Annie Ernaux

Aucune attribution de prix Nobel de littérature n’a suscité tant d’émois et de remous dans le pays : horreur des réactionnaires hexagonaux qui contestent cette distinction, jubilation chez les féministes qui se sentent pleinement représentées.

’une certaine façon c’est notre parole qui obtient une grande reconnaissance internationale. Au carrefour de la littérature, de la sociologie et de l’histoire, Annie Ernaux poursuit une œuvre qui dénonce à la fois la violence – sous toutes ses formes, y compris symbolique – de la classe dominante et celle qui s’exerce à l’encontre du “Deuxième sexe”. L’écrivaine, “ethnologue de soi-même”, parvient à analyser les mécanismes d’oppression que subit le monde ouvrier, à révéler les humiliations subies, la honte ressentie. L’autrice parle de “choc ontologique” à la lecture de Pierre Bourdieu. Ce regard distancié vient éclairer les émouvants portraits qu’elle trace de son père (La place) ou de sa mère (Une femme). Son Journal du dehors tire de l’oubli des morceaux du quotidien vécus dans des lieux collectifs et populaires, transports en commun, services publics, centres commerciaux, là où tout le monde passe et personne ne s’attarde : elle rend ainsi visible des gens frappés d’invisibilité sociale, immigré·es, marginaux, malades, mendiant·es, et souligne la pauvreté endémique, l’exclusion.

La condition féminime

Les affres de la condition féminine sont abordés sans fard : violence des premières expériences sexuelles plus arrachées que consenties dans Mémoire de fille, d’un avortement clandestin avant la loi Veil dans L’évènement, un récit presque insoutenable. Son témoignage d’étudiante risquant sa vie, certes historiquement daté, est utile car le droit qu’on croit acquis est remis en cause Outre-Atlantique ou dans certains pays d’Europe. Les années rappellent la lutte pour la dépénalisation : “On ne se souviendrait ni du jour ni du mois – mais c’était le printemps – seulement qu’on avait lu tous les noms, du premier au dernier, des 343 femmes – elles étaient donc si nombreuses et on avait été si seule avec la sonde et le sang en jet sur les draps – qui déclaraient avoir avorté illégalement dans Le Nouvel Observateur […]. On tirait des tracts sur la photocopieuse du lycée, les distribuait dans les boîtes aux lettres la nuit tombée, on allait voir Histoires d’A. […] Un samedi après-midi, piétinant, des milliers, sous le soleil, derrière des banderoles […] on se disait que c’était à nous d’arrêter, pour la première fois, la mort rouge des femmes depuis des millénaires”. L’aliénation se poursuit, en quelque sorte, avec La femme gelée : elle s’englue dans le piège du mariage et de l’inégale répartition des tâches ménagères et éducatives. Les travaux domestiques incombent essentiellement à l’épouse, le mari arguant de ses responsabilités professionnelles et tendant de reproduire un modèle familial bourgeois. Annie Ernaux récuse l’assignation au foyer, revendique l’épanouissement dans son métier et, après son divorce, affirme une liberté affective et sexuelle évoquée sans détour dans plusieurs ouvrages, dernièrement Le jeune homme.

Les mouvements politiques et sociaux

Dans Les années, l’autrice croise évènements à portée nationale ou mondiale du XXe siècle, guerres et révolutions, périodes électorales, jusqu’à l’orée du deuxième millénaire, avec des souvenirs personnels. Le “je” devient “on” et “nous”. Car nous sommes concerné·es par les mouvements politiques et sociaux du monde, les soubresauts de l’actualité. Nos vies minuscules et nos émois intimes s’expriment à l’intérieur d’une vaste fresque de l’époque. Annie excelle à résumer la trace mémorielle d’un mouvement social qui traverse la France, en mai 1968 par exemple : “Sortaient de partout des livres et des revues, des philosophes, critiques, sociologues : Bourdieu, Foucault, Barthes […] tout allait dans le sens d’une intelligence nouvelle, d’une transformation du monde”.

L’engagement d’Annie Ernaux éclate dans l’ensemble de son œuvre qu’il s’agisse de questions sociales liées à la condition ouvrière, à son parcours de “transfuge de classe”, de l’affirmation de la laïcité, ou de critique de la domination masculine ; il transparaît aussi dans ses positions actuelles : durant la période de confinement, elle a écrit une belle lettre ouverte à Emmanuel Macron, fustigeant le mépris du gouvernement pour celles et ceux qui assurent “la vie matérielle”. On sait ses choix “d’insoumise”. Sa voix va porter davantage encore avec un prix qui met son œuvre en lumière à l’échelle planétaire.

Marie-Noëlle Hopital