Émancipation


tendance intersyndicale

Le SNU et la question militaire

Aujourd’hui la mise en place de la phase expérimentale du SNU (Service national universel) se poursuit et monte en puissance. L’enjeu pour le mouvement ouvrier est réel, le SNU articulant plusieurs questions.

En effet il s’agit d’un objet très particulier : il vise non seulement à instaurer une phase obligatoire pour les jeunes de 16 ans qui retient le plus l’attention (les expérimentations actuelles portant sur cette question)… mais il est aussi pensé comme emboîtant des dispositifs avant comme après cet âge.

Un objet particulier

Le SNU a pu évoluer dans sa conception, ou au moins dans sa présentation, depuis 2017. Les discours de Macron, les divers rapports, les documents de présentation (l’ensemble des collègues de mon établissement – et probablement de l’académie – viennent de recevoir un dépliant de propagande par Internet). Globalement, le SNU articulerait au moins trois aspects : la question de “l’engagement” et de l’adhésion à l’État et à son idéologie (autrement dit, faire de “l’engagement” une doctrine d’État). La question de l’entrée dans le marché du travail en valorisant la précarité, l’exploitation et le travail gratuit au travers du “service civique”. Et enfin la question militaire : celle-ci comporte plusieurs aspects, pas toujours mis en perspective.

Un virage de l’impérialisme français ?

Le SNU est partie intégrante d’une “politique de défense”. Cette “politique de défense” est énoncée dans un discours idéologique fondateur du candidat Macron le 18 mars 2017 : c’est un véritable programme (1).

Quelles en sont les grandes lignes ?

La première, qui conditionne le reste, est la théorisation d’un nouveau contexte international, un changement historique : “je suis, pour ma part […] d’une génération pour qui l’épreuve de la guerre a semblé, un temps, disparaître de l’horizon de l’Histoire”. Or, il y a une rupture historique : “nous sommes entrés dans une nouvelle ère de conflit. Depuis l’année 2015, nous sommes clairement entrés dans un nouveau cycle historique […] nous entrons dans une ère de très grandes turbulences, une nouvelle époque de conflits. Le symptôme le plus clair de ce renversement, c’est l’augmentation accélérée des dépenses militaires après des années de réduction”.

Une analyse aussi nette a des conséquences : il ne s’agit pas de combattre pour la paix, mais de se préparer à la guerre, y compris en la valorisant idéologiquement comme au temps de la Première Guerre mondiale, des guerres coloniales… bref préparer idéologiquement le déchaînement possible de la barbarie.

Dans ce contexte, en bonne logique atlantiste, le gouvernement prône le “multilatéralisme”. Il s’agit d’agir dans le cadre de l’OTAN – le retour de la France y est réaffirmé – et sous la direction de l’impérialisme dominant, celui des États-Unis. Car malgré les rodomontades et les critiques (“l’imprévisibilité de notre allié traditionnel que sont les États-Unis d’Amérique”) (1), la domination impérialiste américaine n’est pas remise en cause. D’ailleurs, les décisions concrètes du gouvernement français concernant les dépenses militaires sont un résultat direct des desiderata de Trump : il demande aux alliés de l’OTAN de consacrer 2 % de leur PIB aux dépenses militaires, Macron s’exécute (2).

En fait, malgré des divergences momentanées entre Macron et Trump, le premier poursuit une politique d’allégeance atlantiste en souhaitant que le “grand frère” américain laisse une plus grande part du gâteau à ses “alliés”.

Alors en effet, il y a une politique de réarmement et de hausse des dépenses militaires, mais au service d’une orientation qui reste la même : conserver au néo-colonialisme français les moyens d’une politique d’influence correspondant à ses intérêts impérialistes.

Militariser la société, militariser les esprits

La “politique de défense” macroniste use de trois figures pour justifier l’amplification de la logique de guerre et de nationalisme. D’une part, la désignation d’ennemis, contrastant avec les vertueux impérialismes occidentaux “démocratiques” : “L’un des traits saillants de notre époque, c’est aussi la contestation de la démocratie par des régimes autoritaires animés d’une volonté de remise en cause à leur profit des équilibres régionaux” (1).

D’autre part, la réaffirmation des capacités d’intervention à l’étranger. Cette idée revient de manière obsessionnelle : l’armée française doit être capable de faire la guerre dans n’importe quel pays, un réarmement est nécessaire. Obsession dans le discours de Macron, mais plus globalement à tous les niveaux. Ainsi sur le site pensee mili-terre, qui formule la doctrine militaire de l’encadrement (3), on trouve nombre de rapports, d’interventions… rappelant cet objectif. “La domination occidentale incontestée a vécu et les instruments de la supériorité pourraient s’émousser. Éviter le déclassement impose donc la vigilance et l’innovation permanentes” (4). “Vu l’intensité des menaces mises en avant par la revue stratégique (États faillis, terrorisme, retour des menaces de la force, instabilité au Moyen-Orient) c’était une évidence : les moyens des armées devaient remonter” (5).

