Mois des lumières, des couleurs, des fêtes programmées, le mois de décembre à l’Opéra de Paris ne déroge pas à l’injonction de l’éclat. C’est éminemment le mois des grandes recettes, de l’enchantement, du spectaculaire à prix élevé.
Trois œuvres sont à l’affiche ce mois de décembre 2019 : Le Parc à Garnier (Preljocaj/Mozart) ; Le Prince Igor (Kosky/Borodine), nouvelle création de Bastille ; et Raymonda (Petipa-Noureev/ Glazounov), également joué à Bastille. Comme chaque fin d’année désormais, et depuis une bonne décennie, je travaille comme habilleuse à l’Opéra Bastille en tant qu’intermittente du spectacle. Mon contrat couvre toutes les dates du Raymonda de Noureev. J’accompagne les premières danseuses.
Les répétitions s’enchaînent, la pré-générale, l’avant-première… Dans les couloirs de l’opéra et en coulisses, les mêmes images toujours renouvelées d’un ballet en préparation puis en représentation ; les assouplissements, la concentration, les attentes, le travail de chacun·e, les discussions chuchotées, les regards posés sur le spectacle en cours, cachés dans l’ombre des coulisses… Le quotidien d’un mois de décembre sur le ballet de fin d’année à Bastille. Pourtant une humeur plane, et diffuse un sentiment de colère et d’inquiétude mêlées ; il y a l’annonce d’un jour de grève, la menace que représente la réforme des retraites, pour le ballet notamment… Je glane des informations, j’échange à mon niveau. Je suis intermittente donc précaire dans une énorme structure. Je n’ai pas toujours les données du fonctionnement interne même si, depuis toutes ces années, j’ai pu observer quelques rouages et comprendre certaines notions de la “maison opéra”.
La première de Raymonda a lieu le soir du 3 décembre. Je regarde de la coulisse la prouesse incontestable de chaque danseur et danseuse. Comme souvent, j’ai peu d’attrait pour ces œuvres classiques et fastueuses, je les trouve encombrantes, surannées. Je découvre ce ballet que je ne connais pas… la fresque orientaliste qui se déploie sous mes yeux m’incommode, mais enfin… Une danseuse que j’accompagne observe à mes côtés et me dit combien elle est gênée de devoir célébrer sur scène la mort d’Abderam, le sombre oriental (à l’origine, il était grimé de noir), prétendant gênant de Raymonda. Elle entrera en scène dans quelques minutes et devra acclamer sa mort en duel par le rival aux allures de prince charmant Jean de Brienne. Elle regrette les clivages simplistes du spectacle, elle s’interroge sur l’image de la femme dans ce ballet, et se demande comment concilier ses vues politiques, intimes avec son implication artistique. Sa jeune révolte me réjouit.
La grève à l’Opéra
Arrive le 5 décembre. Je me déclare gréviste et rejoins la manifestation qui passe à République. La foule est dense. J’aperçois une banderole “OPÉRA NATIONAL DE PARIS EN GRÈVE”, elle est portée par des techniciens que je connais pour les croiser sur le plateau et dans les couloirs. On se sourit d’une discrète complicité. Je vois des danseurs, des danseuses, certaines que j’habille sur Raymonda, les sourires sont chaleureux mais furtifs. J’apprends qu’ils/elles sont parti·es de Bastille et que technicien·es, musicien·es et danseur·euses, rejoint·es par ceux de Garnier, marchent ensemble. Les représentations du soir sont annulées.
