Nous vivons une époque pleine de révolte après une longue période d’atonie. En tant que citoyen·nes, travailleur·euses, syndicalistes, nous devons nous impliquer comme jamais pour éviter le pire toujours possible et préparer le meilleur. Les conditions sociales et politiques rappelées ci-dessous sont connues, mais amènent le lecteur et la lectrice à s’interroger sur les conclusions vers lesquelles il/elle peut, s’il/elle est pressé·e, se diriger directement.
Les enjeux
Depuis longtemps déjà, dans l’intérêt des travailleur·euses et de leur emploi, la bourgeoisie a décidé de rendre le travail plus précaire, le chômage moins indemnisé et la retraite plus tardive et moins élevée. Mais, surtout, elle a décidé de débarrasser les travailleur·euses de leurs organisations, instruments de solidarité, et d’accroître la concurrence entre eux/elles.
Elle a décidé également de rendre l’État plus réactif à toute contestation par la surveillance et la répression de toute attitude non conforme à ses idéaux : l’individualisme, le consumérisme et l’obéissance. Le Code noir ne commençait-il pas par : “Louis, par la grâce de Dieu, […]. Comme nous devons également nos soins à tous les peuples que la divine Providence a mis sous notre obéissance, […]” ? Et pour faire bonne mesure, elle a décidé de mettre chacun devant ses responsabilités : s’assurer devant la maladie, s’offrir les moyens de s’éduquer, épargner pour l’avenir, toutes choses qui étaient jusqu’ici solidaires et gérées par des représentant·es syndicalistes et/ou des agents fonctionnaires.
Toujours dans l’intérêt des travailleur·euses, elle a aussi décidé de prendre en charge les entreprises qui étaient sous le joug de la collectivité nationale et de les privatiser afin d’apporter à l’immense majorité les bienfaits d’un ruissellement de biens provenant de l’accumulation des richesses entre les mains des entrepreneurs. Mais changement climatique et incertitudes obligent, la richesse lui “pègue” dans le morlingue ! D’ailleurs, pour préserver l’avenir, par l’intermédiaire de l’imposition, la collectivité a décidé d’alléger les “charges” desdites entreprises et de les soutenir par l’attribution de diverses aides sans conditions.
Depuis 2017, la bourgeoisie a confié ces tâches à Monsieur Emmanuel Macron, président de la République.
Pourtant, la grande majorité des citoyen·nes ne le sent pas.
Habité par un immense sentiment de frustration inexplicable, un mouvement inédit et donc sans précédent s’est mis en marche depuis quatre ans.
La nature du mouvement
Au début, en 2016, le mouvement a été pris de court par une disposition inattendue, la simplification du Code du travail transformé en fiches de pense-bête. Il fit ses premières armes entre tirs de lacrymogènes, nasses, blessures et interpellations sous le regard vigilant du ministre de l’Intérieur, Monsieur Bernard Cazeneuve. Par la suite, en 2017, il fut pris de court par Madame Muriel Pénicaud, qui n’était pas partie en vacances, cet été-là, et qui a fait du Code du travail le code de l’entrepreneur.
Plus tard, en 2018, l’opinion publique, cet objet indéfinissable, s’inquiéta de l’activité débordante et brutale de Monsieur Alexandre Benalla, dont la proximité avec Monsieur le président de la République étonna. Lors des divers épisodes du feuilleton, l’opinion en profitait pour se bidonner aux dépens de Monsieur Emmanuel Macron.
Alors, de façon imprédictible, la partie invisible de la population, une partie sans voix, prenait brusquement le chemin de la révolte. Ce mouvement sans statut, sans visage, sans adresse, partant d’une forme de protestation vestimentaire à vocation de plus grande visibilité, occupa des lieux propres à bloquer la circulation. Les rencontres se multiplièrent tantôt sur des ronds-points ou sur des péages d’autoroutes, tantôt dans des manifestations de rue, dans des opérations coup de poing marquées par l’invention et la pertinence. Sans nom ? Il se nomma par son costume, le gilet jaune. Depuis novembre 2018, les Gilets jaunes demandent toujours et encore aujourd’hui la démission du président, le respect de leur dignité et de la démocratie.
