Émancipation


tendance intersyndicale

Indemnités, heures sups et inégalités de genre

Dossier

C’est un fait maintenant admis : même si les statuts (général et particuliers) de la Fonction publique sont un point d’appui pour limiter les inégalités salariales et de carrière femmes/hommes, ils ne sont pas suffisants en eux-mêmes pour les éliminer. La “loi de transformation de la Fonction publique” publiée il y a quelques mois va aggraver ces inégalités en attaquant les garanties statutaires…

Il est à remarquer qu’alors que cette loi était en pleine élaboration, la plupart des directions des organisations syndicales signaient “L’accord relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la Fonction publique” : certaines en le revendiquant fièrement (FSU), d’autres de façon plus discrète et un peu honteuse (Solidaires). Comment penser faire reculer les inégalités dans la Fonction publique avec un protocole, quand dans le même temps le pouvoir attaque des garanties statutaires, veut faire exploser la précarité, etc. ?

Cette contradiction, entre volontés proclamées d’égalitarisme et réalité des évolutions professionnelles, n’est pas la première. Sous cet angle, nous pouvons maintenant procéder à un retour sur certaines conséquences d’une évolution statutaire plus modeste : le nouveau décret sur les obligations de service des enseignant·es du second degré d’août 2014. À partir d’études produites par le ministère lui-même (1), il est d’ores et déjà possible de tirer plusieurs enseignements.

Quelques aspects du nouveau dispositif

Pour aller vite : le décret d’août 2014 abroge le décret statutaire précédent, celui de 1950.

Son élaboration a provoqué de nombreux débats, ainsi que des grèves de personnels des classes préparatoires. Pour deux raisons notamment :

– tout en affirmant le caractère dérogatoire des obligations de service des enseignant·es (définies en heures de cours hebdomadaires), il fait référence au décret général de la Fonction publique fondé, lui, sur un décompte annuel du temps de travail.

– il énumère un certain nombre de “missions liées”, qui peuvent constituer une brèche pour les hiérarchies souhaitant alourdir le temps de travail.

Mais ce décret présentait aussi deux nouveautés :

– le système des “pondérations” : en Première et Terminale (et en REP+), chaque heure de service compte pour 1,1. Ce mécanisme remplace en lycée celui de l’heure dite “de première chaire”, qui permettait une heure de décharge ou une HSA (2), mais sous des conditions différentes.

– la création d’indemnités liées à des “missions particulières” : ce seront les IMP (Indemnités pour Missions Particulières).

Avant de voir l’impact de ces deux derniers éléments, un rappel sur l’une des principales causes d’inégalités : les heures supplémentaires.

Le rôle des heures supplémentaires

Depuis plusieurs années, les heures supplémentaires sont en augmentation dans le second degré (3). De par la politique gouvernementale de recrutements et créations de postes insuffisantes : même dans la période de créations de postes sous Hollande, celles-ci étaient insuffisantes pour faire face à l’augmentation du nombre d’élèves. Résultat : augmentation du nombre d’élèves par classe, et augmentation des heures supplémentaires ! La DEPP le dit d’ailleurs sans fard : la petite baisse des HSA en 2015 constitue “la première fois depuis neuf ans” (4), et par la suite la hausse des HSA – au total et par personnel enseignant – a repris (5) :

Évolution du nombre d’élèves, d’enseignant·s, et de HSA (2015-2018)

Nombre d’élèves Nombre d’enseignant.es HSA HSA par enseignant.e
+1,9% +1,7% +4,4% +2,1%

Quel rapport avec les inégalités hommes-femmes ? Tout simplement : les heures supplémentaires sont un facteur d’aggravation des inégalités salariales (en plus d’autres aspects qui justifient de s’y opposer, comme les suppressions d’emplois).

D’abord, car du fait de la “double journée”, les femmes peuvent plus difficilement en prendre : les temps partiels sont incompatibles avec des HSA, et “les femmes travaillant davantage à temps partiel que les hommes” (6) – ça n’est pas une découverte -, elles sont moins susceptibles de faire des HSA : “La proportion d’enseignants hommes effectuant des heures supplémentaires annualisées reste largement supérieure à celle des femmes à la rentrée 2018” (6).

Mais, même quand elles en prennent, elles en prennent moins, toujours pour les mêmes raisons : “Parmi les enseignants éligibles, les hommes font en moyenne 1,9 HSA contre 1,5 pour les femmes. Un homme éligible sur trois et une femme éligible sur quatre ont plus de 2 HSA dans leur service ce qui correspond sur l’ensemble des enseignants, à 32 % des hommes et 22 % des femmes” (6).

