“Toutes les affaires d’homicides ne sont pas identiques. Certaines te collent à la peau pour toujours. Tu les portes en toi comme des cicatrices” (p.442).
Un prologue inquiétant à l’incipit hameçonnant : “Des cinq policiers affectés à l’enquête sur le meurtre de Dolores Murgia, je suis la seule encore en vie”. Qui Parle ? La seule encore en vie à la fin, ce sera laquelle des deux enquêtrices Rais Mara ou Eva Croce ? Cette question sous-tend le roman jusqu’aux dernières pages ou presque mais là ne réside pas son attrait essentiel. Comme l’auteur le déclare, le personnage central c’est la Sardaigne ; “Je voulais, plus particulièrement raconter la vraie Sardaigne, son âme profonde, […] la Sardaigne de l’intérieur, la moins connue. Celle de la Barbagia”. Sauvage et moins touristiques que la cité de Cagliari avec “Sa genti arrubia”, “le peuple rouge”, “les flamants roses ; Ici on les appelle comme ça” (page 193).
Mutées pour “différends avec la hiérarchie” (c’est plus complexe mais c’est à découvrir), les deux femmes, Rais, la locale, femme humiliée, “belle femme d’une quarantaine d’années”, “blonde de taille moyenne”, “yeux bleus ciels”, aux “rondeurs voluptueuses”, aussi incisive dans son humour et ses réparties, ses jurons, qu’elle peut paraître superficielle dans sa manière bourgeoise de s’habiller (“élégante dans son tailleur sombre et ajusté”, page 73) et Eva, la Milanaise d’origine irlandaise (elle a teint ses cheveux roux en noir avant d’arriver en Sardaigne mais n’a rien pu faire pour ses “taches de rousseur sur son visage”), mère traumatisée, “yeux céruléens”, “aux traits délicats, presque elfiques”, (pages 75-76), punk rockeuse (“rangers éraflés, jean déchiré, T-shirt d’un groupe de rock […] blouson en cuir, piercing au nez et une flopée de boucles d’oreilles”, page 204) sur pattes qui a du chien, sont affectées au sous-sol au service des Crimes non résolus (il faut ici comme ailleurs faire du chiffre pour que les politiques puissent s’en vanter) dirigé par Farci, un homme qui affiche dans son bureau l’affirmation suivante : “Si tu n’entres pas avec une solution, c’est que tu fais partie du problème” (page 80).
Lui, Moreno, est hanté par deux affaires (“Tous les policiers en ont au moins une : une affaire non résolue qui les empêche de dormir qui continue de les tourmenter pendant des années, qui les réveille au milieu de la nuit, tailladés par la culpabilité, en proie à des rafales de souvenirs et d’images indélébiles”, page 26), deux crimes rituels, ancrés dans le passé (1975 et 1986) qu’il veut absolument résoudre, à tout prix, avant de mourir puisque ses jours sont comptés et que sa mémoire déraille. Il va alors tout faire pour contaminer les deux femmes…
Et, c’est la pauvre Dolores Murgia qui va réunir le trio. Déclarée disparue, Moreno Baralli est persuadé qu’elle est en danger et que le tueur va frapper à nouveau.
On découvrait Piergiorgio Pulixi avec L’île des âmes. En 130 chapitres courts alternants les époques et les protagonistes, la fresque happe dès les premières lignes et on plonge dans cette nature quasi primaire, étouffante, dans cette mythologie agro-pastorale troublante, dans cette Sardaigne où “le silence est presque une religion” (page 23) ; il sera difficile de faire parler les hommes qui ne cherchent pas à dominer la nature car ils la craignent et les femmes qui se taisent car elles obéissent aux hommes.
L’île des âmes est un roman sur le deuil : de l’innocence, de la vérité, de la résolution. Mais aussi sur l’espoir : de tenir, de croire, de vivre.
“On vit vraiment une époque formidable : des gamins de couleur battus jusqu’au sang, près d’un féminicide par jour, des étoiles de David dessinées sur les portes des personnes d’origine juive et des slogans antisémites tagués devant les écoles. Et maintenant ce crétin qui fait des procès sur Internet. On n’a pas respiré un air aussi serein depuis l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, hein ?” (Piergiorgio Pulixi)
C’est avec délice qu’on plonge dans la “suite”.
Dans notre duo déboule Vito Strega, criminologue. Mais le prof est aussi flic. C’est un grand et bel homme qui sculpte son anatomie dans les piscines. Un beau mâle.
Le Dentiste ; le nom que l’on donne à celui que l’on recherche en fonction de son modus operandi est toujours révélateur du temps que l’on va mettre à l’arrêter. Avec le dentiste, il faudra prendre son mal en patience, comme avec une rage de dent : “Serre les dents, on a presque terminé…” (page 43), “– Tu as faim ? Envie de te mettre quelque chose sous la dent ?” (page 70), “… tu as résolu une bonne fois pour toutes le problème des caries, non ?” (page 195). Et ce n’est pas à proprement parler un serial killer. Pas de “cooling-off”, cette “période d’accalmie entre deux meurtres”, “c’est comme s’il connaissait à la perfection le tempo médiatique” (page 229).
Aujourd’hui, on note tout le monde : le coursier, le restaurateur, le transporteur, la technicienne de surface, le vendeur sur internet alors pourquoi ne voterait-on pas aussi pour tout ? Pour le président, le député, le conseiller régional, départemental, municipal, le shérif, le juge déjà. Pourquoi pas la peine du condamné ?