L’incroyable était là. En guise de Bastille, l’Élysée était l’objectif des rassemblements à Paris, mais pas seulement : tous les lieux de pouvoir, dont la capitale ne manque pas, et même les préfectures en province (celle du Puy-en-Velay n’y résista pas). Depuis, le mouvement se poursuit chaque samedi inlassablement, mais violemment réprimé sous la direction et la compétence du ministre de l’Intérieur, Monsieur Christophe Castaner, épaulé par la diligence de la ministre de la Justice et garde des Sceaux, Madame Nicole Belloubet.
À l’heure où j’écris, le mouvement des Gilets jaunes se retrouve avec les travailleur·euses mobilisé·es depuis un mois et demi contre le projet de retraites par points. Pourtant, il se présente à l’aune de la justice, du progrès, de la simplification, de l’universel et d’une assurance sur l’avenir ! En lutte contre ce projet de retraites, les travailleur·euses restent dans les clous du syndicalisme malgré l’attitude provocatrice du pouvoir.
Parties prenantes de cette convergence, de nombreuses professions se mobilisent : les boucs émissaires préférés du gouvernement, les agents de la RATP, de la SNCF et de l’Énergie bien sûr, les ports, la santé en lambeaux, l’enseignement sous pression, la culture exsangue, la justice débordée, les pompiers démobilisé·es, etc. et même la police soumise à des injonctions contradictoires et fatiguée d’être le dernier rempart d’un pouvoir hors-sol.
La nature du pouvoir
Ne nous trompons pas, nous sommes bien en démocratie. D’ailleurs, Coluche ne disait-il pas à sa façon : “La dictature, c’est ferme ta gueule ; la démocratie, c’est cause toujours” ?
Le pouvoir apparaît imbu de son autorité à quelques esprits chagrins. Il part pourtant de plusieurs a priori qui fondent la démocratie dans la Ve République : l’inutilité de la confrontation des idées, de la discussion des projets, des négociations et du consentement à son exercice. En cela la suspension prolongée des relations avec les élu·es de proximité, avec les syndicats et, en général, avec les corps intermédiaires a été remarquable. Cette pratique du “nouveau monde” une fois assumée, le gouvernement et personnellement Monsieur Emmanuel Macron en ont fait des caisses en promouvant de grrrands débats et d’interrrminables concertations. “Le dialogue”, dit-on, y est constructif. Les échanges permettent ainsi une meilleure compréhension et forgent une entente solide entre les participant·es sans que cela infléchisse le moins du monde l’application d’un programme dicté pour le bien de tou·tes (se référer à la première partie de ce texte).
Beaucoup de nos concitoyen·nes n’ont pas encore pris la mesure de la nouveauté : le gouvernement est composé minoritairement “d’hommes politiques” et majoritairement de grands commis de l’État et de personnalités de “la société civile” issues des grandes entreprises ou liées à celles-ci. Cela implique un fonctionnement dépourvu de préoccupations électoralistes (d’autant que “l’opposition” est à terre), fonctionnement concentré sur la réactivité, l’intérêt immédiat et la compétitivité des entreprises, vecteur de progrès social comme chacun·e le sait. Pas d’état d’âme dans la marche en avant d’un gouvernement en totale fusion avec son guide. Certes, très vite et sans aucun rapport, Messieurs Nicolas Hulot et Gérard Collomb découvrirent, non pas l’Amérique, mais quelques petits défauts au gouvernement et le quittèrent. Mais bon, tout le monde n’a pas la souplesse qui sied en démocratie.
Pour un pouvoir qui se bat sans relâche pour le bien général, ne pas être compris est douloureux. Mais peut-on faire boire un âne qui n’a pas soif ? Par ailleurs, les manifestations de rue et les grèves apportent évidemment des désagréments. Aussi, pour y remédier, le gouvernement fit appel à la police, malgré la “fatigue”, afin de lui donner l’occasion de se donner à fond.
