Réfléchir ensemble pour préparer les nécessaires luttes à venir
Cette année encore, les camarades d’Émancipation tendance intersyndicale se sont réuni·es pour leur Semaine estivale à Saint-Martin-Valmeroux (Cantal). La canicule et la menace du Covid n’ont pas empêché la tenue de riches échanges sur l’analyse de la situation politique et syndicale, les perspectives de mobilisation pour la rentrée et l’année à venir, nos pratiques de lutte et pédagogiques. Nous publions ici les introductions aux débats.
La question d’une perspective révolutionnaire dans l’éducation est indissociable de la perspective révolutionnaire que l’on veut porter pour l’ensemble de la société. On partira ici de seulement deux caractéristiques de la société post révolutionnaire que nous voulons, d’autres aspects pouvant être abordés par ailleurs.
Nous voulons d’une part une société d’où les rapports de domination de toutes sortes sont éliminés, de là, la centralité de la notion d’émancipation, individuelle et collective, et d’autre part une société où le marché, avec son idéologie de la compétition et ses lois économiques, fondements du capitalisme, serait réduit à la marge, voire totalement éliminé pour faire place à une société de droits et d’égalité.
Quelle perspective pour les personnels ?
S’il n’y a plus de rapports de domination dans la société, il n’y a pas non plus de hiérarchie entre les tâches, et la division du travail ne se pose plus dans les mêmes termes. Dans le système éducatif, cela pourrait se traduire par le corps unique de tous les personnels, à supposer que dans la société idéale, la notion de corps de fonctionnaires ait encore un sens. Cela signifierait tout au moins que toutes les catégories de personnels que nous connaissons aujourd’hui ne feraient plus qu’un seul corps avec le même statut. ATSEM, agent·es, personnels administratifs, AED, éducateurs et éducatrices spécialisé·es, se verraient reconnu·es dans leurs fonctions éducatives, auraient le même temps de travail global que les enseignant·es, réparti entre temps d’intervention auprès des élèves, temps de préparation, temps ne nécessitant pas de préparation, tout cela dans le cadre général d’une réduction du temps de travail dans toute la société. De même il n’y aurait plus de chef·fes d’établissement ou de proviseur.es, ces fonctions seraient assurées par des personnels élu.es. Cela nécessiterait bien entendu une refonte totale du recrutement et de la formation des personnels, pour une formation initiale et continue détachée des injonctions hiérarchiques.
Une école sans rupture ni orientation précoce
S’il n’y a plus de hiérarchie entre les tâches, il ne peut subsister non plus de hiérarchie entre les savoirs, et notamment entre les savoirs manuels, techniques et généraux. L’objectif du système éducatif n’est plus de trier les élèves le plus tôt possible, pour en dégager une élite, mais d’assurer pour toutes et tous une culture scolaire émancipatrice, polyvalente et polytechnique.
Cela suppose une refonte complète du système éducatif de la maternelle à l’université, pour une scolarité pour toutes et tous sans orientation ni rupture jusqu’à 18 ans, dans des établissements à taille humaine avec des groupes classe réduits (par exemple pas plus de 20 élèves par classe).
Tous les étages de la scolarité actuelle seraient concernés par la réorganisation de la journée, de la semaine, des rythmes, des programmes, pour intégrer des disciplines comme la philosophie qui peut l’être dès le CM1 ou CM2, mais aussi le temps dévolu à l’apprentissage et à l’exercice de la démocratie par les élèves, aux projets pédagogiques inter-groupes ou inter-disciplinaires, à l’articulation entre travail en groupe classe et travail en petits groupes de soutien ou d’approfondissement. Dès la maternelle, les fondements des pédagogies coopératives comme celle du mouvement Freinet seraient mis en œuvre, considérant l’enfant comme sujet, auteur, avec des temps d’expression et de délibération institués.
Mais la transformation la plus radicale porterait sur le lycée tel que nous le connaissons actuellement.
