Aujourd’hui, c’est Jean Esch, le grand traducteur de King, Westlake, Connelly, Winslow (voir critique en fin d’interview https://www.emancipation.fr/?page_id=7791), entre autres, qui a gentiment accepté de répondre à quelques questions.
Émancipation : Bonjour Jean Esch, comment êtes-vous devenu traducteur ? Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans le “noir” ?
Jean Esch : Traducteur est le seul métier que j’ai exercé (jusqu’à présent). C’est une activité qui m’a toujours attiré. Adolescent, je traduisais pour mon plaisir les paroles des chansons anglo-saxonnes que j’écoutais.
Je me suis “spécialisé” dans le noir grâce à ma rencontre avec François Guérif, puis avec Patrick Raynal. Pendant longtemps. Le genre s’est élargi depuis…
Émancipatio ::Comment définiriez-vous votre travail ? Que répondez-vous à ceux qui pensent : “Traduttore, traditore” (traducteur, traître) ?
J.E. : Je vois ça comme un travail d’artisan. Je dispose de tous les éléments, à moi de construire un meuble qui tient debout. Si en plus, il n’est pas trop moche, tant mieux.
Je ne suis certainement pas un “auteur”. Je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Quand je m’installe à mon bureau le matin, tout est déjà là, devant moi.
Concernant le problème de la “trahison”, son ampleur dépend de la difficulté du texte. Il faut faire de son mieux… et ne pas trop y penser.
Émancipation : Comment procédez-vous pour traduire un texte ? Rencontrez-vous ceux que vous traduisez ? Êtes-vous en contact avec eux pendant votre travail ? Admirez-vous leur travail ? Pensez-vous qu’il est nécessaire d’avoir à l’inverse du recul, voire une forme de neutralité ?
J.E. : En règle générale, je ne lis pas le livre entièrement avant de commencer à traduire. (Cela peut générer quelques mauvaises surprises.) J’aime rester dans la peau d’un lecteur… surtout quand je vais passer plusieurs mois sur un livre.
L’idéal, c’est de traduire un auteur vivant… qui accepte de répondre à vos questions. J’ai découvert des gens très attachants, passionnants, d’autres beaucoup moins.
Il faut se méfier d’une trop grande admiration, qui interdit de “toucher” au texte.
Émancipation : Lisez-vous toujours une œuvre en langue originale ou vous arrive-t-il de lire la traduction d’un autre ?
J.E. : Je ne lis que l’anglais, donc je n’ai pas le choix pour les autres langues. J’avoue avoir du mal à lire les traductions de l’anglais. Mes réactions vont de l’agacement à l’admiration. Et trop souvent, je m’arrête dans ma lecture pour essayer de deviner la phrase originale.
Émancipation : Que pensez-vous de la retouche que j’ai signalée aux lecteurs de broblogblack sur l’incipit du Poète de Michael Connelly ? “La mort, c’est mon truc” est devenue “La mort, c’est ma spécialité” https://broblogblack.wordpress.com/2022/03/15/death-is-my-beat/
J.E. : Vous me permettrez de ne pas m’étendre sur ce sujet.
Émancipation : Quel Donald Westlake conseilleriez-vous à quelqu’un·e qui ne connaît pas l’œuvre de ce grand auteur ? Quel souvenir gardez-vous de la traduction d’Aztèques Dansants et de son fantastique incipit (il renouvelle d’ailleurs deux fois cette liste dans le roman) ?
J.E. : Je conseillerais Aztèques Dansants, justement. Je garde un merveilleux souvenir (et aussi quelques maux [mots ?] de tête) de tous les romans de Donald Westlake que j’ai traduits car ce sont des bijoux de dérision, et parce que je les associe à leur auteur, un homme délicieux.
Émancipation : Quand vous traduisez King en 2019 après plusieurs autres traducteurs, tenez-vous compte de leur travail ou prenez-vous le texte comme s’il était le premier de l’auteur ? Ou en reprenant la suite de Freddy Michalski pour le triptyque de Don Winslow, La Griffe du chien, Cartel et La Frontière ?
J.E. : Je me suis bien gardé de lire les traductions précédentes.
Émancipation : Vous avez traduit 24 heures chrono. Procède-t-on différemment d’avec un livre ? Une anecdote court sur Kiefer Sutherland : apprenant que les spectateurs buvaient un verre d’alcool à chaque fois qu’il jurait, il aurait multiplié ses fuck au tournage. Si elle est vraie, avez-vous respecté ces “débordements” ?
J.E. : Comme vous vous en doutez, le sous-titrage pose avant tout des problèmes de concision, à cause du temps de lecture (12 à 15 caractères par seconde). Du coup, tous les “fuck” et autres passent à la trappe. D’autant que le public les entend ! Supériorité de la V.O. sous-titrée sur le doublage.
Émancipation : Quel livre rêveriez-vous de traduire ou auriez-vous rêvé de traduire ?
J.E. : On m’a proposé récemment de retraduire un monument de la littérature anglo-saxonne. J’hésite encore… Trop de problèmes. On se sent obligé de se démarquer de ce qui a été fait, même si c’est bien.
Émancipation : Quelle serait la réponse à la question que je ne vous ai pas posée ?
J.E. : Oui, toujours.
La question étant : Aimez-vous toujours ce métier, après toutes ces années ?
Émancipation : Merci Jean Esch de nous avoir accordé un peu de votre temps
.Entretien réalisé par François Braud