Dossier
La dynamique des luttes féministes, qui existe à l’international depuis les manifestations massives en Argentine en 2015 et 2016, sous le mot d’ordre “ni una menos” (pas une de moins), a clairement trouvé un ancrage en France dans les luttes contre les violences faites aux femmes des 23 et 25 novembre dernier, mais aussi dans le mouvement social des gilets jaunes puis contre la réforme des retraites, dans lesquels les femmes ont été très nombreuses à s’investir.
Ce dernier mouvement a notamment mis au jour encore davantage la précarisation accrue des femmes, dont les carrières sont plus marquées par les périodes de chômage, les temps partiels ou les interruptions, du fait de la fonction de reproduction de la force de travail dans la sphère domestique (éducation, maternité, entretien, etc.) qui leur est quasiment exclusivement assignée.
Mais au-delà de la sphère domestique, le travail du “care” (soin, nettoyage, éducation…) qu’elles portent se retrouve dans des secteurs marchands qui sont parmi les plus précaires mais qui ont été ou sont encore le creuset de certaines luttes très déterminées, à l’image de la grève des salarié·es d’Onet dans les gares du nord de Paris en 2017 ou de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, qui dure depuis le 17 juillet 2019.
Construire la grève féministe
Dans ce contexte, la jonction du mouvement féministe et du mouvement social a déjà en partie permis l’émergence, ou le renforcement dans certains cas, de l’idée selon laquelle la grève est un levier puissant et nécessaire aux luttes féministes. Alors que le mouvement pouvait sembler jusqu’ici se construire en parallèle des autres luttes, sa convergence même partielle, sur le terrain, avec le mouvement social, marque un saut qualitatif important. Pour les militantes féministes, il s’agit de faire tenir ensemble et dans la rue les luttes féministes et anticapitalistes. Pour le mouvement social et une partie des organisations qui le portent, il s’agit de mettre fin à l’idée selon laquelle l’existence d’oppressions spécifiques signifie que les luttes doivent être menées séparément les unes des autres. Si ces deux objectifs ne sont pas encore atteints pleinement, ils font leur chemin et la construction de la grève du 8 mars est un enjeu important dans ce contexte.
Né au printemps dernier, le mouvement “On Arrête Toutes”, dont l’appel s’est vite répandu, a donné naissance à des collectifs pour appeler à la grève du 8 mars souvent réunis sous l’étiquette “on arrête toutes” ou “toutes en grève”. Construit autour d’assemblées générales régulières, comme à Toulouse, Paris, Nantes, Marseille ou encore Brest, il s’efforce de regrouper les individu·es et organisations qui luttent contre le patriarcat, mais aussi le capitalisme et le racisme. C’est bien le croisement de ces trois luttes qui caractérise les différents appels, lesquels ont pu ensuite être complétés en fonction des individu·es présent·es et de la composition des AG auto-organisées. En effet, ces AG sont d’une part le reflet d’une forme de spontanéisme telle qu’on a pu la voir se développer avec le mouvement des Gilets jaunes. Lequel reste très ancré dans les esprits des présent·es, comme le signe que les mouvements doivent prendre des formes nouvelles, ou se détacher de l’attente de décisions “par le haut” qui émaneraient des organisations traditionnelles des travailleurs·ses. Elles sont d’autre part composées de militantes organisées, qui cherchent à construire les luttes et la convergence avec le mouvement social.
Si la tenue de ces AG n’est pas nouvelle – le 8 mars 2019 avait déjà été marqué par la construction d’AG et de marches, notamment de nuit, dans certaines villes – son extension est un pas supplémentaire dans le mouvement.
Soutenir l’auto-organisation des luttes féministes
Pourtant, et malgré ces avancées, ni le mouvement social qui se joue actuellement, ni les organisations syndicales qui contribuent à l’animer ne sont pleinement en prise avec la grève du travail productif et reproductif des femmes. Si certaines organisations syndicales ont déposé des préavis, comme elles le font tous les ans, force est de constater que leurs appareils sont loin d’être au service de la grève féministe qui se construit. Les mêmes réticences qui ont empêché la convergence entre les organisations syndicales et le mouvement des Gilets jaunes planent sur le mouvement féministe, jusqu’à parfois constituer un véritable frein à l’auto-organisation qui se construit.
Or, l’entrée massive des femmes dans les luttes est pourtant le signe d’une massification de celles-ci d’une part, mais aussi d’un tournant politique important, qu’il ne faut pas négliger. C’est pourquoi il est nécessaire d’investir les commissions femmes des syndicats, de les interpeller, d’y porter la voix de la base, afin de construire des ponts entre le mouvement auto-organisé qui est en train d’émerger et les organisations des travailleurs·ses. Certes, le 8 mars tombe un dimanche cette année, mais il peut permettre d’entamer des discussions sur les conditions d’un engagement collectif dans la construction d’une grève du travail domestique. De plus, la mise en question de la construction de la grève des femmes sur le long terme peut largement être développée.
La base est là, elle est déterminée, il s’agit maintenant de nous emparer de cette dynamique pour aider à sa construction et sa pérennisation !
