“Maintes fois dans l’histoire ont retenti des cris de cette espèce,
Longtemps ils ont retenti en vain.
Et ce n’est que bien plus tard qu’ils ont produit un écho.”(1)
Gustawa Jarecka, juive polonaise du ghetto de Varsovie,
membre du groupe Oyneg Shabes, décembre 1942.
Idlib, Que faire?
Ce n’est pas le Que faire ? de Lénine mais plutôt, pour la circonstance, celui de Raphaël Pitti, cet intrépide et infatigable chirurgien humanitaire de blocs opératoires improbables qui ne cesse, depuis 2011, de se faire le messager et porte parole de populations syriennes prises dans l’étau des massacreurs du régime de Bachar al-Assad.
L’anéantissement des populations syriennes toujours en révolution contre une impitoyable tyrannie, se poursuit depuis maintenant neuf ans.
Les appels du chirurgien au réveil des consciences de la communauté internationale demeure, à ce jour, sans grand écho, sauf de circonstance… et pour cause ! Témoins de cet état de catastrophe, qu’avons-nous fait ?
Arbitrage de l’ONU
À la demande de l’ONU, Bachar al-Assad serait tenu de proposer l’architecture consensuelle et donc acceptable du futur état syrien incluant les différents “courants de l’opposition”. Ce dispositif suppose, a priori, la reconnaissance explicite de l’autorité de Bachar al-Assad par les instances de la communauté internationale. L’idée de la normalisation du régime syrien est ainsi induite.
De quel régime Bachar al-Assad est-il l’héritier?
Bachar al-Assad est l’héritier d’une dynastie érigée par son père Hafez, colonel dans l’aviation dont l’activité complotiste conduira au coup d’État de 1970 ; ce dernier légitime son pouvoir présidentiel par voie référendaire au cours de cinq mandats consécutifs (sans aucune opposition). Il se maintient en imposant une dictature sans équivalent : construite ex nihilo, sans l’assise de réelles bases sociales, bourgeoise ou populaire. Hafez al-Assad est dans le déni de l’État en tant qu’entité institutionnelle structurante de la nation. Ainsi, le régime assadien n’offre aucune perspective politique et économique qui permette à la nation de se projeter dans un devenir élaboré, mais participe au contraire à son délitement, que favoriseront la privatisation de l’État et son dévoiement par l’instrumentalisation du confessionnalisme.
Hafez al-Assad, de confession alaouite, branche du chiisme, s’attache les populations de la côte méditerranéenne, majoritairement alaouites, par des avantages clientélistes.
L’État syrien, sous l’autorité d’Hafez, se resserre autour des institutions régaliennes de répression, l’armée, la police, la justice, étroitement adaptées au service d’un pouvoir népotique et prédateur. Sa seule finalité est le maintien ad vitam æternam d’une dynastie intrinsèque au pouvoir des Assad, indépendamment de toute adhésion populaire. Ce régime ne peut se maintenir que par l’organisation de la terreur.
Hafez fera appel à des références politiques et idéologiques d’emprunt, sans fondement théorique construit, mais qui participent du lexique totalitaire, selon Victor Klemperer : la référence à l’éternité du pouvoir, que proclament les thuriféraires du régime.
Concernant la politique extérieure, le régime campe sur une posture prétendument socialiste, anti-impérialiste, anti-sioniste, laïque et moderniste. Cet habillage idéologique permettra l’inscription du régime dans le paradigme dit anti-impérialiste, dont l’arc de référence persiste à se déployer depuis la guerre froide, de la fédération de Russie au Moyen-Orient jusqu’à l’Amérique du sud. Cette imposture alimente toujours la croyance que cet arc d’alliance anti-impérialiste serait le contre-feu ultime à la toute-puissance étasunienne, supposée omniprésente sur tous les théâtres géo-stratégiques… et le rempart contre l’expansion sioniste ou djihadiste.
Légende et réalité
Peu importe qu’Hafez al-Assad ait pu être réélu président à cinq reprises par référendum populaire et peu importe que le fils Bachar ait pu l’être sur le même mode, instituant ainsi un pouvoir dynastique dont la légitimé n’est autre que fictionnelle. Dans ce contexte, sous la coupe exclusive du parti Baath, siègent des députés fantômes dans une chambre d’enregistrement, pour l’occasion nommée Conseil du peuple, qui ferait office de parlement.
S’ajoute l’instance nommée Front national progressiste syrien, autre fiction qui inclut les minorités religieuses, les organisations paysannes et ouvrières, les partis politiques que l’on feint de supposer dans l’opposition mais, en fait, en étroite subordination au pouvoir.
À ce théâtre d’ombres de parodies démocratiques se joindra, en surplomb, un observatoire de surveillance et de répression constitué principalement par des services secrets diversifiés, qui se déploient en un maillage social sur l’ensemble de la société. Les voyous et détenus de droit-commun, les shabbihas, forment pour l’essentiel ces milices, libres de se payer sur les populations qu’elles contrôlent, ajoutant leurs exactions à la prédation du pouvoir et à son emprise.
