L’histoire des avancées démocratiques et le rôle des féministes aident à décrypter les enjeux des élections et les défis à venir en Tunisie.
En 1956, une base pour les Tunisiennes
Le Président Bourguiba a promulgué le Code du Statut Personnel le 13 août 1956, avant même d’adopter la première constitution de la Tunisie indépendante. Ce code était révolutionnaire pour son temps : il a aboli la polygamie, institué l’âge légal au mariage, le mariage et le divorce civils et d’autres droits pour les femmes, consolidés ensuite grâce aux féministes tunisiennes. Au départ, Bourguiba et d’autres se sont inspirés des réformistes des années 1930 et notamment de Tahar Haddad (voir son livre : Notre femme dans la sharia et la société) qui défendait l’égalité totale entre hommes et femmes, en partant d’une interprétation, non discriminatoire, du Coran.
En 1979-1980, des étudiantes ont lancé un club de sociologie, à la faveur de l’ouverture politique qui a suivi la grève générale de 1978 ; c’est devenu le club culturel “Tahar Haddad”, sous la direction de Jelila Hafsia. Des femmes de la génération Bourguiba s’y sont retrouvées pour discuter la condition des Tunisiennes. C’était une vraie prise de conscience. Au fil des années 1980 ce club est devenu celui des “Femmes Démocrates”. Des féministes, d’envergure internationale, en ont alimenté la réflexion.
L’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT) existait, mais était inféodée au pouvoir.
Féminisme et syndicalisme
L’une des premières actions marquantes a été de réhabiliter la journée internationale des femmes le 8 mars, ignorée depuis 1956 au profit du 13 août, fête officielle de la femme tunisienne et du Code du Statut Personnel. Ainsi le 8 mars 1981, un colloque “Femmes et travail” est organisé. L’idée de créer une Commission syndicale “femmes” au sein de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a fait l’effet d’une bombe. Le débat a duré deux ans. Entre femmes, pour se convaincre et définir les contours du projet, et avec les syndicalistes, récalcitrants.
Le 8 mars 1982, le petit groupe de femmes syndicalistes universitaires a organisé un nouveau colloque. À la fin, les féministes sont allées voir le Secrétaire général de l’UGTT, allié convaincu, et elles ont obtenu la création d’une Commission d’étude de la condition des femmes travailleuses. Ce fut, pour les féministes, une victoire historique.
Les femmes syndicalistes, la plupart enseignantes, ont pénétré des secteurs où elles n’étaient pas représentées, rejointes par des ouvrières, des cadres de l’administration, des médecins…
Le congrès de l’UGTT de 1985, était exceptionnel, car présentant un programme économique et social. Plusieurs commissions préparaient le rapport, et la Commission-femmes, au lieu d’écrire un simple paragraphe, a produit un document à part, rendant compte de l’ampleur de l’oppression, portant les revendications spécifiques des travailleuses (notamment du textile) et la place à leur donner dans les structures syndicales. Il était aussi demandé d’intégrer dans les statuts du syndicat que cette commission ne soit plus seulement consultative, y compris à la Direction centrale et au bureau exécutif. Malheureusement, les femmes restent encore très absentes de la direction de l’UGTT malgré leur présence importante à la base.
La commission-femme du Club Tahar Haddad soutenait la création de commissions-femmes : à la Ligue des droits de l’homme, dans les partis d’opposition comme au parti communiste tunisien, à l’université… et la célébration annuelle du 8 mars dans ces nouveaux espaces. L’influence de ce jeune mouvement féministe, a fait tache d’huile dans la société civile. Sa diversité était à la fois difficile à gérer et très riche. Son autonomie par rapport aux formations politiques, même proches, s’est posée comme l’un des principes fondateurs.
La revue Nissa et les femmes démocrates
Puis la revue Nissa (“Femmes”) a été créée avec Emna Bennaji Belhaj Yahia comme directrice. Elle est parue de 1983 à 1986, à raison de trois numéros par an. Au comité de rédaction, les discussions étaient souvent houleuses. Contrairement aux Algériennes et Marocaines, où chaque parti a son association, en Tunisie, un seul mouvement autonome des femmes regroupe plusieurs sensibilités, condamnées à s’entendre.