C’est ce que propose le Dentiste. Clair et efficace : “Le plan était banal dans sa simplicité : la haine était l’engrais et la colère sociale le terreau” (page 57). Sur un calendrier bien serré (la justice étant le plus souvent peu prompte à réagir) : enlèvement du suspect (un pédophile, un juge corrompu…), première peine plancher (extraction des dents), indemnisation de la victime (un sachet de dents humaines), procès vidéo : “Toute la scène évoquait un film d’horreur. Sauf que c’était réel” page 49 (annonce de l’accusation et dualité de la peine : rien – acquittement – ou tout – condamnation à mort avec exécution immédiate). Simple. Binaire. Éfficace. Pas très juste mais très vite viral et populaire. Ce n’est pas une question de justice mais de pouvoir. Pas un problème de droit mais de devoir. Pas un problème d’équité mais d’égalitarisme. Le Dentiste “lubrifie la machine judiciaire avec du sang” (page 165), il éduque “les gens à la haine” (page 282), cela “pour faire exploser le système” (page 166).
Car, “en Italie, le meurtre vend plus que le cul” (page 58). Et la journaliste, “cette salope qui pisse du botox” (page 68) va surfer sur la vague grâce à “son magnétisme télévisuel” (page 153). “Dans ta gueule le quatrième pouvoir” (page 150).
L’illusion du mal, c’est le combat mené entre ce qui semble juste mais qui ne l’est pas et ce qui semble injuste et l’est évidemment. L’illusion du mal, c’est aussi le combat d’une vie gâchée. L’illusion du mal, c’est enfin la crédulité que chacun·e est toujours en position de penser qu’il sert le bien commun, la justice et la démocratie.
“C’est mon métier, mais ce n’est pas ça qui m’attire [coffrer des gens]. Ce qui m’intéresse, c’est de rendre justice aux victimes” (p.68).
Le nouveau Pulixi qui vient de sortir n’est pas une suite. En fait, il s’agit du premier roman de l’auteur mettant en scène Victor Strega. Si la Sardaigne est à nouveau absente, on y retrouve le talent de l’auteur de nous rendre la lecture addictive à l’aide de 117 courts chapitres.
Le thème, des meurtres sanglants d’adolescents qui ne sont pas les victimes : “Ce n’est pas tant le mode opératoire qui [était perturbant], que le fait que la meurtrière avait seulement treize ans” (p.19), n’est pas d’une folle originalité mais l’intérêt de ce roman, Le Chant des innocents, est ailleurs. Il tient dans le personnage de Victor Strega dont on comprend maintenant que son aura attractive qui sourd dans L’Illusion du mal (L’illusion du mâle ?) cache en réalité une noirceur tapie dans l’ombre de ses actes : il n’accepte pas le départ de sa femme (qui l’a quitté car “il vit avec les morts, avec les fantômes”) et consulte une psychologue après avoir, dans un cadre professionnel, été à l’origine d’un meurtre : “– Dites-moi qui vous avez tué ? […] – J’ai abattu Jacopo Di Giulio, inspecteur chef de la police d’État, mon binôme de toujours, dit Strega dans un souffle” (p.18).
Comment va-t-il se sortir du guêpier administratif et sera-t-il réintégré par la psychologue qu’il méprise ouvertement ? Jusqu’où est-il prêt à aller pour convaincre sa femme de revenir vers lui alors qu’il fait l’objet d’une mesure d’éloignement ? Et, enfin, comment va-t-il faire pour enquêter sur cette nouvelle affaire qui secoue l’Italie, du moins Milan. Car il est persuadé de pouvoir y arriver. Trouver le marionnettiste qui manipule ces gamins et ces gamines. Faire taire ses tourments, le “chœur tragique” des victimes qui le hante “par leurs accusations et leurs récriminations” (p.111) : ce chant des innocents.
Moins luxuriant que L’Ile des âmes, moins corrosif que L’Illusion du mal, Le Chant des innocents est plus troublant, plus insidieux, dérangeant et sa lecture nous démange autant qu’elle nous apaise : ni héros ni maudit, Victor Strega n’est qu’un homme, intelligent certes, borderline souvent mais humain qui ne noie pas ses “démons dans l’alcool […], impossible, ils ont appris à nager” (p.92).
Et Piergeorgio Pulixi, sans n’être moins que Victor Strega, est un auteur de plus en plus surprenant, envoûtant, dont on attend le prochain roman avec, désormais, la certitude qu’il sera au rendez-vous mais pas forcément à l’endroit attendu.
Sans doute la découverte de ces dernières années, dans ce genre que nous aimons, le roman noir…
François Braud
Le premier livre a été acheté en librairie, les deux suivants ont été reçus en service de presse ; merci à Olivia Castillon.
- Piergiorgio Pulixi, Lîle des âmes (L’Isola delle anime), traduit par Anatole Pons-Reumaux), Gallmeister, 2022, Totem n°214, 555 pages, 13,20 €.
- Piergiorgio Pulixi, L’Illusion du mal (Un colpo al cuore), traduit par Anatole Pons-Reumaux), Gallmeister, 2021, Totem n°224, 592 pages, 13,20 €).
- Piergiorgio Pulixi, Le Chant des innocents (I canto degli innocenti), traduit par Anatole Pons-Remaux), Gallmeister, 2023, 336 pages, 23,80 €.