On hésite à parler de roman après la lecture du livre de Christian Astolfi, difficile en effet de “mentir aussi vrai”.
Il campe un ouvrier, surnommé Narval, du début des années 70 à la fin des années 80 du siècle dernier. Les Chantiers navals de la Seyne-sur-Mer, fleuron de l’industrie maritime qui rend les travailleurs si fiers, vont bientôt fermer. La NORMED ne permet plus de gagner sa vie, mais elle va continuer à semer la mort insidieusement durant les décennies suivantes car les dégâts causés par l’amiante dans les corps usés prématurément ne se révèlent qu’à long terme.
Solidarité ouvrière et illusions perdues
Au violent conflit pour l’impossible survie des chantiers va succéder la bataille juridique pour désigner les coupables de l’empoisonnement des ouvriers. Mais l’appareil judiciaire est lent, le parcours semé de revers et d’atermoiements avant que les responsables ne soient désignés ; beaucoup d’hommes meurent avant que les tribunaux ne se prononcent.
C’est une histoire de solidarité ouvrière qui est racontée ; le geste inaugural est celui du personnage principal qui saute dans un bassin pour sauver un intérimaire, immigré africain, ayant chuté en raison d’un évanouissement dû à la respiration de peinture toxique. Les accidents de travail et les blessures sont l’ordinaire des ouvriers dont beaucoup font preuve d’un savoir-faire, d’une adresse et d’une force hors du commun. Narval admire la virtuosité manuelle et technique de son père et de l’ancien qui lui apprend le métier. On songe à la chanson de Bernard Lavilliers, Les mains d’or, qui peut s’appliquer à tous les sites industriels progressivement démantelés, charbonnage, sidérurgie, chantiers navals… malgré le syndicalisme et l’accession au pouvoir d’un gouvernement de gauche en 1981, accueillie avec enthousiasme à la Seyne-sur-mer, notamment par Louise, la compagne de Narval.
Dès 1983, les illusions se perdent, le Parti communiste cesse de représenter un espoir déjà bien entamé en 1968, lorsque les chars soviétiques ont envahi les rues de Prague. Si l’un des amis proches de Narval reste fidèle au PC, d’autres vont se réfugier dans l’abstention, voire assouvir leur colère en votant Front National. Presque tou·tes restent uni·es dans la lutte désespérée pour le maintien des chantiers, manifestations, barrages d’autoroute ou sabotage de rails, question de dignité. Les survivants se retrouvent aussi pour la mobilisation juridique autour de l’amiante, informés par les scientifiques de l’université parisienne de Jussieu qui en furent également victimes. Les ouvriers constatent amèrement que les intellectuel·les sont vite entendu·es, alors que le sort de leur classe est de subir maladies professionnelles et décès prématurés sans que la société ne s’en émeuve.
Quel sens au travail ?
L’ouvrage retrace très bien l’atmosphère de deux décennies, ses chansons, ses évolutions sociales, politiques, urbaines, architecturales. Le décor de la ville change, La Seyne-sur-Mer, port industriel, va devenir une station balnéaire avec quelques vestiges des chantiers dont il importe de garder trace et de faire le récit. Les hommes ont pu connaître chômage ou dépression, mais ils se reconstruisent le plus souvent, reconversion facilitée par des indemnisations. L’un d’eux choisit une vie plus libre, plus proche de la nature qui ne manque pas d’attrait en région méditerranéenne. Narval refuse de quitter un port où sa famille est enracinée, Louise l’invite en vain à tourner la page et choisit de partir seule. La question du sens même du travail est posée ; un des ouvriers surnommé Filoche, chargé de manipuler l’amiante, déprime et culpabilise en raison de son rôle personnel dans l’état de ses anciens copains. “D’un côté, pense Narval, je voyais mourir mes camarades, dépossédés de tout, leur fin de vie comme leur dignité. J’en connaissais la raison, la dame blanche démasquée, ses protecteurs mis au banc des accusés, leurs actes dont ils devaient répondre […]. De l’autre j’observais la dépression de Filoche. Elle ne cessait de m’interroger. Je cherchais à comprendre ce qu’elle disait de notre responsabilité collective. De ce que nous avions accepté au nom d’un mouvement qui nous avait façonnés […] Ce mouvement n’avait rien pu faire pour empêcher la fermeture de nos sites, nos bassins, nos gisements, les envoyant au mieux au musée, au pire à la démolition – nos histoires, nos identités, nos existences balayées par des forces qui en quelques années nous avaient désolidarisés, comme on détricote une maille en tirant simplement sur le fil le plus fragile. […] Si nous n’avions été que l’instrument de notre asservissement ?”.
Rêver quand même
D’autres rêves apparaissent, de retour à la terre, à des travaux agricoles ou artisanaux, mais pas question de fonder une famille dans ce “monde emporté” où plane la menace du cancer, de la pleurésie, du mésothéliome, où chacun se sait en sursis.
La force du propos de l’écrivain tient beaucoup à la qualité d’un style dense et lyrique à la fois. Christian Astolfi livre un témoignage essentiel sur une page d’histoire ouvrière ; la mémoire des chantiers navals est inscrite dans les corps des ouvriers, dans les photographies des lieux et des personnes et dans les paysages de la Seyne-sur-Mer ou de la Ciotat.
Marie-Noëlle Hopital
De notre monde emporté, Christian Astolfi, Le bruit du monde, 2022, 184 pages, 19 €.
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