De la même façon que j’ai été étonnée, deux jours plus tôt, des paroles critiques de la danseuse, la présence de la danse à la manifestation me surprend. C’est une première et c’est plaisant. Il y a une tradition de lutte importante à l’Opéra de Paris, chaque corps de métier défendant ses droits, ses acquis, pour soi et parfois pour d’autres mais rarement, voire jamais, la danse ne s’est impliquée dans ces combats. Le ballet de l’Opéra de Paris est régi par une forte discipline, qu’exigent la pratique de la danse bien sûr, et la construction pyramidale et donc très hiérarchisée de son fonctionnement. C’est un lieu de compétition, de forte individualisation mais aussi de collectif. Ils sont un corps de ballet qui porte et révèle les étoiles et les premiers rôles, celles et ceux qui se sont distingué·es. Un corps de ballet soumis à l’autorité, à la hiérarchie, aux figures écrasantes de leur histoire, de la tradition, soumis aux souffrances, aux grandes joies, compétition et camaraderie, jalousie et bienveillance, frustration et épanouissement…
Leur pratique exige un engagement total, où la parole contraire, la critique semblent contenues dans un espace clos. Les échanges que nous avons avec les danseurs et danseuses sont souvent cordiaux, toujours professionnels mais distants. Rapports de classe, de distinction. Je me dis qu’une jeunesse, à l’instar de la danseuse déjà citée, ou de Germain Louvet, danseur étoile qui répondait le 3 décembre à une interview très politique sur regards.fr, je me dis qu’une jeunesse dansante est prête à bousculer un peu l’ordre inamovible de la “maison”.
La grève à l’Opéra de Paris commence donc le 5 décembre 2019, majoritairement portée par la technique (machinerie, électricité en tête), l’orchestre et la danse. Une entente inédite s’ébauche. L’implication des danseurs et danseuses surprend et stimule, la mobilisation qui prend forme ravit. Mais il y a un brin de méfiance. Et si chacun·e n’était animé·e que par ses propres intérêts ? Quelle garantie d’une cohésion qui ne fléchirait pas à la moindre promesse ? Plusieurs régimes spéciaux de retraite existent à l’intérieur de l’Opéra, chacun prenant en compte les spécificités des métiers concernés. Par le biais des représentant·es syndicaux, des assemblées, des échanges, la parole politique démêle les interrogations, les confusions ; retraite par répartition, retraite à points, le décryptage s’effectue. Quelle proposition de société derrière cette réforme ? Quelles conséquences, pour quelles manœuvres ? Soir après soir, à Bastille comme à Garnier, les représentations sont bloquées et annulées par la grève, de la danse un jour, de l’orchestre le lendemain, le surlendemain de la technique… Pas une représentation n’est maintenue, les messages aux spectateur·trices s’affichent sur le site de l’Opéra de Paris, jour après jour. La grève s’installe. Dure.
D’autres formes de lutte
Aux assemblées générales, on sent une lutte inquiète, grave, heureuse aussi, de cette prise de conscience collective. Jour après jour les représentant·es des syndicats présents à l’Opéra informent l’assemblée des décisions prises, des échanges avec la direction. Surprise par l’ampleur du mouvement, dans un premier temps absente, la direction finit par faire des propositions à la danse. On sait que le cas des danseurs et danseuses fait mouche dans l’opinion publique, c’est le côté prestigieux, brillant de la contestation. Et l’idée, toujours, de diviser pour fléchir. Les danseurs et danseuses rejettent la proposition. Non content de tenter une division au sein de l’alliance, le gouvernement, par l’entremise de la direction, tente également une division au sein de la danse, en proposant une application de la réforme à celles et ceux qui ne sont pas encore entré·es dans le ballet, garantissant ainsi aux membres actuels que rien ne changera pour eux. La convoitise ne prend pas. Et l’union inédite du mouvement en est renforcée.
Les manifestations qui jalonnent le mois de décembre se gonflent de plus de présences, on évoque la possibilité d’autres moyens d’actions que ceux de la marche autorisée et encadrée. Le 24 décembre sur le parvis de l’Opéra Garnier, accompagnées par les musiciens et, dans l’ombre, par les danseurs et les techniciens, les danseuses offrent le spectacle du troisième acte du Lac des Cygnes. En lettres géantes à l’arrière, “OPÉRA DE PARIS EN GRÈVE” et “CULTURE EN DANGER”. Le geste est fort et les images envahissent les médias et les réseaux sociaux. Le débordement tout en grâce de la danse ravit. Les spectacles sont annulés à l’intérieur des murs mais débordent au grand jour. Il y a une subversion généreuse dans ce geste. Débordement encore lorsque musiciens et choristes offrent un concert sur les marches de l’Opéra Bastille puis de Garnier. Le débordement toutefois se teinte d’une touche policée. La Marseillaise est fièrement chantée, à deux ou trois reprises.
