À propos du “post modernisme” intersectionnel.
Signe des temps en ce temps où le signe est roi, l’insignifiance signifiée ne cesse de l’être chaque jour un peu plus.
Jadis, c’est-à-dire hier encore, les exploité·es et les opprimé·es se battaient contre TOUTES les causes de leur état, dans le cadre d’une lutte GLOBALE politique, économique, sociale… Et ce, au nom de valeurs UNIVERSELLES comme la liberté, l’égalité, l’entraide, l’anti-capitalisme, l’anti-racisme, l’anti-colonialisme, l’anti-sexisme, l’anti-militarisme, l’anti-cléricalisme…
C’était une longue histoire. La révolution de 1789, 1830, 1848, la Commune de Paris, la révolution russe, le Front Populaire, la révolution espagnole de 1936-1939, mai 68… s’inscrivaient dans cette démarche.
À la baguette il y avait plusieurs chefs d’orchestres et orchestres. Celui, volcanique, des révoltes populaires. Celui, de chambre, des réformistes. Celui, rock-métal, des révolutionnaires politiques et des révolutionnaires sociaux. Celui, méli-mélo, des un petit peu tout ça à la fois… Mais, tous se revendiquaient des mêmes valeurs universelles et des mêmes luttes contre l’exploitation et l’oppression de l’être humain par l’être humain.
Oh, certes, les fausses notes n’étaient pas rares, les espoirs souvent déçus, et les trahisons récurrentes. Mais il restait l’amour de la musique et le respect des orchestres.
Aujourd’hui, c’est-à-dire depuis peu, un nouvel orchestre, venu, comme par hasard d’outre-atlantique, tente d’imposer sa petite musique inter-sectionnelle soi-disant post-moderne, comme il se doit.
L’EN-SOI inter-sectionnel
L’inter-sectionalisme énonce, comme une grande découverte, que l’exploitation et l’oppression de l’être humain par l’être humain sont non seulement multiples mais qu’elles peuvent s’additionner. En clair, on peut être ouvrier, femme, de couleur, homosexuel, plutôt de là-bas que d’ici, plutôt de telle religion que de telle autre, voire petit, gros, borgne, handicapé…, et cumuler une exploitation et une oppression de classe, avec une exploitation et une oppression sexiste, raciste, homophobe, religieuse, sociétale… Bref, c’est connu, mieux vaut être riche, jeune et en bonne santé que pauvre, vieux et malade.
Jusque-là rien à redire à propos de l’inter-sectionnalisme si ce n’est qu’on ne voit pas en quoi il relève du post-modernisme. Les révolutionnaires sociaux n’ont jamais rien dit d’autre sans pour autant confondre une soi-disant nouvelle jeunesse de la révolte avec l’éternelle révolte de la jeunesse. Mais comme dit le proverbe : “C’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses”. Et pour l’heure, bien que la foire ne soit pas encore terminée, on en compte beaucoup.
Le POUR SOI qui tue l’EN SOI
C’est connu, un seul pet peut gâcher le meilleur repas. Alors quand il y en a plusieurs ? Plusieurs pets, bien sûr !
Cela commence, en effet, à se voir, à s’entendre et… à se sentir. Car, autant en soi, l’inter-sectionnalisme, bien que découvrant l’Amérique largement après Colomb, a tout pour plaire en ré-énonçant des évidences de toujours, autant ses différentes déclinaisons à la mode queer, woke, LGBT+ ou -, cancel culture…, laissent à tout le moins perplexe.
La cancel culture qui se réclame de l’anti-colonialisme dénonce à juste titre un certain nombre de choses et de personnes du passé comme du présent qui incarnent la vérole colonialiste. Jusque-là, là encore, pas de problème. Mais en quoi détruire des statues de colonialistes fait-il avancer l’anti-colonialisme ? Ces statues existent depuis des siècles. Elles font partie de l’histoire et largement du passé. Plutôt que de les détruire, mieux vaudrait, donc, peut-être, se battre pour que soit apposé une plaque expliquant qui était l’affreux méchant colonialiste statufié. Car détruire une statue ne détruira pas le passé. Un passé qui, qu’on le veuille ou non, appartient à l’HISTOIRE. Et l’histoire, c’est tout à la fois le passé, le présent et l’avenir. Le “grand” Staline s’était essayé à cette réécriture permanente du passé et de l’histoire. On a vu ce que ça a donné.
La cancel culture, auto-proclamée procureur général de l’anti-colonialisme et de l’anti-racisme, ne se contente pas de détruire des statues. Elle interdit, y compris physiquement, l’expression de ceux et celles qui n’ont pas la même conception de l’anti-colonialisme et de l’anti-racisme qu’elle. Comment ça, l’esclavage existait aussi entre blancs, et des arabes, des noirs, des jaunes, des rouges, des…, l’auraient également pratiqué ? Incroyable ! Le colonialisme et l’esclavage ne serait donc pas le seul fait d’une couleur de peau et aurait une connotation universaliste ? Et bé, oui ! Alors, là encore, ou bien on regarde les choses en face, ou bien on se contente de n’avoir en face de soi que des choses en s’imaginant qu’on puisse s’en débarrasser en les niant. Comme si on pouvait nier le passé, et les faits.