Ainsi, depuis novembre 2018, une personne morte, des blessures graves et de lourdes condamnations dans la foulée ont eu, avec un succès très relatif, l’avantage de protéger la masse des mécontent·es en les décourageant de s’exposer dans les rues.
Le paysage syndical
Depuis le 5 décembre 2019, deux stratégies syndicales contradictoires ont déployé leurs forces en face du projet de loi sur les retraites et les deux se trouvent en passe de vivre leur heure de gloire face au pouvoir qui entretient le flou et refuse toute négociation.
La première, celle de la CFDT, de la CFTC et de l’UNSA, a été de regretter amèrement la création d’un âge pivot à 64 ans, alors même que ces centrales étaient d’accord sur le principe de la retraite par points, qui avait l’intérêt de faire reculer l’âge de départ mécaniquement du fait d’une baisse programmée des prestations. Mais pas question de faire grève ou manifester, Monsieur Laurent Berger en tête ! Malgré cela, à la RATP et à la SNCF leurs syndicats et adhérent·es suivent la grève depuis le début contre le projet de la retraite par points et, donc, contre l’âge pivot rappelé le 11 décembre par la voix de Monsieur Édouard Philippe, Premier ministre. Alors, pour bien marquer leur désaccord, les trois ont appelé à manifester en commun avec les autres le 17 décembre, une fois comme disent les Belges.
La seconde, celle de l’intersyndicale (CGT, FO, SUD, FSU, CFE-CGC) demande le retrait du projet de retraites par points et aspire à des améliorations pour les retraites actuelles. Depuis le 5 décembre, elle appelle à des grèves reconductibles, à des grèves de 24 heures, de 72 heures, à des manifestations nationales, à des grèves interprofessionnelles, à des manifestations le samedi, à des actions ciblées (coupures de courant, blocages de dépôts, etc.) qui ne débouchent toujours pas. Le privé, concerné directement aussi, mais dont l’emploi a été précarisé, attend. Quoi ? Les syndicats se refont une santé, en quelque sorte, mais les travailleur·euses en grève se partagent entre ceux/celles qui s’exaspèrent et ceux/celles qui se découragent à la longue.
La logique du gouvernement n’est plus de rechercher le consentement, mais de passer en force. Fort de sa complaisance, le premier groupe de syndicats espère retrouver prochainement son confort passé. Fort de sa combativité bien comprise, le second groupe de syndicats continue à canaliser le mécontentement qui le pousse à aller plus loin.
Parties prenantes de l’intersyndicale, Madame Cécile Gondard-Lalanne, Messieurs Philippe Martinez et Benoît Teste se retrouvent parmi les signataires de “L’appel pour la justice sociale et le climat” du 18 janvier 2020. Ces derniers appellent “à débattre et bâtir un projet émancipateur du XXIe siècle” (1). Ce faisant, cette tribune redonne la voix à la politique.
Le paysage politique
Il est ravagé, “éparpillé par petits bouts façon puzzle”. À force d’avoir mis en pratique une politique néolibérale, le “vieux monde” n’a plus d’avenir.
Lors des élections de 2017, la défaite prévisible des partis traditionnels résulte de l’absence de réponses politiques aux difficultés que rencontrent tant de gens (ressources, absence de services publics proches et efficaces). Pire, l’ensemble des partis qui se sont succédé au pouvoir n’ont fait qu’aggraver la situation. Reniant ses engagements électoralistes et appliquant les mesures dictées par les exigences des entreprises transnationales, la gauche a fini par perdre son soutien populaire. Menant également une politique anti-populaire, la droite n’a pas pu retenir une partie de ses électeur·trices qui ont préféré LAREM et sa dynamique tête de gondole. La présence de Madame Marine Le Pen au second tour a fait le reste.
La percée de la FI et de Monsieur Jean-Luc Mélenchon en 2017 est retombée, en raison de l’absence d’organisation et par manque d’implantation. Pourtant, ils/elles sont présent·es partout à soutenir les luttes et, appelée de leurs vœux, la “révolution citoyenne” semble d’actualité. En 2019, l’avancée de EE-LV n’est pas concluante non plus. Renaissant de ses cendres après chaque dérive alimentaire, ce parti n’a pas vraiment d’implantation locale et reste relativement discret sur les luttes en cours.