En additionnant l’ensemble de ces données, on aboutit à une inégalité salariale indéniable, comme le montre le tableau suivant (5) (et rappelons que moins de femmes font des HSA, l’inégalité réelle est donc en fait plus prononcée) :

Montant des rémunérations liées aux HSA en 2018 (tous corps confondus) (7)

Montant moyen pour un homme en bénéficiant Montant moyen pour une femme en bénéficiant Rapport montant moyen femmes/hommes
3458 2718 1,27

Heures supplémentaires : une subtilité

On le sait : les heures supplémentaires ne sont pas une opportunité pour les personnels, mais une arme pour la hiérarchie. Une arme pour diviser, pour supprimer des emplois (ce qui aboutit au licenciement de non-titulaires).

Mais aussi une arme pour baisser la masse salariale. En effet, une heure supplémentaire régulière dans le public est non seulement moins payée qu’une heure majorée dans le privé, mais aussi moins payée qu’une heure normale dès que l’enseignant·e dépasse le 4e échelon (soit très rapidement).

Il y a toutefois une particularité : la première HSA est payée 20 % de plus que les suivantes. Autrement dit, l’intérêt collectif des personnels est de ne pas faire plus d’une HSA : de ce point de vue, on comprend le rôle nocif du décret de 2019 permettant aux chef·fes d’établissements d’imposer deux HSA au lieu d’une auparavant. Et c’est aussi dans une perspective d’égalité : les femmes se limitant plus souvent à une HSA. D’ailleurs, quand les collègues se limitent à une HSA, l’étude montre que l’inégalité s’annule pour les certifié·es par exemple (1271 euros/an pour un homme, 1278 pour une femme) (6).

Conséquence : le décret permettant d’imposer une seconde heure supplémentaire ouvre la porte au développement des heures supplémentaires, et au renforcement des inégalités salariales.

Et les IMP ?

Et les IMP dans tout cela ? Ces “indemnités pour missions particulières” rémunèrent un certain nombre de fonctions, essentiellement : coordination de discipline, coordination EPS, coordination de cycle ou de niveau, référent·es pour l’établissement (culture, “ressources numériques”, “décrochage scolaire”), tutorat des élèves… Non cadrées nationalement, elles ont cinq taux différents (de 312,50 à 3750 euros annuels). En général décidées au niveau de l’établissement, elles peuvent être aussi décidées par le rectorat pour des missions particulières de niveau académique : ce sont plus souvent des IMP fortement rémunérées, et il est hors de doute que les personnels bien en cours auprès de la hiérarchie en sont spécialement bénéficiaires.

Il faut remarquer que dans le décret d’août 2014, elles sont présentées comme pouvant permettre de “bénéficier d’un allègement de leur service d’enseignement”… mais la circulaire évacue cette possibilité : pas de réduction du temps de travail, mais une indemnité !

Là aussi, il est hors de doute qu’une fonction permettant une décharge de service est plus facile à prendre en charge par une enseignante… qu’une indemnité rémunérant du travail supplémentaire en plus de son service habituel. Cette réalité n’a pas tardé à se vérifier, d’ailleurs (voir plus loin).

Dans ce contexte, les IMP jouent un rôle. Si la déréglementation nationale (aucun cadrage sur leur volume) a pu être limitée par un rapport de forces local dans les établissements… elles ne sont pas innocentes pour autant. En effet, leur financement provient de deux sources : des heures supplémentaires qui sont absorbées, et aussi d’anciennes décharges (par exemple la tenue du cabinet d’histoire-géographie) qui sont supprimées. Ainsi, on se retrouve avec une réduction des allègements de service, au profit de tâches rémunérées par une indemnité. La note de la DEPP le dit d’ailleurs sans détour : cela a permis de “transformer une partie des heures de décharge en heures pour l’enseignement sans avoir recours aux heures supplémentaires” (4).

Le résultat est donc sans surprise (7) : les IMP favorisent les inégalités de genre. Une étude de la DEPP sur l’attribution des IMP relève plusieurs points incontestables :

– le pourcentage de femmes ayant des IMP est inférieur au pourcentage de femmes chez les enseignant·es du second degré : “En 2017-2018, les femmes bénéficiaires de l’attribution d’IMP du second degré représentant 55,56 % de la population enseignante, alors que la part des femmes susceptibles d’en percevoir représente 59,10 % de la population enseignante du second degré” (8). Autrement dit – même mécanisme que les HSA – elles sont désavantagées et les IMP renforcent les inégalités existantes.