Par mon statut d’intermittente, précaire et détachée, je me situe à la marge de ce mouvement. Les discussions auxquelles j’assiste dans les assemblées m’intéressent et m’animent mais il est clair que le combat n’est que partiellement le mien. La colère soulevée par le projet de réforme des retraites, mêlée à toutes les colères autour des injustices sociales, d’un pouvoir méprisant, de la répression indigne, toute cette colère est circonscrite aux cadres inhérents à l’Opéra et à ce que les uns et les autres ont obtenu de luttes précédentes. Au gré des rencontres entre syndicats et direction, le soulèvement devant l’idée d’une retraite à points devient une concertation envisageant le basculement vers ce régime de retraite à points récrié et son financement. Tentative de sauver ce qui peut l’être des régimes actuels au sein de l’Opéra. Je le ressens tôt, et c’est tôt confirmé, mais le mouvement fait du bien.
Le mois de décembre à l’Opéra Bastille, c’est aussi des bureaux au travail, des ateliers en fabrication, des salles de répétition en activité, parce qu’une grande majorité des services n’est pas en grève et parce qu’il est convenu au sein du mouvement que le blocage doit concerner les représentations et non la fabrication des spectacles. Les services liés aux représentations voient leur activité en berne. L’atmosphère est étrange, incertaine, pesante parfois. L’annulation des spectacles est vécue par certain·es comme une offense au public en cette période de grande affluence, aux mécènes aussi ; les pertes financières engendrées par la grève deviennent une menace, menace du chômage technique, des restrictions budgétaires à venir. La surdité du gouvernement inquiète mais l’alliance tient bon et la grève continue.
Épilogue
Mon contrat se termine le 31 décembre, la dernière représentation de Raymonda n’a pas lieu. J’ai traversé le mois de décembre à l’Opéra comme j’ai traversé Paris, heureuse de marcher dans des rues désorganisées, encombrées de piétons, de vélos, de trottinettes, les lumières brillant autrement que pour les fêtes convenues.
Je suis revenue à Bastille le 17 janvier 2020. J’avais appris que le directeur de l’Opéra, Stéphane Lissner, s’adresserait au personnel pour une déclaration. J’ai suivi les personnes qui rejoignaient en nombre le lieu du rendez-vous, le lieu même des assemblées générales. Il était debout sur une petite estrade, un papier à la main. Il a lu sa déclaration ; le respect du droit de grève, les pertes financières colossales, la responsabilité de chacun·e, le travail, les négociations en cours, les avancées et propositions faites aux danseurs et danseuses… Il a terminé en évoquant un entretien qu’il avait donné à Télérama, dans lequel il révélerait le fond de sa pensée sur la question de la réforme des retraites et du mouvement à l’Opéra de Paris. Puis il est parti. Deux-trois “RETRAIT” ont résonné et c’était fini. Pas d’échange, pas de débordement. J’ai ressenti très fort le “SOYONS INGOUVERNABLES” tracé sur les murs de Paris au passage des manifestations ces dernières semaines.
La grève a continué encore une semaine puis le travail a repris. Une annonce est diffusée avant chaque représentation (une concession de la direction) déclarant que le mouvement continue mais qu’il a pris une autre forme et que le personnel de l’Opéra est toujours mobilisé contre la réforme des retraites. Annonce huée par le public tous les soirs. Quelques applaudissements rivalisent, ténus. Les grévistes paient cher le blocage de décembre et reprennent, retiennent leur souffle. La colère est contenue, le ressentiment se teinte d’incertitude. Renoncement, amertume, attente, frilosité, résistance ? L’annonce du passage en force par l’article 49.3 de la Constitution ce 29 février 2020 pourrait relancer une ardeur commune.
Cécile Bergès, Paris le 1er mars 2020