“Je me libère de ma charge mentale !” C’est le titre “accrocheur” d’un magazine, le n° 4 d’une série dont le nom “OBJECTIF BONHEUR”, ne peut qu’attirer l’attention de celles et ceux qui (s’im)patientent à la caisse de leur superette de proximité.
La couverture
Perso, j’y ai vu un petit clin d’œil racoleur au slogan des luttes féministes des années 70, “Ne me libère pas, je m’en charge”, et en même temps, j’ai immédiatement été interpellée, agacée par ce que je pouvais lire d’autre sur la couverture : “Des témoignages pour la comprendre et l’identifier”, bon, passe encore mais “Des outils pour lâcher prise et retrouver la sérénité” et enfin “Toutes les clés pour se créer une vie sans stress”, et là vraiment je me dis mais je rêve… Comment peut-on ?
Sans parler de l’illustration de couverture : le dessin d’une femme, jeune, aux lèvres roses, aux joues rosées, à la chevelure châtain parsemée de fleurs mauves assorties à son vêtement lui-même orné de fleurs : une gamme de couleurs alliant donc le châtain, le mauve, le lilas, le rose, et… le violet ! Couleur liée au féminisme.
À l’intérieur
D’emblée énervée mais décidée à voir jusqu’où cette presse de gondole (publication du groupe Reworld Média) pouvait aller sur le versant développement personnel, j’ai lâché 8,99 € pour disséquer à loisir la publication dégoulinante de rose et de bons conseils.
L’édito rappelle que face à la charge mentale, on est tous concernés (pas de féminisation, d’ailleurs il n’y en a aucune dans le magazine) à partir du moment où nous ressentons tous un fardeau psychologique, dû aux dizaines de choses à programmer et à effectuer qui occupent notre esprit et provoquent la surchauffe de notre cerveau. Cela impacte profondément nos relations voire notre santé. Tous concernés lisais-je et voici la fin de la phrase, “mais nous ne la vivons pas de la même manière”. Aucune allusion au caractère genré de la charge mentale (la fin de phrase pouvait le laisser entrevoir), non, et la suite navrante finit de me désespérer ou plutôt de m’exaspérer : “À l’aide d’une bonne méthodologie et d’outils simples, vous pouvez à tout moment, reprendre le contrôle de votre mental, et retrouver de la clarté d’esprit, de la sérénité”.
Elle est pas belle la vie ! La charge mentale est tout au plus un sujet de société, même pas un problème, et peut donc se résumer à la bonne “gestion d’une boîte à outils” ! Sous-entendu si vous n’y arrivez pas… vous n’êtes pas doué·e (c’est moi qui féminise). Ne cherchez pas du côté du poids de la société patriarcale dans laquelle nous baignons depuis des temps immémoriaux ! (Réflexion de ma part car l’opuscule de 112 pages, n’y fait bien entendu aucune allusion). La charge mentale n’est pas remise en question, pas plus que le système qui la génère et nous accable : nous devons faire avec, la “gérer” afin d’“optimiser notre productivité”, et afin d’“éliminer ce qui entrave notre efficacité”. Tout ce qui est entre guillemets dans la précédente phrase provient de la publication et traduit clairement l’objectif de “performance” qui n’est jamais perdu de vue dans le monde actuel et dans le magazine. Mais pas d’inquiétude : un “Cahier-journal pour alléger votre charge mentale au quotidien” est inclus dans la publication.
Au pays des bisounours ?
En affinant le “Qui est concerné ?” Bien obligé de reconnaître qu’il existe dans la société “une disparité entre les hommes et les femmes et surtout les mères”. En page 21, est évoquée la “double journée” de Samia photographiée à la maison. Samia est secrétaire médicale dans un cabinet dentaire, elle aime son métier, elle a un mari qui fait “sa part” (sans préciser laquelle) mais elle a finalement opté pour un 4/5 ème de temps, pour réussir à tout faire… Exemple éclairant pour le magazine, mais tellement démoralisant par ailleurs.
Surprise page 22 : l’autrice Emma 1 est citée pour avoir contribué à faire émerger le concept de la charge mentale, (c’est la moindre des choses !) ; on évoque l’humour de la BDiste, on ne parle pas du caractère caustique de ses propos. Les textes et les dessins d’Emma appellent à une évolution sociétale et plus largement à la remise en cause du système. Rien de tout ça ici.
Passons au témoignage de Benoît, photographié lui à son bureau, devant son ordi, les yeux fermés, lunettes sur le front, n’est-il pas accablé le pauvre par le monde implacable de l’entreprise ? Écoutons-le : “C’est surtout au travail que je ressens de la charge mentale, avoir de multiples responsabilités et dossiers à gérer et ne pas pouvoir les traiter sans être interrompu”. Néanmoins, Benoît travaille à temps plein lui et rien ne laisse entrevoir une quelconque charge mentale à la maison en ce qui le concerne. Les différents témoignages et les photographies qui les accompagnent, véhiculent des stéréotypes de genre et émanent de personnes du haut de la middle class.
Les “outils” de la libération
En voici quelques-uns issus du chapître “Gérer son temps” : la méthode “temps en boîte”, où l’on divise la journée en blocs dédiés à des choses spécifiques, la méthode “Zen to done”, pour promouvoir la simplicité et l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, la boîte à outils d’Eisenhower, l’art de la liste, et j’allais oublier, “la vie en jaune” cette couleur est associée à l’énergie positive et à l’optimiste en chromothérapie (précision utile si on s’adresse à des syndicalistes !). D’autres préconisations pour se relaxer mentalement, yoga, jardinage, méditation, peinture, musique, “écriture des ruminations pour faire taire la petite voix intérieure” qui aurait le plus souvent besoin de hurler pour décharger toute sa colère, à mon avis.
Le cahier-journal inclus est sensé vous permettre individuellement et régulièrement de faire le point sur votre propre charge mentale afin de “vous libérer de ce trop-plein quotidien et de profiter de la vie” ! Quiz, test, questionnaires introspectifs le composent pour vous aider à faire la différence entre une pensée utile et une rumination, à quitter “le mode automatique”, à mieux vous connaître ou à identifier vos limites.
De la colère
Petite mise au point nécessaire : loin de moi l’idée de remettre en cause les bienfaits de la respiration ou de l’observation des pensées pour nous permettre des pauses salvatrices. Mais alors qu’est-ce qui m’a donc poussé à acheter ce magazine, alors que je pressentais que ce qu’il contenait me donnerait envie de mordre ? Et ensuite envie de me mettre au clavier pour le débiner en partage avec vous.
De la colère devant cette presse guimauve, représentative d’une société ultra-individualiste. Objectif bonheur, inscrit sur la couverture… Aucune dimension collective, aucune conscience commune de l’oppression, de la domination, de l’aliénation, fondées sur le genre. Le propos n’est là qu’une recherche individuelle basée sur des pratiques du développement personnel, lesquelles s’accommodent du chacun-pour-soi ambiant si démobilisateur face aux problèmes gravissimes qui menacent le bonheur de milliards d’habitant·es de la planète. De la colère face à tout ce qui participe de ce repli sur soi, une des facettes du néolibéralisme dans lequel nous sommes englué·es depuis plusieurs décennies. Mais heureusement, c’est dans cette colère que je puise la motivation pour continuer d’agir pour un monde meilleur pour toutes et tous.
Joëlle Lavoute
- La charge mentale – Fallait demander – Ça se met où ? Et d’autres excellentes histoires de la bloggeuse d’Emma-Clit, à retrouver dans les différents volumes Un certain regard, aux éditions Massot. ↩︎