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La santé au travail, un oxymore

Les bureaux dans lesquels un·e enseignant·e souhaite ne jamais mettre les pieds au rectorat, celui des RH (porte 612, au fond du couloir, 6e étage) et celui encore plus reculé du médecin de prévention, (porte 1045, 10e étage, à côté du local à balais et à produits ménagers industriels).

Du bonheur

J’ai fréquenté les deux avec un égal bonheur.

Le premier, en 2018, parce que j’avais écrit un texte teigneux et que l’on me soupçonnait de visées terroristes à l’encontre du président de la République française et aussi, curieusement, de Johnny Hallyday (la question m’a été posée lors d’un échange digne des Monty Python, “vous en voulez aussi à Johnny Hallyday ?”), le second parce je suis flanquée d’une maladie génétique très happy few, enfin, si on veut, qui tient compagnie les soirs d’hiver.

Le/la médecin de prévention est en général renfrogné·e et ne sait plus où il/elle habite. Ses longues études ne l’ont pas préparé·e à monter des dossiers pour des comités médicaux chargés de statuer sur le sort de salarié·es vulnérables car malades. Il/elle doit faire la part des choses et débusquer, tel un limier, le fraudeur tire au flanc. Le/la médecin de prévention ne soigne pas, il/elle traque.

Donc, être assise en face de lui/elle est une épreuve car il faut se transformer en VRP de sa maladie. Chaque scanner, prise de sang, IRM devient un argument publicitaire, une plume d’autruche (placez-la où vous voulez) dans une revue de cabaret. Voyez comme je ne vais pas bien, comme cette tâche d’épouvante grandit sur mon poumon, comme je suis bonne pour la casse. Je suis pâle, non ?

Que faire ?

Et là tout se complique car l’offre de reconversion est limitée et dépend de listes de maladies qui tiennent de l’inventaire de supermarché. Ne pas figurer sur ces listes de pathologies homologuées relève de la malédiction des templiers. Pas de congé longue durée (plein traitement pendant trois ans) à moins d’être tuberculeux·se, bipolaire ou atteint·e de la poliomyélite (la myopathie n’est pas sur la liste sûrement parce qu’elle ne laisse pas le temps de devenir fonctionnaire). En revanche, il reste le congé longue maladie, un an à plein traitement, deux à mi-traitement, compensable par la MGEN, à hauteur de 80 % du traitement brut. Si aucune de ces solutions n’est accessible, le reclassement dans un autre service offre une porte de sortie (au ministère de la Marine et de la pêche, par exemple, pour faire des statistiques sur la population d’huîtres et de moules dans les eaux françaises), l’inaptitude (ouste à dégager !) ou pour les plus vieux, la retraite anticipée à 1200 euros par mois. Bien sûr, l’aménagement de poste est aussi un recours ainsi que le mi-temps thérapeutique d’une année. On ne dira jamais assez qu’un siège ergonomique en skaï ou des feutres Velléda anallergiques sauvent de tout. Quant à l’allègement de service, il est accordé en même temps que les derniers sacrements. Trop tard.

CNED, au secours !

À ce stade, le/la salarié·e de-la-Fonction-publique-d‘éducation défaille. Heureusement, l’assistant·e social·e, plein·e de compassion, propose le CNED. Le cauchemar continue puisque justement, à ce moment-là, on vient de lire un article de Mediapart intitulé “Des profs en situation de handicap se disent malmenés par le CNED”. Trois pages de témoignages accablants, absurdes, obscènes. Des personnes hémiplégiques atteintes de maladies dégénératives apprennent qu’elles ne sont plus prioritaires et doivent retourner “en présentiel”, des conditions de travail inadaptées, une maltraitance généralisée, j’en passe et des meilleurs. Le/la salarié·e du CNED est seul·e et invisible. Il/elle intéresse peu les syndicats (d’ailleurs la médecine de prévention n’est pas un dossier qui passionne les foules. Les éclopé·es ne font pas recette y compris dans nos instances).

