L’ennemi d’un peuple que je défends devient-il mon ennemi ? Dois-je souhaiter son éradication ?
Questions…
Chaque mort de soldat russe aujourd’hui doit-elle me laisser indifférente voire me réjouir ? Le commerce des armes pour la bonne cause, la cause juste est-il une évidence ? Faut-il détester les russes (à l’instar d’Iegor Gran dans Z comme Zombie ?) On se souvient de la phrase de Manoukian à Mélinée : “Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand”.
… Sans réponse
Je ne sais pas répondre à ces questions tant me répugne la guerre. Suis-je même en mesure de réfléchir ? Le “viscéral”, l’effroi devant le sang répandu, les corps suppliciés, les liens humains massacrés, les villes en ruines, l’emporte sur le “raisonnable”. J’entends par “raisonnable” ce que la raison, que je me représente comme une ligne droite sans chemin de traverse, me dicte. Un peuple, menacé d’annexion par un tyran manipulateur se bat pour sa liberté. Ce combat est juste et pas question de se perdre en atermoiements obscènes. L’Union européenne doit être aux côtés de l’Ukraine, sans faillir et de façon indéfectible. Toute prise de positions autre (on pense à celle défendue, entre autres, dans Le Monde Diplomatique par Serge Halimi, en croisade contre les impérialismes) est inacceptable. Les accords de Munich, sans cesse cités, sont dans toutes les mémoires et reculer devant les visées expansionnistes de Poutine serait rejouer et renouveler éternellement un scénario connu. 1938 encore et toujours. Je sais tout cela.
Guerre et propagande
Depuis l’opération “Tempête du Désert” en 1991, la libération du Koweït par la coalition menée par les États-Unis, la guerre se regarde, se vit par procuration. À cette date, les Français·es découvrent CNN, les simulations infographiques, l’expression “dommages collatéraux” et regardent, éberlué·es et hypnotisé·es, les chaînes d’informations en continu. La médiatisation des opérations militaires en temps réel, organisée par les États-majors eux-mêmes, est un fait relativement nouveau même si elle ne date pas de la guerre du Golfe. On devient spectateur·trices et même stratèges en chambre, on prend le parti du plus faible, installé·e devant un téléviseur. On appartient au camp du droit car, de son fauteuil, il est facile d’avoir une vision globale des enjeux, des tenants et des aboutissants, comme ces généraux épinglés par Kubrick dans les Sentiers de la Gloire, qui, sous leurs plafonds à caisson, décident de l’exécution des déserteurs.
Le grand reporter Robert Fisk, en première ligne en 91, sème le trouble quand il déclare douze ans plus tard dans The Independant on Sunday : “Si ce que nous avions vu avait été diffusé, personne n’aurait jamais plus soutenu aucune guerre”. Ce que le·la spectateur·trice a contemplé pendant des jours en janvier 1991 était une version aseptisée, presque logique, de la guerre. Montrer des chiens en train de dévorer des cadavres irakien·nes sur le bord d’une route n’entrait pas dans le scénario. La scène a pourtant été filmée “pour les archives”.
Aujourd’hui
Depuis 1991, l’eau médiatique a coulé sous les ponts et les guerres n’ont pas cessé, avec leurs cortèges d’horreurs, de populations déplacées, de droits humains bafoués, de destructions physiques et matérielles.
Les réseaux sociaux sont entrés dans la danse pour le meilleur et surtout pour le pire. Le “storytelling” est enseigné dans les écoles de journalisme. Une petite partie de l’humanité se charge du récit des souffrances de l’autre partie de l’humanité, un quart monde d’observateur·trices avisé·es commente et glose. La guerre picrocholine entre chapelles intellectuelles bat son plein et ne doit rien à l’épopée. Les femmes et les hommes de bonne volonté, quant à elles/eux, se désespèrent et cherchent à se convaincre du pouvoir démiurgique des mots. Si j’analyse, si je m’indigne et le fais savoir, si je cherche à éveiller les consciences par tous les moyens à ma disposition, je me sauve de la débâcle morale. Il est aussi question de cela dans l’engagement, du salut personnel.
