prend pas des formes de fanatisme.
Un nationalisme exacerbé
Timofeï Sergueïtsev, consultant à l’Université d’État Lomonossov de Moscou et l’un des principaux idéologues de la théorie de la “dénazification” de l’Ukraine, a mis en ligne un article le 4 avril 2022. (https://clio-texte.clionautes.org/concept-denazification-ukraine-selon-timofei-sergueitsev.html)
Il déclare : “Nous n’avons pas besoin d’une Ukraine nazie, bandériste, ennemie de la Russie et instrument de l’Occident pour détruire la Russie. Aujourd’hui, la question de la dénazification est passée au plan pratique. […] La dénazification est un ensemble de mesures à l’égard de la masse nazie de la population, qui ne peut techniquement pas être directement poursuivie au nom des crimes de guerre. Les nazis qui ont pris les armes doivent être détruits autant que possible sur le champ de bataille. Il ne faut pas faire de distinction significative entre les forces armées ukrainiennes et les forces dites de sécurité nationale […]. [La dénazification] consiste en une rééducation : non seulement dans la sphère politique, mais nécessairement aussi dans la sphère de la culture et de l’éducation. […] À ce titre, le pays dénazifié ne peut être souverain. […] La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération, celle qui va naître, grandir et mûrir dans les conditions de la dénazification. […] L’élite bandériste doit être éliminée, il est impossible de la rééduquer. Le « marigot » social qui l’a soutenue activement et passivement par son action et son inaction doit assimiler l’expérience de la guerre comme une leçon historique et une expiation de sa culpabilité”.
Ainsi, ce n’est pas seulement les petits groupes néonazis, les dirigeants ukrainiens assimilés à des nazis, mais l’ensemble de la population qui se trouve visée, y compris les enfants qui vont naître, qu’il s’agit de rééduquer. De la même façon, il ne reconnaît pas les lois sur les prisonniers de guerre et prête un rôle rédempteur à la guerre. Ensuite, il se projette géographiquement sur une base religieuse pour de futures avancées : “« La province catholique » a peu de chances de faire partie des territoires pro-russes. Une garantie que cette Ukraine résiduelle restera neutre devrait être la menace d’une poursuite immédiate de l’opération militaire. Cela nécessiterait probablement une présence militaire russe permanente sur son territoire”.
Suit une série de recommandations : éliminations physiques, mise en place d’un gouvernement ad hoc, dénonciations, épurations, monuments commémoratifs, etc. Enfin, la Russie libérée des contingences occidentales pourra se tourner vers les pays qui ont été opprimés par l’Occident pendant des siècles.
Le personnage est certes caricatural, mais Mein Kampf ne le paraissait-il pas ?
La politique de Poutine en Ukraine induit des enjeux géopolitiques que Sergueï Karaganov précise.
Besoin d’une victoire
Bruno Maçães a interviewé Sergueï Karaganov le 28 mars 2022, un proche de Poutine et de Sergueï Lavrov, favorable à la guerre en Ukraine. (https://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/la-russie-ne-peut-pas-se-permettre-de-perdre-nous-avons-donc-besoin-dune-sorte-de-victoire.html) Karaganov rappelle les objectifs de la guerre : “Le premier objectif est donc de mettre fin à l’expansion de l’OTAN. Deux autres objectifs ont été ajoutés : l’un est la démilitarisation de l’Ukraine ; l’autre est la dénazification […]” Il confirme qu’il s’agit d’une confrontation avec les États-Unis et qu’il faut une victoire pour la Russie et, qu’à défaut, une escalade dangereuse est possible. “J’espère qu’un accord de paix entre nous et les États-Unis, et entre nous et l’Ukraine, pourra être conclu avant que nous ne nous enfoncions davantage dans ce monde incroyablement dangereux”.
L’entretien porte principalement sur les relations internationales et les changements qui se dessinent. “Je pense que le plus grand perdant sera l’Ukraine ; un perdant sera la Russie ; un grand perdant sera l’Europe ; les États-Unis perdront quelque peu ; et le grand vainqueur est la Chine”. Il considère cette guerre comme existentielle. Il est relativement confiant en affirmant que “si le pire se produit, ce ne sera pas la dissolution du pays ou l’effondrement. Je pense que ce sera plus proche d’un régime autoritaire dur que de la dissolution du pays. Mais malgré tout, la défaite est impensable”.
L’entretien se termine sur des considérations concernant l’Occident, l’effondrement d’un système économique et la fin de la mondialisation. Les conséquences seront inévitables : “La civilisation occidentale nous a apporté à tous de grands avantages, mais aujourd’hui, des gens comme moi et d’autres remettent en question le fondement moral de la civilisation occidentale. […] La démocratie sous sa forme actuelle dans la plupart des pays européens ne survivra pas, car dans des circonstances de grande tension, les démocraties dépérissent toujours ou deviennent autocratiques”.