De la République arabe socialiste à la République arabe moderne
Hafez al-Assad pouvait entretenir la fiction propagandiste d’une république arabe socialiste adossée à l’ex-URSS.
L’héritier Bachar, qui ne changera en rien les méthodes de gouvernance par la terreur, construit une autre légende, celle d’un pouvoir animé par une direction politique laïque, éclairée, moderniste et libérale ! Toutefois, le “raïs” souligne, dans son discours d’investiture, le caractère immature du peuple : “la société syrienne n’est pas assez mûre et l’on ne peut appliquer la démocratie des autres”. Ainsi s’ouvrent tous les champs du possible pour le pouvoir en place.
Sous l’autorité de Bachar al-Assad, dans un contexte de crise mondialisée, l’idéologie socialiste n’est plus de mise, pas plus qu’elle ne l’est dans la Fédération de Russie.
Les mécanismes de l’économie libérale puissamment activés mettent rapidement à mal les chétives institutions existantes susceptibles de maintenir a minima l’activité agricole et artisanale. Un comité d’experts qui tente d’anticiper l’explosion sociale, dès les années 2000, formule des propositions réformatrices en se fixant pour ligne d’horizon l’année 2025, dans le but de relancer l‘économie agricole et celle des moyennes entreprises. Ces propositions seront considérées comme caduques par le Parti Baath, lequel fait la promotion du concept appelé “économie sociale de marché”, jugée par le peuple comme un capitalisme de copains.
Les prédations s’avéreront insupportables. Des holdings familiales s’édifient, telles Cham Holding, présidée par Rami Makhlouf, cousin germain de Bachar, Souria Holding, montée par une famille proche de la présidence, ou encore la Haytham Jund Holding, dirigée par Muhammad Hamshe, beau-frère de Maher al-Assad, lequel est connu pour sa férocité lors des massacres du siège de Homs en février 2012. Cette patrimonialisation conduit inéluctablement à la privatisation accélérée de l’État, accentue le clientélisme et la corruption. Ainsi, de 2007 à 2011, la réduction drastique des agents de l’État dans les populations actives salariées fait passer leur pourcentage de 38 % à 17 %. Dans le secteur de la santé, la dépense publique chute à 2 % du PIB, l’un des plus faibles au monde.
Les paysans sont chassés de leurs terres par application du décret 49, lequel permet la préemption des petites propriétés agricoles, de terres à pâtures au profit des investisseurs voraces de l’immobilier. En 2011, le chômage (14,9 %), l’inflation (25,8 %), la paupérisation massive de la société sont parmi les éléments économiques constitutifs du soulèvement de tout un peuple par ailleurs privé de liberté, de reconnaissance, et donc de dignité.
L‘extermination comme système de pouvoir (Yassin al-Haj Saleh)
À sa prise de pouvoir en 1970, Hafez al-Assad a comme conseiller privilégié Aloïs Brunner, bras droit en son temps d’Adolf Eichmann. Ce nazi historique a formé les services syriens pendant quarante ans, et s’est attaché à mettre en place la garde du premier cercle de son chef Hafez, lequel fut qualifié par Walid Joumblatt de tueur psychopathe… qui rappelle l’Allemagne nazie.
Aloïs Brunner, d’une intelligence perverse redoutable, ne pense pas les services secrets comme des dispositifs particuliers sous contrôle étroit du ministère de l’Intérieur mais, à l’inverse, comme des services secrets qui mettront sous tutelle et étroite surveillance toute structure étatique, organes politiques, syndicaux, associatifs.
Ces services seront eux-mêmes mis en concurrence, sommés de produire de la répression génératrice de terreur. Quatre grands corps de police secrète sont institués : les renseignements militaires, la police politique, les renseignements de l’armée de l’air, la sécurité d’État. Une répression zélée est exigée de leurs agents, les moukhabarats. De plus, l’état d’urgence, déclaré par Hafez al-Assad suite à son coup d’État, a été maintenu sans interruption jusqu’à nos jours, autorisant un climat de guerre permanent contre le peuple.
En février 1982, lors du soulèvement de Hama, sous l’impulsion des Frères musulmans, qui réclamaient une légitime ouverture politique démocratique, la réponse du régime fut celle de la tabula rasa. Rifaat al-Assad, frère cadet d’Hafez, au commandement de la 47ème brigade blindée, perpétra un massacre indiscriminé, estimé à près de vingt mille personnes. La canonnade aveugle détruisit dans le même temps le centre historique de la ville, ses joyaux architecturaux. Le parti des Frères musulmans fut éradiqué pour des décennies, mais aussi la gauche laïque et ouvrière. Des avocats défenseurs des droits humains eurent la langue tranchée avant de mourir sous la torture.