Enfin le dernier aspect, et pas le moindre : la principale menace se trouve à l’intérieur du territoire, la principale priorité se trouve à l’intérieur du pays. Aujourd’hui le “terrorisme”, demain le “séparatisme islamiste” (nous ne sommes pas loin des doctrines des néo-conservateurs américains, sur le fond) ? Ignorant superbement comme d’habitude le fait que la politique impérialiste et néo-coloniale est largement à l’origine du terrorisme, le macronisme entend se doter d’outils pour conditionner la société et sa jeunesse : ce sera un des rôles du SNU.

Le SNU est ainsi dans le discours présidentiel une composante à part entière de la politique de défense, pour “Refondre le lien armées – nation” (1). Car même si l’armée française est aujourd’hui conçue comme une armée professionnelle destinée avant tout à intervenir à l’extérieur du pays… pour Macron, “le territoire national est aujourd’hui, en termes d’effectifs déployés, le premier théâtre de nos engagements opérationnels” (1). Il s’agit en quelque sorte de militariser le corps social dans une logique autoritaire.

Cette militarisation prend en partie la forme d’une militarisation partielle de la population : ainsi Macron ne se cache pas de vouloir développer des formations paramilitaires comme la “Garde nationale” ou les “cadets de la défense”. Il précise même que dans son esprit le SNU “permettra aussi de disposer, en cas de crise, d’un réservoir mobilisable” (1).

Mais cet aspect n’est pas le plus important. D’ailleurs l’idée de ce “réservoir mobilisable” n’était pensable que dans le cadre d’un projet de SNU qui n’est plus celui actuellement envisagée (un SNU de plusieurs mois, après 18 ans et comportant des aspects de formation militaire). De même, il ne s’agit pas avant tout de formater la jeunesse pour pouvoir recruter dans l’armée : Macron lui-même précise qu’il faut viser la “stabilisation des effectifs” des Armées (“La décision historique prise en 2005 de ne plus réduire les effectifs de nos armées sera donc prolongée au-delà de 2019”). La Loi de programmation militaire 2019-2025 d’ailleurs, si elle programmait 450 créations d’emplois pour 2019, ne prévoyait presque pas de créer d’emploi militaire “classique” : essentiellement le renseignement et le numérique, soit des secteurs très spécifiques… et 45 emplois pour les ventes d’armes à l’étranger (“soutien aux exportations”) (6).

Non, l’aspect le plus important est de mettre en place une continuité entre ordre civil et ordre militaire, d’estomper leur séparation en imprégnant la population de la logique militaire. Or, il y a une séparation nette entre les deux. Comme l’indique l’article de Patrick Jadé dans le n°4 de L’Émancipation : “Mais la discipline, le drill, l’autorité incontestable des chefs peuvent avoir du sens en vue de la finalité du combat, où l’application ou non d’un ordre peut décider de la survie individuelle comme collective”. En effet, non seulement cette logique est contradictoire avec une logique éducative, mais elle est aussi contradictoire avec une logique démocratique qui – au-delà des seules élections – présuppose la confrontation, la contestation et le temps de la délibération collective. Imprégner la société de “l’esprit de défense”, c’est en finir avec cette logique au profit d’un fonctionnement de plus en plus autoritaire et verticaliste : celui qui est à l’œuvre en France aujourd’hui, un renforcement du bonapartisme lié à la Ve République.

Pour cela, un double mouvement s’opère. D’abord faire intervenir l’armée dans la vie sociale “normale”. On l’a vu lors du déploiement des militaires de l’opération “Sentinelle” en mars 2019 lors des manifestations de Gilets jaunes, ou lors de la nomination d’un général pour diriger l’établissement public chargé de la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris.

Deuxième volet du dispositif : formater la population à “l’esprit de défense”, et notamment sa jeunesse… c’est le rôle du SNU, aussi bien dans sa phase obligatoire que dans l’ensemble du dispositif qui l’accompagne dès le collège. C’est pourquoi la lutte contre le SNU n’est pas seulement une lutte contre le militarisme, mais aussi une lutte démocratique contre l’évolution autoritaire du pouvoir.

Quentin Dauphiné

(1) Politique de défense – Discours d’Emmanuel Macron, 18 mars 2017 – Hôtel des Arts et métiers – Paris.

(2) Un seul exemple parmi beaucoup d’autres, l’article du Monde du 04/04/2019 : Le colossal effort budgétaire de l’OTAN pour la défense.

(3) Il est l’émanation du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement.

(4) État-major de l’armée de Terre Paris : Demain dominer l’adversaire. Que voudra dire vaincre ?

(5) Rapport au Sénat sur la programmation militaire pour les années 2019 à 2025.

(6) Pour autant, cette loi constitue un changement important, nous y reviendrons dans un prochain article.