Sous Bourguiba, les associations indépendantes n’obtenaient pas d’agrément. La création des “Commissions” et de la revue Nissa contournait cette interdiction. L’identité des “Femmes démocrates” avait déjà été affichée à l’occasion des événements du pain en 1984, ou lors des manifestations de solidarité avec le peuple palestinien, après le massacre de Sabra et Chatila ; habillées en noir, les féministes se faisaient tabasser sur l’Avenue Bourguiba, avec leurs amis de l’opposition démocratique.
Fin 1987, l’arrivée au pouvoir de Ben Ali a donné l’espoir de certaines avancées en matière de libertés publiques, d’expression et d’associations. Des statuts ont été déposés pour créer l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) autonome. Mais ils ont été refusés. Le visa n’a été obtenu que le 6 août 1989. La même année, l’agrément de l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (AFTURD), a été obtenu sur le modèle de l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement. Ces deux associations sont très engagées. Un sens rigoureux de l’autonomie les ont privées de l’aide de l’État et les poussait à refuser, par principe, certaines subventions extérieures. Ensuite des financements ont été acceptés, car préservant l’indépendance, d’organismes des Nations Unies, de Fondations ou d’organismes non gouvernementaux.
En 1990-1991, le Centre de recherches, d’étude, de documentation et d’information sur la femme (Credif) a été créé, avec Soukheina Bouraoui à sa tête. La conférence inaugurale de Souad portait sur la place des femmes et du travail dans les huit plans quinquennaux de Tunisie. Le taux d’activité des femmes était alors à moins de 20 % et on ne tenait pas compte de l’emploi féminin dans les projections, les politiques d’emploi n’étant basées que sur l’emploi masculin. Le Credif a notamment soutenu l’enquête tunisienne “Budget-temps” de 1994-95 pilotée par Souad. C’était la première enquête, en Afrique et au Moyen-Orient, permettant de comparer les emplois du temps de tous les membres d’une famille et d’étudier le travail invisible des femmes en milieu rural.
Les féminismes des Tunisiennes
Malgré le Code du statut personnel de 1956, les féministes de Tunisie étaient très critiques, dès la fin des années 1990, devant la persistance des inégalités entre hommes et femmes dans ce Code et d’autres lois, dans l’accès à l’emploi, l’analphabétisme en milieu rural…
En 1987, l’espoir d’une ouverture démocratique a favorisé un certain dégel entre l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT), expression d’un féminisme d’État instrumentalisé par le pouvoir pour se donner des gages de démocratie, et les associations nouvellement créées de féministes autonomes (ATFD et AFTURD). Ensuite ça s’est dégradé, car ces dernières étaient critiques par rapport au déficit démocratique qui ne cessait de s’aggraver. Indépendantes contre vents et marées, elles ont payé le prix fort : contrôles, censure du courrier électronique, surveillance des locaux par la police parallèle allant parfois jusqu’à l’interdiction d’accès pour les militant·es, y compris par la violence physique, interdictions de voyager, jusqu’au retrait du passeport et l’envoi en prison, sans parler des interventions contre les carrières professionnelles.
Pourtant, à l’ATFD, dès 1989, des rencontres annuelles ont eu lieu avec celles du mouvement autonome des femmes au Maghreb. Ainsi c’est à Rabat qu’avec une féministe algérienne, Wassila Tamzali, en poste à l’Unesco, les Tunisiennes ont eu l’idée de préparer une intervention pour la 4e conférence mondiale des femmes à Pékin, en 1995. Elles ont créé un “Collectif 95 Maghreb Égalité”, d’associations et de personnalités féministes.
Trois ouvrages sont parus, traduits en arabe, français et anglais : 1. Bilan économique et social de chaque pays depuis les indépendances, et situation des femmes dans la santé, le travail, la culture, le politique ; 2. Degré d’adhésion de chaque pays aux conventions internationales, dans le domaine des droits des femmes et de l’égalité des sexes ; 3. “Les cent mesures égalitaires” pour le statut personnel en Algérie, au Maroc et en Tunisie.
À Pékin, un meeting s’est tenu : “Parlement des femmes en terre d’Islam, pour les cent mesures égalitaires dans le domaine du statut personnel”. Le succès du collectif a été tel qu’il a été reconduit. Son deuxième mandat 1995-2000 a été aussi hébergé au Maroc, car on y était alors plus libres de s’exprimer, le désenchantement étant total en Tunisie sous Ben Ali et l’Algérie vivant sous l’offensive terroriste.
