La partie se joue à quatre. Il y a là les deux militaires, parce qu’à Solak, dans l’Arctique ou ailleurs, il n’est de territoire sans drapeau. Piotr, c’est lui qui parle, c’est l’ordre, désabusé et usé, cela fait vingt ans qu’il scrute la toundra et suce de la glace. Roq, c’est la chasse, la violence contenue au service d’une cause. Des deux, on ne sait lequel a choisi d’être ici. Peut-être aucun. Il y a aussi là un scientifique, parce qu’à Solak, dans l’Arctique ou ailleurs, il n’est de territoire qui ne soit étudié, carotté, analysé. Grizzly est l’humaniste qui voit, croit et alerte. Et puis, et puis, et puis il y a le petit dernier. Qu’est jeune comme un gosse, un môme. Le gamin. Et puis qui ne parle pas. Et puis qu’écrit dans un carnet. Faut vous dire, aussi, qu’à Solak, on n’est sûr de rien, on doute, on défaille, on survit.
Un chaud effroi
Huis-clos glacial et étouffant (il est vrai qu’il est, par définition, rarement éthéré), ce roman noir de 123 pages (1,2,3 comme un conte, une comptine adulte) souffle un vent sibérien comme un chaud effroi sur nos âmes si tant est qu’elles existent et qu’on en soit pourvu.
Ce qui se joue entre, non pas ces quatre murs, mais ces quatre hommes, c’est, je crois, notre part d’humanité. Se la balancer entre huit mains comme un ballon ou une patate chaude ? La garder pour soi et en priver les autres ? Ou la partager équitablement afin que chacun ait sa part ? Il faudrait alors sortir le couteau. Et ça, en vase clos, ce peut être dangereux.
“On est tous arrivés ici pour la même raison, l’espoir d’amnésie à moins que ce soit d’amnistie […] à deux lettres près comment savoir ?” (page 30).
On sait. On sent. Le prologue nous a laissé·es, non sur notre faim, mais sur notre appétit naissant, notre envie de comprendre ce qui se joue, ou plutôt ce qui va se jouer. Il va arriver quelque chose. De violent. De mal. Qui ? Entre qui et qui ? Et pourquoi ?
L’étau se resserre au fur et à mesure que le jour perd en intensité. “Ça faisait des semaines que l’hiver et la grande Nuit marchaient côte à côte pour venir jusqu’à nous.” (page 59).
Dans cet étau sans été, combien de temps l’étai va-t-il tenir ?
Chacun y va de son discours. Grizzly s’en tient aux mesures et à ce qu’il connaît de la science : la volonté d’éclairer les hommes, de les prévenir, d’imaginer leur futur. Son fusil parle pour Roq qui profite de sa mission pour chasser l’ours, tanner les peaux, faire de l’argent. Piotr parle, parle, parle mais il doute, de lui, des autres, de tout. Il réfléchit aux révélations des constantes : “La guerre, c’est la première constante. […] Le pouvoir. La bataille du pouvoir, l’obsession du pouvoir, la fascination du pouvoir” la deuxième. Et puis, il y a la troisième, “la haine, une jolie constante” et la dernière, “c’est l’argent”. Ces constantes, c’est l’oxygène de l’humanité, sa lie aussi, ses fourches caudines. C’est comme ça. Et puis, et puis, et puis, il y a le gosse. Qui ne parle toujours pas mais qui écrit tout le temps. On se demande bien ce qu’il écrit d’ailleurs ce môme. Il est muet. Ou alors il n’a rien à dire. Ou il ne veut pas parler. Mais pourquoi ?
Solak est un coup de piolet. Dans la glace, il assure la prise, la vie mais dans la chair, il apporte la blessure, la mort.
Tout se retourne. L’essentiel est d’éviter que ce ne soit contre soi.
Je ne sais ce que Caroline Hinault écrira après 1. Je sais qu’elle écrit, en ce moment, autre chose, quelque chose. Tout ce que je sais, c’est que l’on a hâte de le lire et surtout de la lire.
Solak, c’est la révélation de l’année. Les jurés du Prix Découverte Claude Mesplède ne se sont pas trompés. C’est surtout une révélation. La révélation d’une écriture qui sait s’adapter à l’os qu’elle ronge, à la chair qu’elle moule, à l’humanité qu’elle cerne. Elle se met au service de ses personnages, leur donne la chaleur quand ils ont froid et la blancheur nécessaire à la nature qui les entoure. La Série noire disait Giono, paraît-il, ce sont nos contes de fées modernes. Solak est, je crois, de cette trempe. C’est une comptine ténébreuse, froide et tendue. On sait bien que la grand-mère va se faire bouffer par le loup. Sauf que là, on ne sait pas qui est la grand-mère, et qui est le loup…
François Braud
Papier écrit en écoutant la BO des “putains de” Peaky Blinders ! (CD n°2)
- Solak, Caroline Hinault, Rouergue, Collection Rouergue noir, 2021, 123 p., 16 €. Livre reçu en service de presse, merci à Laure Wachter des éditions du Rouergue
- À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr
- On sait, en revanche, ce qu’elle a déjà écrit : In carna, fragments de grossesse (2022) au Rouergue. ↩︎