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Avortement aux États-Unis : retour en dystopie

Les Américaines ne s’y sont pas trompées lorsqu’à l’accession de Trump au pouvoir, elles ont défilé déguisées en “servantes écarlates”, personnages du roman 1 de l’autrice canadienne visionnaire Margaret Atwood, ayant inspiré une série sur HBO.

Je n’ai rien inventé, a rétorqué la romancière lorsqu’on lui a reproché une vision trop noire dans son livre, dystopie féministe où ces “servantes” dont l’humanité est niée, sont réduites à leur fonction reproductrice. Margaret Atwood est partie de situations réelles existant ou ayant existé pour les femmes, en divers points du globe (par exemple l’Iran après 1979). Et voilà, nous y sommes… dans cette dystopie. Les juges conservateurs de la Cour Suprême des États-Unis ont renversé le jugement Roe v Wade. L’indignation est grande.

Les conséquences de la décision

Des évangélistes veulent considérer l’envoi de pilule abortive par la poste comme du trafic de drogue. En cas de grossesse extra-utérine, au lieu d’avorter préventivement pour éviter des complications, voire la mort, des femmes doivent attendre le dernier moment se mettant ainsi en danger. Le taux de mortalité maternelle est le plus élevé dans les 26 États interdisant ou restreignant fortement l’avortement (voir la carte des États pro et anti-avortement). Certains hôpitaux craignent des poursuites et refusent alors de suivre et traiter des fausses couches, ou d’admettre des femmes, sauf risque grave pour la mère. Des pharmacies rechignent à fournir les médicaments pourtant sur ordonnance, pour traiter ces fausses couches.

Une fuite du site d’information américain Politico avait révélé en mai 2022 comment les six juges conservateurs·trices de la Cour Suprême (sur neuf au total), avaient déjà pris la décision d’invalider Roe v. Wade, arguant de l’inconstitutionnalité de l’arrêt historique de 1973 2. Cela a provoqué de partout aux États-Unis des manifestations massives, notamment le 24 mai, un mois avant l’annonce publique du rejet de l’arrêt Roe v. Wade.

Les évangélistes à l’œuvre depuis des années

Pourtant, l’acharnement contre l’avortement n’a jamais cessé depuis plus de 30 ans de la part des forces religieuses obscurantistes (les évangélistes).

D’abord dans certains États, en réduisant les délais où l’avortement est légal, à quinze voire six semaines, dès que le fœtus est médicalement “viable” pour certains, ce qui inclut, vu la possibilité de survie d’un·e prématuré·e au vu des progrès de la médecine, un nombre de semaines dangereusement bas.

Dans ces mêmes États républicains, en tentant de restreindre les téléconsultations médicales donnant lieu à la délivrance d’une ordonnance pour pilule abortive.

Par des vagues successives de terrorisme (c’est bien le mot, il y a eu des mort·es) de droite contre les médecins et cliniques pratiquant l’avortement tout au long des années 1990 et 2000, l’attentat le plus récent ayant eu lieu en 2015 à Colorado Springs.

Par une guerre d’usure pour décourager les potentielles demandeuses, en fermant des cliniques, réduisant l’accès des femmes aux services médicaux…

Tout cela pas à pas, sans jamais lâcher…

Et maintenant ?

Joe Biden a bien tenté avant le renversement de l’arrêt Roe v. Wade d’intégrer le droit à l’avortement dans la loi fédérale (supérieure à la loi des États) mais il a échoué au Sénat n’ayant pas obtenu le nombre de voix nécessaires. La polarisation des deux camps aux États-Unis n’a jamais été aussi grande.

Il existe un problème de représentativité qui fait fi de l’opinion majoritaire. Les représentant·es politiques des petits États ruraux sont surreprésenté·es. Mais un retour de bâton anti-républicain pourrait avoir lieu aux élections de mi-mandat, après le rejet de la décision Roe v. Wade, en amenant aux urnes beaucoup d’électeur/trices. En effet, malgré cette claire dichotomie entre États, les 2/3 des Américain·es soutiennent le droit à l’avortement, ce qui inclut aussi des républicain·es.