Le lycée polytechnique et polyvalent
Tout d’abord il n’y aurait plus d’orientation à la fin de la troisième. Les trois voies actuelles, professionnelle, technologique et générale seraient refondues en une seule. Cela nécessiterait de nouveaux arbitrages concernant les horaires disciplinaires, pour que toutes et tous les élèves de lycée puissent continuer par exemple la pratique artistique et musicale, pour qu’ils/elles puissent poursuivre l’acquisition et l’approfondissement des éléments de culture manuelle, professionnelle et technologique, dont certains auraient été introduits dès l’école primaire et qui seraient maintenus jusqu’à la fin de la scolarité à 18 ans. L’ensemble du temps dévolu à la scolarité des enfants et des jeunes devant en effet rester dans un volume acceptable sur la journée et sur la semaine.
Concrètement cela signifierait que certains horaires actuels de disciplines ou de spécialités seraient réduits pour laisser la place aux nouveaux champs disciplinaires et autres activités.
Une culture scolaire émancipatrice pour toutes et tous
Cela nécessiterait aussi une réflexion approfondie sur les programmes, pour conjuguer cadre national et liberté pédagogique, pour déterminer la part de ce qui serait inclus dans la culture scolaire émancipatrice polyvalente et polytechnique pour toutes et tous, et ce qui serait réservé à la spécialisation. En effet, l’enseignement véritablement professionnel, la spécialisation dans telle discipline de l’enseignement général, ne commencerait qu’après la scolarité commune jusqu’à 18 ans. Pour autant, les quatre dernières années de la scolarité, jusqu’à 18 ans, ne seraient pas un simple décalque du collège unique. Les jeunes devraient pouvoir approfondir leurs connaissances dans des dominantes de leur choix, sans que jamais leurs options puissent prédéterminer de quelque façon que ce soit leur poursuite de formation spécialisée et professionnalisante après la scolarité commune. Toutes et tous à la fin de leur scolarité pourraient passer un examen terminal national commun qui serait une certification, une sorte de garantie des acquis. À l’issue de la scolarité commune, ils/elles pourraient choisir librement leur voie, d’autant plus que toutes et tous en auraient goûté les prémices et qu’il n’y aurait plus de hiérarchie sociale entre les tâches. L’accès aux études, aux formations post-bac serait garanti à toutes et tous.
Que deviendrait l’enseignement professionnel ?
Concernant les personnels, une partie serait reversée dans le lycée polytechnique et polyvalent, une autre partie dans l’enseignement post scolaire, qu’on appelle aujourd’hui post-bac. Pour elles et eux, la seule différence serait qu’ils/elles auraient des élèves plus âgés, dotés d’une culture scolaire mieux assurée. Leurs conditions de travail n’en seraient que meilleures.
On objecte souvent que l’enseignement professionnel est une voie de réussite pour les élèves en difficulté, dont l’orientation est socialement très marquée. En organisant dès le plus jeune âge une scolarité avec des classes à faible effectif, des temps de soutien avec des effectifs très réduits, des pédagogies adaptées fondées sur la coopération et le tâtonnement expérimental, une formation des personnels adéquate, dans un tout autre environnement social, il sera possible de réduire et de marginaliser l’échec scolaire. De même, on sait déjà par expérience qu’avec des démarches de projet et des pédagogies qui permettent aux élèves d’être véritablement acteurs et actrices de leurs apprentissages et qui leur laissent une place effective dans les choix et les prises de décision, la curiosité et le goût pour les apprentissages se maintiennent et s’ouvrent à de nouveaux domaines.
Pour autant, les notions mêmes de réussite scolaire (et de son contraire l’échec), et d’évaluation, aujourd’hui définies dans le cadre de la société capitaliste, sont à interroger.
La fin du dualisme scolaire
Un autre aspect de l’école que nous voulons, c’est que la mise en place de l’enseignement polytechnique et polyvalent que nous défendons est indissociable de la fin du dualisme scolaire.