La terreur comme mode de gouvernance
Confronté depuis 2011 à son propre peuple inscrit dans un processus révolutionnaire, Bachar ne change en rien la stratégie de terreur. Les méthodes de pouvoir d’État hors normes de la Syrie des Assad inscrivent ce pays dans un schéma politique inédit, lequel, selon Yassin al-Haj Saleh (2), serait “un État d’extermination et non un régime dictatorial”.
Depuis le début de la révolution, la répétition ad nauseam des mêmes pratiques de terre brûlée, des mêmes massacres, de la multiplication des lieux de torture et de mort, de l’expansion concentrationnaire à l’échelle de tout le pays, s’affirment.
Mais, a contrario du régime nazi qui s’est effondré sous les coups de boutoir d’une coalition internationale, le régime des Assad, lui, est soutenu et maintenu par la force des armes russes et iraniennes. Il est par ailleurs reconnu, voire conforté, par la communauté internationale, y compris dans les instances de l’ONU. Ce régime d’exception, ainsi maintenu, produit dans la toute-puissance de nouvelles normes de gouvernance par la terreur, dont l’efficacité prend une dimension de référence à l’échelle internationale. Aucune instance juridique n’a pour autant légiféré dans le but de condamner ces pratiques de terreur d’exception… Tout au contraire, les nombreux “idiots utiles” selon Salam Kawakibi, moqueront les instances de justice qui ferraillent contre ceux qui multiplient crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et vantent l’efficience des États forts, seuls capables, dans ce monde tourmenté, de maintenir l’ordre international. Ainsi, Benjamin Nétanyahou, en Israël, et le maréchal Sissi, en Égypte, pourraient trouver, du côté de Damas, des exemples de gouvernance non dénués d’efficacité à mettre en œuvre chez eux (et qu’ils pratiquent d’ores et déjà !). Les prisons de Tadmor et de Saidnaya peuvent persister dans la manifestation de leurs rituels sadiques, et dans la production de leurs perpétuels massacres, pour ainsi instiller dans la conscience collective populaire l’effroi permanent de la terreur.
Le déni absolu des droits humains, l’affichage cynique et délibéré de leurs transgressions révèlent la nouvelle norme de référence, qui viole et invalide les lois internationales. C’est là une rupture éthique qui rompt les digues symboliques, supposées jusqu’alors taboues. Accepter le laboratoire de l’horreur du régime des Assad, c’est conforter les États de non-droit, les prédations délibérées des plus puissants, entrer dans la spirale de la barbarie. Notons à ce propos que les accords de paix imposés par Trump pour mettre un terme au conflit israélo-palestinien ont été immédiatement approuvés par la Russie et la Chine ! L’hydre à trois têtes fait irruption sur la scène planétaire !
Toujours selon Yassin al-Haj Saleh, “l’extermination est devenue une possibilité souveraine dans le monde des États”. Il rejoint le philosophe Giorgio Agamben quand il dénonce l’actualité de l’univers concentrationnaire comme continuité de la réalité nazie.
En Syrie, la généralisation des massacres et les incarcérations de masse sont devenues la règle, et celle-ci accède à une normalité à vocation universelle. Le régime syrien a cette spécificité de répondre à la contestation par le massacre indiscriminé. La volonté génocidaire n’est pas préméditée, mais contingente aux confrontations avec le peuple, et donc quasi permanente.
Les populations syriennes ont vécu dans l’enfermement d’un imaginaire idéologique nourri par le culte du chef, intronisé pour l’éternité, légitimé par le phantasme essentialiste que lui confère l’héritage du sang et de l’arabité. Leur destin était de subir le régime d’un pays privatisé excluant tout droit à la citoyenneté.
Crypto-nazi ou pas, selon la casuistique convenue, ce régime est un laboratoire de domination in situ producteur à une échelle de masse de normes monstrueuses de gouvernance, lesquelles inaugurent en ce siècle l’État de barbarie.
Qualifier la dynastie des Assad de dictature, euphémisée sous le vocable éclairée, ou simplement d’État autoritaire, c’est commettre, pour Yassin al-Haj Saleh, une erreur intellectuelle fondamentale, source d’erreurs politiques et éthiques. Ce régime n’est pas réformable, il relève d’une indignité absolue.
Dans la province d’Idlib, les massacres de masse de civil·es se poursuivent. Les enfants, les malades sont principalement ciblés dans leurs lieux d’accueil supposés sanctuarisés, écoles, hôpitaux. Cette stratégie de la terreur, déjà expérimentée en 1999-2000 par le Kremlin à Grozny, en Tchétchénie, est désormais systématiquement appliquée, banalisée. L’horreur de l’exception fasciste du massacre de Guernica est devenue LA NORME des puissances d’États qui siègent au Conseil de sécurité des Nations-Unies !
Signes prémonitoires du retour aux massacres de masse concentrationnaires… à l’anéantissement par le souffle d’Hiroshima ?
Claude Marill, le 5 mars 2020
(1) Le texte de Gustawa Jarecka est placé par Garance Le Caisne en exergue de son ouvrage : Opération César, au cœur de la machine de mort syrienne.