Ne pas être en capacité de s’exprimer sur la guerre en Ukraine est donc perçu comme un aveu de faiblesse, de culpabilité, un déficit de pensée et d’âme. L’aspiration à la paix est assimilée au bêlement du mouton qui offre sa gorge au couteau de l’équarrisseur. Poutine est le mal à l’état pur et le peuple russe le soutient selon le principe que le silence vaut consentement. Si l’on en doute encore, le pamphlet Z comme Zombie, écrit dans l’urgence, le martèle.
Z comme zombie
L’auteur, Iegor Gran, fils du dissident Andreï Siniavski, entend alerter le·la lecteur·trice sur l’état d’abrutissement du peuple russe. Le russe est un zombie comme en atteste le Z griffonné un peu partout, sur le char et sur le t-shirt. Personne n’échappe à la malédiction du “Z”, le·la savant·e pas plus que l’ignare, à la propagande déversée par la “zombocaisse”, en d’autres termes, la télévision. 85 pages à charge dont on sort éreinté·e, essoré·e, écœuré·e. On est loin de l’œuvre de Svetlana Alexievitch, des témoignages qu’elle accumule depuis des décennies avec ténacité, humilité, empathie et aussi dureté pour faire le portrait de ses compatriotes. Gran, lui, écrit avec des gants de boxe, colle des gnons à quiconque se trouve à portée de ses poings. Le Russe mérite qu’on le déteste, on a même le devoir de le détester si on est un peu lucide. L’idée qu’il ne faut pas confondre un dirigeant avec son peuple est balayée dès l’exergue. Le peuple russe est à l’image de ses dirigeants, en pire. La critique adore (je conseille l’écoute en podcast du Masque et la Plume où Arnaud Viviant, seul critique à émettre des réserves sur le livre se fait agresser par ses confrères), en redemande. Les lecteur·trices, dans les blogs, s’extasient. Quelle audace, quelle colère, quelle clairvoyance. Le Figaro se félicite du caractère “réaliste” de “l’essai”. Il faut sauver l’Occident dit Gran dans une interview donné à Marianne ce qui vaut aux lecteur·trices du pamphlet une phrase d’anthologie : “Pourtant, du fond des abysses, le bon peuple russe est cette force qui propulse le monstre de glace vers la coque fragile de l’Occident, ce paisible navire de croisière en mers chaudes”. Gran, caricature du lanceur d’alerte, barde lourdingue de la douceur de vie occidentale (l’opposition en deux phrases de la Russie : “Dit autrement sans détours : il faut avoir l’esprit en cuvette de W. C pour accepter de bouffer de la merde” (sic) à l’Occident “la vulnérabilité et la délicatesse déplacée de l’Occident” (sic bis) passe mal), ne sert pas la cause qu’il entend défendre, il l’affaiblit au contraire par sa façon brutale d’essentialiser les Russes.
Maux de la fin
Je n’ai jamais tenu une arme entre mes mains ni mis en joue un ennemi qui me veut du mal. Je vis bien. Je fais partie du quart monde des observateur·trices et j’ai sans cesse soutenu des causes lointaines sans y participer physiquement.
Je ne fais qu’imaginer mes prédispositions à la résistance. En 1936, j’aurais été du côté des républicains espagnols, en 1940, j’aurais pris le maquis et pendant la guerre d’Algérie, j’aurais appartenu au réseau Jeanson. Je me la raconte.
Je déteste la guerre, les armes, le patriotisme à front de taureau mais ce que la Russie entreprend en Ukraine me révulse et me révolte. Je me souviens alors de mes années lycée quand je découvrais émue L’Honneur des Poètes de Desnos et j’ai envie de pleurer.
Ce cœur qui haïssait la guerre, voilà qu’il bat pour le combat et la bataille…
Comment en sommes-nous arrivé·es là alors que Poutine est au pouvoir depuis 22 ans ? En 2018, à Moscou, après leur victoire en finale, les Bleus de l’équipe de France de football entonnent une petite chanson dans les vestiaires, à destination du dictateur. Macron, également présent, a-t-il repris le refrain en chœur ?
Le sport fédère n’est-ce pas ? Comme la guerre aujourd’hui. Sauf que l’on ne chante plus et que les armes auront le dernier mot.
Rien ne change.
Sophie Carrouge