Les luttes actuelles correspondent à la volonté largement partagée de rompre avec la politique menée depuis quarante ans. Par contre, l’absence d’organisation ouvre aussi un boulevard à des politiques encore plus autoritaires, à la possibilité du fascisme.
Conclusions
Nous vivons une époque particulièrement difficile, mais avec l’espoir de stopper la politique néolibérale qui a fait la preuve de sa nocivité. Sans chercher bien loin : les pays européens qui l’ont mise en œuvre jusqu’au bout se trouvent dans un état social plus déplorable qu’ici. Il y règne non seulement plus d’inégalités, mais la misère et l’émigration sont le lot de la majorité. En France, les résistances ont ralenti la marche de la libéralisation. Macron est là pour rattraper le temps perdu.
Les forces syndicales sont peu implantées dans le privé et perdent des syndiqué·es dans le public. Elles restent importantes dans les grandes unités et très peu nombreuses dans les moyennes et petites entreprises. Les raisons en sont la diminution de l’emploi industriel, les transformations du travail et la précarisation des recrutements. Les divisions syndicales correspondent au fait que les travailleur·euses se trouvent eux/elles-mêmes divisé·es par les conditions du travail, les statuts et leur perceptions des choses. Il en résulte des difficultés à arrêter la production sur l’ensemble du territoire national. C’est la raison pour laquelle, les syndicats s’appuient sur les forces du public et des transports pour mener la lutte.
Inversement, le pouvoir part en guerre contre ces secteurs en diminuant leurs effectifs et en attaquant leurs statuts.
Politiquement, le gouvernement est totalement isolé : 71 % des sondé·es ne lui font pas confiance en général et, en particulier, pour faire une réforme des retraites satisfaisante. Le 18 janvier encore, 51 % soutenaient le mouvement de grève.
Rien d’étonnant à cela puisque la défiance envers le pouvoir est une constante en voie de progression continue : 71 % ne font confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner, 72 % estiment que l’économie profite aux patrons aux dépens des salarié·es, 49 % souhaitent des réformes du capitalisme en profondeur et 41 % sur quelques points seulement (2). Cela fait peu de monde satisfait !
La démocratie est piétinée, les libertés limitées et les institutions de la Ve République déconsidérées. L’abstention et le vote nul ou blanc sont en progression importante.
Il est difficile d’anticiper les événements futurs, mais il est visible que tous les secteurs d’activité sont touchés d’une manière ou d’une autre : l’hôpital au bord de l’effondrement, l’enseignement (principalement le secondaire qui se heurte de front à la réforme Blanquer), la culture au régime sec, l’audiovisuel public, les impôts dont les effectifs sont en chute libre, les avocat·es, les radiologistes, la police scientifique, les transports (ferroviaires, la RATP, les ports), la métallurgie, etc. Les secteurs les plus dispersés se retrouvent en partie dans le mouvement des Gilets jaunes. La dynamique est telle que les syndicats se trouvent poussés en première ligne pour ne pas être massivement débordés. Tout est encore possible : un recul du gouvernement ou un pourrissement ? Allons-nous vers un “Mai rampant” ?
L’unité s’est réalisée contre le projet de retraite. Mais la crise sociale et politique qui se poursuit repose fondamentalement sur le rejet violent de la politique menée par Macron. Elle est l’expression de la lutte des classes. La victoire dépend sans doute du renforcement de cette unité, mais aussi de la perspective de faire une autre politique. Pour cela, inverser le rapport des forces au détriment de la bourgeoisie. Pour cela, penser une recomposition politique sur des bases socialistes, internationalistes, écologistes, antiracistes, féministes, pacifistes. Le défi est immense.
Michel Bonnard, 23-01-2020
(1) https://www.lejdd.fr/Politique/philippe-martinez-cecile-duflot-jean-francois-julliard-leur-appel-pour-la-justice-sociale-et-le-climat-3943853
(2) https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/les-resultats-par-vague