La nationalisation de toutes les écoles privées, confessionnelles et patronales, sans indemnité ni rachat en est la condition indispensable. Ce n’est pas seulement une question de laïcité, c’est-à-dire d’indépendance vis-à-vis des religions, c’est aussi l’affirmation concrète que l’éducation n’est pas un marché, et que l’école que nous voulons s’insère bien dans une société libérée du joug capitaliste.
Comment agir aujourd’hui ?
Les problématiques de lien entre revendications éducatives et mouvement ouvrier, ainsi que de projet révolutionnaire pour l’école, ont émergé dès les années 1880, c’est-à-dire dès la mise en place de l’école de Jules Ferry. Dans un contexte social et scolaire qui n’a évidemment plus rien à voir, ce nous appelons aujourd’hui l’éducation polyvalente et polytechnique c’est la continuité historique et la traduction contemporaine de ce que Paul Robin dans les années 1880 appelait l’éducation intégrale, formulation reprise ensuite jusqu’aux années 1930.
Déjà en 1923, Marcel Martinet avertissait dans sa préface à l’édition des textes d’Albert Thierry :
“L’éducation intégrale est dans l’état bourgeois impossible ou criminelle.
Utopie : car l’idée qu’elle suppose, l’application qui en serait tentée dynamitent toutes les fondations, ruinent l’armature de la réalité sociale en régime capitaliste.
Mensonge criminel : car les approximations – les contrefaçons – qui en sont réalisées vont fatalement et de plus en plus iront à l’encontre du but que l’on prétend poursuivre. Au lieu d’émanciper, d’humaniser l’homme, elles l’asservissent et l’abrutissent davantage : elles font de l’enfant ouvrier un traître à sa classe et une machine. » 1
C’est un peu ce à quoi nous assistons avec la récupération et le dévoiement de notions et de vocabulaire qui nous étaient propres.
On voit bien que l’enseignement polytechnique et polyvalent que nous défendons n’a strictement rien à voir avec la réforme Blanquer, qui a détruit les séries que nous ne défendions pas, mais pour y substituer la concurrence généralisée, l’évaluation permanente, et reconstituer de nouvelles stratégies de sélection.
De même, la création dans l’actuel gouvernement d’une ministre déléguée auprès du ministre du Travail et du ministre de l’Éducation nationale chargée de l’enseignement et de la formation professionnelle annonce probablement une attaque majeure contre l’enseignement professionnel public qui serait sorti de l’Éducation nationale.
On se retrouve ainsi dans une position difficile avec un système éducatif qui n’est pas celui que nous voulons, mais dont la destruction augure des reculs sociaux plus graves encore.
Dessiner un horizon pour le temps long, c’est plus que nécessaire, c’est notre responsabilité. C’est ce qui nous sert de boussole face aux urgences du temps court, pour mobiliser, décider ce qu’on fait, définir des revendications offensives. La priorité du moment c’est d’empêcher la mise en place des projets Macron, de bloquer la privatisation rampante de pans entiers du système éducatif (enseignements professionnel et agricole), d’obtenir l’abrogation des réformes Blanquer. C’est aussi mobiliser sur des revendications immédiates qui permettent de travailler les contradictions qui ne manquent pas dans l’école capitaliste : un statut pour toutes et tous les personnels, convergence des diverses catégories vers le statut garantissant les meilleures conditions de travail, de salaire, de protection contre l’autoritarisme, recrutements massifs, refonte de la formation, baisses des effectifs de classe, convergences entre les voies de formation…
C’est encore reprendre la main sur nos métiers, par la création collective d’outils pédagogiques, par la critique et la redéfinition des concepts fondamentaux qui structurent l’enseignement.
À nous de faire œuvre de pédagogie pour convaincre qu’un avenir meilleur, une autre société et une autre école sont possibles, et que l’éducation polytechnique et polyvalente que nous défendons est consubstantielle au renversement du capitalisme.
Raymond Jousmet
- Marcel Martinet, Préface à Réflexions sur l’éducation, Albert Thierry, Éditions de la Librairie du Travail, 1923, repris dans Culture prolétarienne, Marcel Martinet, 1935, réédition Agone, 2004. ↩︎