Karine
Les AG féministes en France : récits de militantes
Brest. Création du collectif féministe “Brestoises pour les droits des femmes !”
À Brest, le mouvement féministe est éparpillé et marqué par des dissensions historiques, qui semblaient gravées dans le marbre.
Cependant, la vigueur du mouvement féministe au niveau national a fini par atteindre le bout du monde. Par ailleurs, les mouvements sociaux de ces dernières années ont permis le développement de liens de confiance entre des féministes brestoises d’horizons très divers.
Pour le 8 mars 2019, pour la première fois depuis longtemps, à l’initiative de militantes de terrain, toutes les organisations politiques, syndicales et féministes s’étaient réunies pour une préparation coordonnée. Ce 8 mars avait aussi été marqué par la réussite de la manifestation non-mixte organisée par les Gilets jaunes.
À l’occasion du 25 novembre également, toutes les organisations se sont retrouvées autour de l’appel “Nous toutes” pour un rassemblement brestois très réussi.
Cette dynamique est salutaire pour les féministes brestoises, mais insuffisante.
Aussi, un petit groupe de féministes brestoises d’horizon divers (militantes politiques, syndicales et Gilets jaunes) avons proposé la tenue d’une AG ouverte à toutes et tous le 15 janvier.
Très vite, le collectif “Brestoises pour les droits des femmes” s’est constitué, avec comme premier objectif de populariser le 8 mars auprès de toutes les femmes.
Nous nous réunissons en AG (durée stricte 1h, suivie d’un pot participatif de 30 minutes) tous les dix jours. Nous sommes environ 30 à chaque fois. Nous nous rencontrons dans des lieux publics pour interpréter des chants et des chorégraphies féministes.
Pour le 8 mars, nous envisageons à ce stade d’aller à la rencontre des travailleuses du dimanche (café, tract 8 mars), puis de chanter dans plusieurs endroits de la ville. Nous envisageons également une manifestation festive.
La suite à la prochaine AG !
Une féministe brestoise
Nantes. Des AG suivies, mais des divisions encore bien ancrées
À Nantes, la première AG de préparation du 8 mars s’est déroulée, comme ailleurs, dans le contexte de la lutte contre la réforme des retraites. Le 8 janvier au soir, en pleine reprise du mouvement après les vacances de Noël, elle a réuni plus de 60 personnes, dont beaucoup étaient déjà très investies dans le mouvement social. Appelée sur le mot d’ordre de l’appel “On Arrête Toutes”, l’AG a vite décidé d’ajouter aux revendications initiales des revendications plus inclusives, notamment sur la question des minorités de genre, du racisme ou encore du travail du sexe.
Des commissions (cadre, texte, garderie, communication…) se sont rapidement constituées pour avancer sur l’organisation des événements autour de la grève féministe.
Si l’AG est composée d’un nombre important de personnes organisées et/ou militantes, elle a aussi attiré des personnes, et notamment des jeunes, qui ont moins l’habitude des luttes. Elle a donc été aussi un apprentissage pour beaucoup, apprentissage de la démocratie, des moyens d’organisation etc. Bien sûr aucun apprentissage, qui plus est démocratique, ne va sans tâtonnements, sans “longueurs”, sans conflits qu’il faut résoudre, sans compromis… et les AG qui se sont succédées ont parfois été difficiles et longues. Pourtant, elles sont source d’un apprentissage commun qui jette les bases d’une organisation qui pourrait se pérenniser. Le mouvement se dote d’outils nécessaires aux luttes, crée des liens entre chacun·e et ouvre les discussions. Pour les 7 et 8 mars, sont prévues une marche nocturne en mixité choisie (le 7 au soir) et une manifestation large le 8 en centre ville. En plus de ces deux actions, les discussions autour de la grève, de la reconduction le 9, des textes et mots d’ordre ont permis de politiser davantage les personnes présentes aux AG et d’ouvrir un certain nombre de questions qui se posent au féminisme.
À Nantes comme ailleurs, le mouvement féministe est divisé, mais le 25 novembre dernier avait vu l’unité dans la rue des collectifs et organisations féministes. C’est sur cette base que l’appel à une première “AG 8 mars” a été lancé et beaucoup d’organisations ont répondu présentes. Pourtant, l’auto-organisation des AG, parfois laborieuse mais efficace, comme l’inclusion de certaines revendications dans l’appel ont ravivé des tensions “historiques” dans le collectif. On regrette ainsi que les organisations syndicales, ou tout au moins certaines de leurs “responsables”, ne se soient pas impliquées dans ces AG voire aient décidé de les quitter pour tenter de prendre la main sur le 8 mars sur des bases propres notamment en prévoyant d’organiser un rendez-vous le 7 mars en dehors des événements décidés par l’AG.
Il reste donc encore du travail pour oeuvrer au déploiement de la quatrième vague féministe et pour sortir des a priori et clivages, mais le succès des actions et AG témoigne de la vigueur du mouvement, et les actions du 8 mars devraient être suivies cette année et être moteur pour les suites de la construction des grèves féministes.