– le phénomène est encore plus marqué en ce qui concerne les IMP les plus rémunératrices (9) :

Montant des IMP Part des femmes (2017-2018)
Taux 1 (312,50 euros) 61%
Taux 2 (625 euros) 58%
Taux 3 (1250 euros) 50%
Taux 4 (2500 euros) 36%
Taux 5 (3750 euros) 31%

– il est aussi plus marqué quand ce sont des IMP annuelles de niveau académique (donc en lien direct avec la hiérarchie) : les femmes représentent 46 % des bénéficiaires.

Les deux dernières remarques sont d’ailleurs liées, les IMP de niveau académique étant en moyenne plus importantes (1200 euros contre 700 pour celles attribuées au niveau des établissements), et comprenant plus d’IMP de fort volume que celles attribuées dans les établissements (80 % environ des IMP à 3750 euros sont de niveau académique) (8).

Conclusion : la hiérarchie administrative et de l’inspection se gargarise et donne des leçons d’égalité, mais ces leçons n’engagent que ceux/celles qui y croient.

Au final, les IMP jouent le même rôle que les heures supplémentaires dans les inégalités salariales.

Le passé et le futur : quelles revendications ?

Tout d’abord on peut tirer quelques conclusions : loin de réduire les inégalités, la marge de manœuvre des chef·fes d’établissement, etc. Les IMP sont un facteur d’inégalités de genre. Ce n’est d’ailleurs pas le seul problème du décret de 2014, dont elles sont une des conséquences.

Si les positions syndicales ont été diverses lors de la création des IMP, on notera que dans les instances nationales du syndicat majoritaire, le SNES-FSU, Émancipation avait été très seule à en critiquer le principe même (voir amendement ci-dessous). Y compris de flamboyants chevaliers de l’égalité professionnelle – l’École dite Émancipée – n’y voyaient pas d’objection majeure.

Et maintenant ?

Il y a bien entendu l’action immédiate, dans les établissements. Obtenir un partage – y compris en termes de genre – le plus égalitaire possible des IMP (par exemple en les fractionnant pour les répartir sur davantage de collègues), empêcher l’arbitraire hiérarchique, etc.

Mais à plus long terme, il apparaît que la lutte corporative pour l’égalité entre les personnels doit s’articuler à la lutte contre les inégalités de genre, et nécessite une action syndicale pour modifier les textes statutaires et réglementaires :

– suppression des IMP, remplacées le plus possible par des réductions de service sur demande des personnels concerné·es, et avec un cadre national.

– suppression du décret permettant d’imposer deux heures supplémentaires, sachant que si les personnels prennent des heures supplémentaires non imposées c’est parce que leur salaire est insuffisant.

Ces éléments ne sont bien entendu que des exemples de revendications possibles, ne pouvant permettre à elles seules d’en finir avec les inégalités salariales. Beaucoup d’autres revendications s’imposent aussi, de portée générale (déblocage du point d’indice, augmentations uniformes des salaires, etc.) ou concernant spécifiquement les inégalités de genre.

Quentin Dauphiné

(1) Note d’information n°17.09 – mai 2017 de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), Note d’information n°19.37 – octobre 2019 de la DEPP, étude du 17/10/2019 de la DGRH : L’indemnité pour mission particulière – Bilan des années scolaires 2016-2017 et 2017-2018.

(2) Heure supplémentaire année, nom donné aux heures supplémentaires régulières dans le second degré (il existe aussi des heures ponctuelles, les HSE).

(3) Analyse dans le second degré public (dans le privé les tendances sont proches).

(4) Note d’information n°17.09 – mai 2017.

(5) Tableau extrait de la Note d’information n°19.37 – octobre 2019.

(6) Note d’information n°19.37 – octobre 2019.

(7) La différence varie selon les corps, et peut atteindre jusqu’à plus de 4500 euros/an.

(8) Étude du 17/10/2019 de la DGRH : L’indemnité pour mission particulière – Bilan des années scolaires 2016-2017 et 2017-2018.

(9) Tableau issu de l’étude citée.

Amendement Émancipation CA nationale du SNES janvier 2015

Ce projet de décret indemnitaire vise à développer l’arbitraire et les inégalités. Il introduirait une définition locale des rémunérations des personnels, mettant en cause leur statut national. Il serait un facteur considérable de division des personnels. Le SNES demande donc le retrait du projet ministériel ».