Quant à la mode queer, woke, LGBT+ ou -…, c’est du même tonneau. Les féministes blanchies sous le harnais de luttes héroïques seraient des anti-féministes qu’il convient de dénoncer et d’agresser physiquement. Les anti-sexistes de toujours seraient d’affreux sexistes. Le Front de libération homosexuel d’action révolutionnaire serait un nid de ringards. Les anarchistes, des traîtres qu’il convient de châtier. Les révolutionnaires sociaux, des vieilles barbes à envoyer en EHPAD…
On peut le voir comme ça ! Voire estimer que le féminisme, l’anti-sexisme, l’anti-racisme, l’anti-homophobie, l’anti-plein de choses, ne sont pas assez mis en avant. Mais, de là à se cantonner à telle ou telle lutte, en privilégiant la lutte contre ceux et celles qui luttent déjà contre tout cela au motif qu’ils et elles ne seraient pas assez “radicaux” et “radicale”, c’est une autre histoire. Une histoire vieille comme le monde. Celle des imbéciles sans espoir qui ne comprendront jamais que la hiérarchie des luttes débouche toujours sur la lutte pour une nouvelle hiérarchie.
Du moi-nous universaliste au moi-je libertarien !
Toutes les luttes d’émancipation spécifiques sont légitimes. Mais toutes ne sont pas révolutionnaires et, pire, peuvent déboucher sur une reproduction de l’intolérable dénoncé. Exemples.
Qui peut être contre les luttes de libération nationale ? Mais qui peut s’enthousiasmer pour le remplacement d’un pouvoir colonial par un pouvoir néo-colonial national, par le remplacement d’une bourgeoisie coloniale par une bourgeoisie nationale, par le remplacement de patrons coloniaux par des patrons nationaux, par le remplacement d’une armée et d’une police coloniales par une armée et une police nationale parfois pires…?
Qui peut être contre l’égalité hommes-femmes, hétéro-homo, handicapés et non handicapés… ? Mais qui peut s’enthousiasmer pour une Thatcher au pouvoir, pour des ministres homos, des militaires en fauteuil roulant… ?
Qui peut être contre la liberté d’expression ? Mais qui peut s’enthousiasmer pour le tagage de librairies libertaires, pour le brûlage de livres libertaires lors d’une rencontre “anti-autoritaire”, pour les agressions physiques contre des anti-colonialistes au motif de la couleur de leur peau… ?
Qui peut, et surtout pourquoi ?
La mondialisation capitaliste (à la mode privée ou d’État) a conquis le monde au plan économique, politique, social et surtout de valeurs uniformes liquéfiant toutes les spécificités. Mais l’uniforme est incapable de détruire les spécificités qui fondent l’éternel humain. Et, donc, chassez les spécificités en leur faisant passer la porte et elles rentreront par la fenêtre. Et c’est ainsi que plus l’uniforme s’étend et plus les spécificités pointent leur nez à la fenêtre. Mais dans le CADRE capitaliste, c’est-à-dire à la mode populiste libertarienne. Moi-je, moi d’abord, moi uniquement.
Moi-je homo, moi-je trans, moi-je femme, moi-je anti- raciste, moi-je anti-colonialiste…, et de moins en moins moi-je ouvrier, moi-je anti-clérical, moi-je athée, moi-je chômeur, moi-je rémiste, moi-je vivant dans la rue, moi-je entre le marteau de la fin du mois et l’enclume de la fin du monde.
En clair, on passe d’une conscience de classe à une conscience de soi. Et d’une conscience de soi à une conscience identitariste et patriotique. C’est la définition du libertarisme nord-américain et sa loi de la jungle où seul·es les plus fort·es survivent.
On en est là !
Ai-je dit que tous les inter-sectionnels étaient des libertariens, des identitaristes à front bas, des analphabètes politiques et autres idiot·es utiles du capitalisme ? Bien sûr que non ! Mais tant qu’ils ne dénonceront pas les agissements1 de certain·es d’entre eux/elles, je réserve mon jugement !
Désolé, mais en tant qu’universaliste, persuadé que seule l’unité entre tous ceux et toutes celles qui se battent contre toutes les exploitations et toutes les oppressions de l’être humain par l’être humain pourra seule permettre de couper toutes les têtes de l’hydre capitaliste, j’aurais plus que du mal avec certains moi-je. Car moi-je sans moi-nous, déconstruire sans détruire, et sauvegarder sa hutte en se branlant du village, cela se résume au néo libéralisme capitaliste. Sans moi ! Et de toute évidence, sans NOUS !
Jean-Marc Raynaud, Oléron le 21/01/24
- Le livre d’Hamid Zanaz L’impasse islamique a été brûlé l’été dernier à St Imier par des jeunes gens se réclamant de l’inter-sectionnalisme et déclarant ne pas l’avoir lu mais avoir entendu dire que… Argument : l’Islam étant la religion des pauvres, qui plus est “racisés”, pas touche. Pour info, Hamid est algérien, prof de fac, membre de l’union des athées du Maghreb, victime d’une fatwa, et, donc, il ne sait pas de quoi il parle. ↩︎