Les répercussions à l’intérieur de la Russie ne sont pas négligeables, mais les milliers de personnes qui ont eu le courage de protester contre la guerre semblent réduites au silence. Le régime de Poutine se trouve en voie de fascisation dans la société russe.
Un régime fasciste ?
Greg Yudin est philosophe et sociologue à l’École des sciences sociales et économiques de Moscou. Dans les jours qui ont suivi le début de la guerre, lors d’une manifestation, il a été battu par les forces de sécurité, au point d’être hospitalisé.
Le 6 avril (https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/060422/russie-debat-un-regime-fasciste-se-profile-en-russie-entretien-avec-greg-yudin), il affirme que, selon des sondages, 25 % de la population étaient opposés à la guerre. Mais, “depuis le début des manifestations anti-guerre, il existe de nombreuses preuves de coups, de tortures et d’agressions sexuelles dans les postes de police”. Aussi, la propagande, les lois répressives et la brutalité accrue de la police poussent la population à la passivité.
Il compare le régime de Poutine à celui de Napoléon III, mais aussi à celui de l’Allemagne entre les deux guerres. “De tels régimes, dirigés par un chef aux pouvoirs presque illimités, ont tendance à dégénérer en monarchies électorales qui étouffent toutes les contradictions internes et se montrent hostiles envers leurs voisins”.
Il explique que le signe Z qui se trouvent sur les véhicules militaires du district occidental (pour le mot russe “Zapad” qui signifie ouest) prend une autre signification pour la population. Celle-ci peut l’afficher sur son visage pour des manifestations (sportives ou patriotiques). Mais aussi : “On trouve maintenant le signe Z peint sur les portes des opposants à la guerre, souvent accompagné de menaces. Les signes en forme de Z que les gens forment avec leur corps dans toute la Russie sont encore plus effrayants. Non seulement les fonctionnaires, mais aussi les enfants dans les écoles et les jardins d’enfants sont invités à se rassembler en forme de Z et à saluer Poutine”. Il s’agit de discipliner et de créer un mythe rassembleur relié à un symbole. “Le nombre de personnes qui ont participé aux « installations » publiques de corps, qui portent le signe Z, qui l’affichent sur leur voiture ou qui l’utilisent sur les réseaux sociaux est énorme. J’estime qu’ils pourraient être entre 30 et 40 % dans tous les secteurs de la société”.
“L’accusation selon laquelle les autorités ukrainiennes soutiennent l’extrême droite est omniprésente dans le discours officiel russe. En février, elle s’est toutefois transformée en une rhétorique essentialiste, selon laquelle l’essence ukrainienne, qui serait russe par nature, aurait été contaminée par un élément national-socialiste. Le même narratif de « pureté » a été utilisé par Poutine, lorsqu’il a parlé de « l’ennemi intérieur », des prétendus « traîtres au peuple » qui devraient être « recrachés comme un insecte » par la société russe afin de préserver la santé de la société.
La vision de Poutine de l’histoire ukrainienne est désormais enfoncée dans la tête des enfants”.
Greg Yudin considère qu’aux “yeux du commandement militaire russe, la guerre est une guerre défensive contre les États-Unis/l’OTAN/l’Occident, ces termes étant utilisés comme synonymes. Le territoire ukrainien n’est que la première étape de cette grande guerre. Sa stratégie militaire est simple : menacer avec des armes nucléaires et conquérir des territoires. Il considère l’Occident comme fondamentalement faible, corrompu et lâche”. Ainsi les troupes russes en Transnistrie attendent la prise d’Odessa pour envahir la République de Moldavie.
Sa conclusion est que “seule la solidarité internationale peut mettre un terme à ce monstre. Et il faudrait l’arrêter maintenant, avant qu’il ne soit trop tard”.
En conclusion provisoire
La description que fait Greg Yudin est convaincante. Les exemples moins caractéristiques que sont les régimes polonais et hongrois sont autant de références comme régimes de type bonapartiste (https://www.mediapart.fr/journal/international/210422/ hongrie-pologne-quand-les-droites-extremes-sont-au-pouvoir). Un vernis démocratique avec des élections, une mise au pas des institutions judiciaires et parlementaires, des médias, une pléthore de lois liberticides, des régressions sociales, un engagement dans un néolibéralisme débridé, un nationalisme relié à des principes religieux portés par l’État et, pour la Russie, une agressivité au nom d’un peuple ethnicisé.
L’agression russe contre l’Ukraine transformera pour longtemps les équilibres géopolitiques antérieurs non seulement en Europe, qui a repris sa course aux armements, mais aussi entre les divers impérialismes. Si une éventuelle troisième guerre mondiale est aujourd’hui concevable et si la poursuite du délitement de la démocratie dans un contexte de crises économique, écologique et sociale est certaine, alors un effondrement de la société est possible.
En chercher l’issue est l’affaire de tous. Et, déjà de combattre de façon radicale les forces de guerre, de dictature et d’oppressions.
Michel Bonnard, le 27 avril 2022