Système dysfonctionnel

Rien ne va dans ce système de santé clos, aux décisions opaques. Pour les raisons que l’on vient d’évoquer, il n’a pas pour fonction d’accompagner les agent·es malades, mais plutôt de les exploiter jusqu’à extinction de leurs dernières forces. Le/la médecin de prévention, bien mal nommé·e, est privé·e de son droit d’exercer et fait de la figuration. Il/elle ne peut prendre aucune décision et sa bonne volonté ne sert souvent à rien. En revanche, son collègue, l’expert·e, mandaté·e par le Comité médical, a tous les pouvoirs et scelle le sort d’un·e salarié·e, en dix minutes généralement. Son rapport d’expertise, ensuite versé au dossier du fonctionnaire malade, pèse plus lourd que des années d’examens et de comptes-rendus médicaux. Je n’exagère rien, je l’ai vécu.

Les malades et les pathologies sont mis en concurrence (une chimiothérapie est-elle plus payante qu’une dialyse ?). On vous citera, en entretien et en guise d’exemple édifiant, le cas d’un professeur qui, à l’instar de Jésus-Christ, a fait de son calvaire un spectacle. Jusqu’au bout M… s’est battu aux côtés de ses élèves et a voulu faire cours. 

Un des rôles du/de la médecin de prévention est donc de représenter et de défendre la morale et l’argent public. Si on tient debout, on peut faire cours et tant pis pour les conséquences sur la santé. La phrase magique répétée à l’envi pourrait servir de devise : “On a tous nos problèmes personnels” (sic), certains plus que d’autres, semble-t-il. La/le fonctionnaire malade se doit d’être admirable et stoïque.

Témoignage rapide

Que l’on me permette de finir ce texte par une note plus intime.

Je n’ai aucune propension au sacrifice et mesure à quel point, aux yeux de l’institution, ma position est subversive. Pensez donc, je refuse le reclassement/mise au placard (cf. les huîtres et les moules au ministère de la pêche), la culpabilisation sournoise (vous avez encore du souffle pour quelqu’une censée en manquer !), les décisions arbitraires surgies du néant et les listes à la Prévert. Pis encore, je bénéficie de l’ASA (Autorisation Spéciale d’Absence) depuis décembre 2020, dispositif mis en place au moment de la pandémie et aujourd’hui désavoué par la plupart des médecins de prévention dans les rectorats car “des abus ont été constatés”. J’ai eu le droit, à ce sujet, à un couplet sur les personnes “en surpoids” qui en profitent. Comme les Arabes et les allocations familiales ou les chômeur·euses et leurs indemnités, n’est-ce pas madame ?

Je ne retournerai pas dans une salle de classe. Je ne me suis jamais aussi bien portée physiquement que depuis que j’ai pris cette décision. Quand j’ai tenté d’expliquer à la médecin de prévention que ma santé en apnée ne coulait pas à pic justement parce que j’avais cessé de travailler, et qu’à moins de vouloir abréger mon existence, je ne rempilerai pas, elle a eu l’air interloquée puis choquée. Je rejoignais ainsi, dans son esprit, la cohorte des agents en surpoids, des Arabes, des chômeur·euses, de cette armée des ombres qui coûtent tant à la société française sans rien lui donner en échange.

Plus sérieusement…

J’ai choisi, par ces mots, d’attirer l’attention sur la “médecine de prévention” car elle est, d’une certaine manière, le reflet caricatural du traitement infligé aux personnels dans leur ensemble. Qu’ils/elles soient persécuté·es pour leurs convictions politiques, syndicales ou leurs santés défaillantes, les enseignant·es ont le pire des employeurs de la Fonction publique, le ministère de l’Éducation nationale qui sait se comporter en charognard et en exploiteur.

On regrette une certaine indifférence de la part des syndicats en matière de santé, prêts à “accompagner” de façon ponctuelle un·e collègue en détresse mais rétifs à donner des coups de pied dans la fourmilière quand pourtant cela s’impose.

La santé des enseignant·es, pas une préoccupation majeure ?

Au contraire, elle est plus que jamais un enjeu central dans un monde où le/la salarié·e, dépossédé·e de son corps, partira de plus en plus tard en retraite et avec un peu de chance, mourra juste après. Une façon comme une autre de lutter contre les déficits, il suffisait d’y penser.

Des palmes académiques à titre posthume coûtent moins cher qu’une pension versée jusqu’à un âge avancé.

Sophie Carrouge