De la paysannerie à l’agriculture capitaliste industrielle et productiviste
Au milieu du siècle dernier, le monde paysan représentait la moitié de la population française. Ils/elles vivotaient. Aujourd’hui les exploitant·es agricoles (et parmi eux quelques paysan·nes) n’en représentent plus que 2 %. Et ils/elles arrivent de moins en moins à simplement survivre. Cherchez l’erreur !
Hier encore
Mon grand-père maternel était paysan. Un petit paysan ne possédant que trois hectares. Il pratiquait la polyculture. Un grand jardin pour les légumes, un peu de blé, d’orge, de maïs…, quelques rangs d’asperges, quelques vignes, des poules, des lapins, des canards, un cochon, trois vaches, il faisait son vin, son pain, labourait avec la jument, nourrissait la terre avec du fumier, allait à la pêche et à la chasse pour améliorer l’ordinaire… Il était autonome au niveau bouffe, n’avait pas beaucoup de sous, mais en dépensait encore moins. Trois fois par semaine il allait au marché de Rochefort (à 8 km) pour vendre ses productions. Ça l’faisait ! Ça lui suffisait. Et surtout il était heureux de vivre de son travail et de vivre tout court.
Comme tout bon charentais, il mangeait cinq fois par jour. Au réveil, à six heures, quelques cagouilles (escargots) cuites sur le restant de braises de la cheminée, un grand bol de café, quelques tartines de pain beurrées tartinées de confiture, une pomme et un bon coup de vin blanc, pour se remonter le cœur. À 10 heures, une belle tranche de pâté de lapin, un bon morceau de fromage, une pomme et un bon coup de… À midi, la grand-mère avait préparé une daube de bœuf ou une blanquette de veau et pour faciliter la digestion pendant la sieste qui s’ensuivait, fromage, un bon coup de rouge, café et une lichette de cognac maison. Vers 17 heures, un grand ramequin d’œufs au lait, un petit graton bien gras, une pomme et un bon coup de vin blanc pour… À 20 heures, une bonne soupe de légumes, godaille (on nettoie l’assiette en la remplissant de vin rouge), un bon bout de fromage, une part de tarte aux pommes, un petit café, une lichette de cognac, un petit cigare et, pipi, laver les dents, la prière à Jean-Jaurès et au lit. C’était autre chose que d’aller s’enfourner à midi un Mac de bidoche pourri en cinq minutes et le soir de se baffrer une pizza industrielle que même le chat refuse de manger ! Et pour autant, mon grand-père n’était pas qu’un estomac sur patte !
Il avait fait 14-18 (dans la cavalerie), 39 (toujours dans la cavalerie). Deux fois prisonnier, direction l’Allemagne. Dans une ferme. Je le soupçonne de ne pas avoir toujours dormi dans la grange. Deux fois libéré. Deux fois retour à pied en Charente-Maritime. Il me disait : “J’en ai marre, et c’est vraiment dommage qu’on ne parle pas la même langue car les boches sont des braves gens comme nous et ce sont les enfoirés d’en haut qui profitent de cela pour qu’on se foute sur la gueule”. Mieux, ayant dans sa jeunesse été ouvrier pendant deux ans à l’usine pétrochimique de Tonnay-Charente où c’était tellement dur que 90 % des ouvriers étaient des Algériens, il avait acquis une conscience de classe et se disait socialiste. À la mode de Jean Jaurès, bien sûr. Pas à celle des petits marquis guindés d’ENA d’aujourd’hui qui se targuent de l’être. Il lisait le journal tous les jours. Il s’intéressait à la vie politique et sociale. Il fut même conseiller municipal de son village. Et cela faisait qu’il tranchait quelque peu avec le plouc lambda du moment. Ma grand-mère me disait souvent : “Ton grand-père est vraiment un brave homme. Il est toujours gentil avec moi et les enfants. Il est travailleur. Il ne boit pas. Ne court pas le jupon. Il m’a acheté une machine à laver, un frigidaire, une télé, il m’a obligé à passer le permis de conduire et il ne m’interdit pas d’aller à la messe”. Et, effectivement, tous les dimanches matin, la grand-mère allait à la messe pendant que le grand-père allait au bistrot juste en face l’église. Bon d’accord, tout cela est du passé. Ma grand-mère qui avait eu la chance, pour une petite servante de ferme, d’aller une année à l’école publique et mon grand-père, valet de ferme à 13 ans, qui avait eu la “chance” d’être ouvrier, tout ça c’est fini. Et tant mieux. Mais il est des finitudes qui perdurent… sous d’autres formes.
Aujourd’hui
Aujourd’hui, un petit paysan, c’est à minima 70 hectares, souvent en monoculture de céréales ou de bestioles (des centaines de vaches, des milliers de cochons, des dizaines de milliers de poules…). Il a d’énormes tracteurs (désormais reliés par satellite et bientôt pilotés par l’IA), d’énormes emprunts (pour acheter des terres, des tracteurs, des engrais, des pesticides…), des journées de travail à plus d’heures…, et tout cela pour commencer la fin du mois au début de chaque mois.
Ses charges (matos toujours plus sophistiqué, engrais, pesticides, antibiotiques, vétérinaire, mises aux normes, gas-oil, logiciels de gestion…) ne cessent d’augmenter tandis que le prix de vente de ses productions ne cesse de baisser, le contraignant à toujours produire plus et à travailler toujours plus pour gagner, dans le moins pire des cas, la même chose, c’est-à-dire pas grand-chose.
Mais, comment tout cela est-il possible et, surtout, comment tout cela a-t-il pu être ?