En outre l’inconstitutionnalité de Roe v. Wade selon la Cour Suprême n’est pas gravée dans le marbre. Si le droit à l’avortement n’apparaît pas dans la Constitution, le pouvoir de la Cour Suprême de statuer en dernier ressort non plus. La Cour, seule instance non élue du gouvernement, s’est arrogée ce droit qui a fait jurisprudence. Le système de freins et contrepoids 3  peut entrer en action chaque fois qu’une branche du gouvernement outrepasse sa fonction. Une affaire concernant l’intimité et la vie de millions de femmes va donc se transformer ces mois et années à venir en laborieux parcours judiciaire pour reconquérir le droit à l’avortement et l’inscrire une fois pour toutes dans les textes de l’État fédéral. On remarque la tiédeur des critiques de Joe Biden après le rejet de Roe v. Wade. Une bataille sans précédent doit s’engager, face à la droite conservatrice, les féministes américaines n’ont pas su voir les priorités ces dernières années, tenant pour acquis le droit de disposer de son propre corps, et se recentrant plutôt sur la place et la représentation des femmes dans plusieurs secteurs du sport, de l’économie et du spectacle, etc.

Face à la situation, l’offre des employeurs de prendre en charge l’avortement de leurs salariées en payant frais médicaux et trajet ne saurait remplacer un véritable arsenal législatif fédéral. Comment en effet une entreprise peut-elle s’immiscer dans la vie privée de ses employées, créant ainsi un rapport de dépendance, source potentielle de discrimination, inacceptable ?

La riposte a commencé. Le gouverneur de Californie, Gavin Newson a proposé d’inscrire dans la Constitution de son État le droit à l’avortement et déclare accueillir sur son territoire toute candidate à l’avortement. Les Démocrates de l’Oregon ont voté une loi pour créer un fond de 15 millions de dollars destiné aux femmes en situation de précarité d’autres États, venant se faire avorter. À l’Ouest des Rocheuses, un organisme de téléconsultation médicale fournit des véhicules (blindés ! contre d’éventuelles agressions) afin de servir de cliniques mobiles avec stock de pilules abortives, table d’examen et tout le matériel nécessaire aux patientes, gratuitement. Face à l’afflux prévisible de patientes, une protection renforcée des personnels médicaux et une augmentation des fonds se généralisent (Connecticut, Oregon, Californie, État de New York…). Les gens sont remontés, des citoyen·nes parlent de ne plus payer d’impôts qui iraient pour partie à des États républicains…

Et n’oublions pas que cette lutte fait le terreau de batailles plus larges encore, de partout. Des Américain·es craignent que le rejet de Roe v. Wade soit un premier pas des conservateurs pour attaquer ensuite le mariage pour tous, les couples LGBT, etc.

Ce terrible recul n’est pas cependant un retour exact à l’avant 1973. 20 États protègent aujourd’hui l’avortement aux États-Unis, bien plus que les quatre qui le faisaient avant 1973. La loi concernant l’avortement diffère selon les État, aboutissant à un réel patchwork juridique.

États où l’avortement est
1 – totalement interdit : 2 – partiellement interdit ; 3 – incertain ; 4 – légal

Internet est un réel progrès permettant un accès aux informations et à un vaste réseau d’entre-aide. Certes, cela ne va pas sans risques, ces informations étant accessibles aux association religieuses anti-avortement. Un traçage des recherches des internautes, le recueil de données personnelles de santé pour traquer les contrevenant·es à la loi, cliniques, médecins, patientes, proches, etc. est mis en place, détruisant toute confiance que le ou la citoyen·ne pourrait avoir dans les pouvoirs publics, appliquant une politique répressive plutôt que de protection, ce qui engendre peur et sentiment de culpabilité chez les femmes cherchant à se faire avorter. Leurs données médicales ne sont pas spécifiquement protégées. Les militant·es pro-avortement leur conseillent l’usage d’applications de messages cryptés, ou expliquent comment les radars routiers peuvent être évités, afin que leur immatriculation si elles doivent quitter leur État ne soit pas détectée.

L’opinion publique américaine semble donc majoritairement aller à l’encontre de cette attaque contre le droit des femmes. Soutenons leur combat et soyons vigilant·es, contre toute régression ou attaque de ce genre en France.

Véronique Cozzupoli

  1. La Servante Écarlate, Margaret Atwood, 1985 ↩︎
  2. Roe was egregiously wrong from the start [because abortion is] not deeply rooted in the nation’s history and tradition” déclaration de Samuel Alito l’un des six juges conservateur = “Roe était de façon flagrante, erroné dès le départ car l’avortement n’est pas profondément ancré dans l’histoire et la tradition de notre nation ↩︎
  3. checks and balances. ↩︎