Au royaume du mensonge déconcertant
Dès le milieu du XXe siècle, ON a expliqué aux paysan·nes qu’il fallait qu’ils/elles se retroussent les manches et produisent plus pour nourrir le pays qui sortait de la guerre. Noble projet ! Et pour cela, il fallait qu’ils/elles concentrent leurs terres jusqu’alors dispersées (d’où le remembrement), qu’ils/elles s’agrandissent, qu’ils/elles se mécanisent, qu’ils/elles laissent tomber le fumier au profit des engrais chimiques, qu’ils/elles inondent leurs cultures de pesticides, qu’ils/elles empruntent pour investir…, bref, il fallait qu’ils/elles se modernisent.
Dans un premier temps ça l’a fait. Les terres, les engins, les engrais, les pesticides, les emprunts…, c’était au prix d’avant. Comme les prix de vente des productions agricoles. Et puis, il en a fallu toujours plus, ce qui a fait monter les prix. L’éternelle loi du marché régissant les rapports entre l’offre et la demande. Et, dans le même temps, toujours because la loi du marché, les prix de vente se sont orientés à la baisse.
Au royaume du capitalisme tout cela était prévisible. Mais, pour nourrir le pays ne fallait-il pas faire des efforts ? Pour nourrir le pays ?
Aujourd’hui l’agriculture française est exportatrice (pour certaines productions) et rapporte des milliards (à certains agro-industriels). Par contre, il n’est pas certain qu’elle soit en capacité de nourrir le pays. Car la France se nourrit de plus en plus d’importations pourries de pesticides, d’antibiotiques, produites par des masses surexploitées de miséreux du tiers monde et cela, parce que ces productions pourries s’achètent moins chères que nos productions qui sont réglementées (pas des masses, mais quand même).
Et c’est ainsi que, bien qu’étant en capacité de produire localement des fraises, des tomates, des…, le consommateur, la consommatrice lambda préfère acheter des fraises, des tomates, des… en provenance d’ailleurs, qui sont pourries, mais… moins chères. Et, comme les riches, il/elle peut en manger en hiver.
Vive l’agriculture paysanne, autogestionnaire et écolo
La plupart des paysan·nes d’hier se sont fait rouler dans la farine par les idéologues technocrates capitalistes. Il/elle leur faut produire toujours plus, quitte à empoisonner le sol et les consommateur·trices, pour gagner, hormis pour quelques gros agro-industriels, toujours moins. D’où leur révolte actuelle.
Est-il besoin de le préciser, il n’est pas question de se réjouir de leur crevaison. Reste que, si un certain nombre de leurs revendications sont légitimes, ce n’est pas pour autant qu’ils/elles ne doivent pas se remettre en question. Par rapport au type d’agriculture productiviste, industrielle, polluante, capitaliste…, qu’ils/elles pratiquent. Et par rapport aux enfoiré·es qu’ils/elles se sont majoritairement donné comme représentant·es (ces crapules de la FNSEA pour les nommer).
Certain·es l’ont fait et le font de plus en plus. Car, oui, on peut vivre, et pas si mal que ça, avec seulement quelques hectares. En faisant de la polyculture qui limite les pandémies. En n’utilisant qu’a minima la mécanisation. En cultivant en butte pour économiser l’irrigation. En éraflant le sol au lieu de l’éventrer. En n’utilisant qu’un minimum d’engrais et de produits chimiques. En s’orientant chaque jour un peu plus vers le bio. En fonctionnant en coopératives d’entraide. En s’affranchissant du productivisme et de la dépendance aux centrales d’achat de la grande distribution capitaliste. En ignorant les industriels et les banques de toutes sortes. En construisant une banque du peuple, “citoyenne” comme on dit aujourd’hui. En visant à être le plus autonome possible. En ne vendant qu’en direct, à la ferme ou dans un réseau de magasins coopératifs unissant producteur·trices et consommateur·trices ou en n’échangeant que le surplus des productions. En vous dotant de représentant·es issu·es de vos rangs du style de ceux et celles de la Confédération paysanne. En vous regroupant. En vous organisant à la base. En vous renseignant sur les collectivités agricoles libertaires espagnoles d’Aragon et de Catalogne qui ont vu le jour lors de la révolution de 1936-1939…
Bref, vous n’êtes pas condamné·es à vous suicider, à crever de faim, à être les esclaves des banques, des industriels, de la grande distribution. Et vous n’êtes pas davantage condamné·es à empoisonner le sol et les gens qui consomment vos productions végétales ou animales. Mais pour cela… !
De la faucille et du marteau
Camarades paysan·nes, vous êtes capable de vous nourrir et de nous nourrir et même d’aider à se nourrir ceux et celles qui ne le peuvent pas. N’oubliez pas ce dernier point, car l’agriculture paysanne ne se résume pas à produire pour VENDRE.
Mieux, vous êtes capables de vous et de nous nourrir sainement en n’exploitant la nature qu’à hauteur de ce qu’il est possible sans la détruire.
Camarades paysan·nes, faites nous rêver ! Rejoignez le grand peuple des exploité·es et des opprimé·es qui, comme vous, sont victimes de la logique mortifère et suicidaire d’un capitalisme marchand assoiffé de toujours plus de profit, quitte à tondre le mouton jusqu’au sang. Construisons, ensemble, une civilisation de liberté, d’égalité, d’entraide, de bon sens, de respect de tous les différents aspects de la vie.
Seul·es, malgré l’obtention de subventions et de dérogations, vous reculerez pour mieux sauter dans la même mare puante du productivisme et de la destruction de la nature. Ensemble, coude-à-coude sur le front d’une révolution sociale, il n’est pas encore trop tard pour vous sauver, nous sauver et sauver les conditions d’une vie digne pour tous et de la vie humaine sur cette planète, tout court.
Jean-Marc Raynaud, Oléron le 03/02/24