Pour l’égalité dans l’héritage
Certaines de ces cent mesures égalitaires existaient dans le Code de statut personnel de Tunisie. Mais l’ATFD a toujours travaillé à sa révision et a lancé, en 1999, une pétition pour l’égalité en matière d’héritage en Tunisie. Par ailleurs, l’AFTURD a initié une recherche sur ce thème qui a donné lieu à deux ouvrages en 2006 et encouragé les associations amies au Maroc et en Algérie à y travailler aussi. Lors du renouvellement de son dernier mandat en 2009, le “Collectif 95 Maghreb Égalité” a choisi de travailler sur l’égalité dans l’héritage et sur l’autonomisation économique des femmes. Les études sont maintenant terminées dans les trois pays et un plaidoyer maghrébin va suivre.
En Tunisie, en 2016, un projet de loi optionnelle pour l’égalité (c’est-à-dire dans le cas où l’héritière est d’accord) a été déposé par un député devant l’Assemblée des Représentants du Peuple. L’AFTD, auditionnée par cette assemblée, a défendu ce projet comme une étape à gagner. L’été 2017, le Président de la République Beji Caïd Essebsi, à la lumière des travaux du Comité pour les libertés individuelles et l’égalité (COLIBE), a déposé un projet de loi en faveur de l’égalité optionnelle dans l’héritage mais la loi n’est toujours pas votée, et aurait été retirée des projets de l’Assemblée des Représentants du Peuple par le nouveau Président de la République. L’argument principal contre l’égalité étant les préceptes religieux, le contexte est difficile pour les féministes mais leur combat continue…
Les pionnières et la relève
En 2009 a été créée l’université féministe d’éducation à l’égalité dite “Université féministe Ilhem Marzouki “, du nom d’une jeune sociologue féministe tunisienne disparue, pour faire découvrir, à des groupes de jeunes des deux sexes, les différentes dimensions de la discrimination sexiste, l’importance de promouvoir les droits des femmes et l’égalité. Les autorités savaient qu’on y formait de jeunes journalistes. Dès le début de la campagne des élections de 2009, jusqu’à plusieurs mois après, la police parallèle est intervenue, usant de la violence. Presque dans la clandestinité, le cycle de formation a eu lieu et des “Projets d’expression artistique” ont été élaborés, mais la présentation au public a été interdite, sous Ben Ali. Une année après c’était la révolution …
Les femmes au cœur de la révolution
Après le 14 janvier 2011, ce sont les associations, réprimées sous Ben Ali pour avoir combattu les atteintes aux droits humains, qui ont été mises en avant. Dès les premières initiatives, elles ont été associées aux différentes instances de la transition démocratique, au côté des partis d’opposition, dont le parti islamiste avec ses milliers de militant·es amnistié·es ou revenu·es d’une terre d’asile. En 2011, on a assisté à une mobilisation sans précédent, à la recherche d’un consensus national sur une feuille de route dynamique vers une transition démocratique, pour mener les débats et éviter un bain de sang.
Les femmes ont joué un rôle très important, partout, à tous les niveaux. Elles dirigeaient des manifestations, même dans le Sud, à l’aide des réseaux sociaux. Plusieurs étaient à la tête d’associations professionnelles. Le premier gouvernement provisoire comptait deux femmes ministres issues du mouvement féministe auronome.
Trois Instances nationales ont été mises en place pour la régulation de la transition :
– une Instance vérité pour faire la lumière sur les crimes durant la révolution, dont deux femmes de l’ATFD ;
– une Instance pour faire la vérité sur la corruption ;
– une Haute Instance de la réalisation des objectifs de la révolution, des réformes politiques et de la transition démocratique, qui a joué un rôle déterminant. Elle comprenait 160 membres – dont moins de 30 % de femmes – de toutes les régions, de tous les partis, à l’exception de l’ancien parti au pouvoir qui était dissous. Plusieurs femmes démocrates y siégeaient dont la vice Présidente, Latifa Lakhdar. L’objectif était d’organiser les élections démocratiques, libres et transparentes, d’une assemblée nationale constituante (ANC) pour élaborer de nouvelles institutions. Pour cela, l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) a été créée, comprenant 16 membres élu·es dont deux femmes démocrates, Monia El-Abed, et Souad Triki élue vice-présidente
Le contexte était très tendu. Les populations des zones défavorisées exprimaient mécontentement et impatience. Plusieurs milliers de prisonnier·es de droit commun ont quitté les prisons, profitant de la dérive sécuritaire ou de l’amnistie générale ; la polarisation politique entre salafistes et laïcs a aussi favorisé la montée des violences physiques et verbales. En mars 2011, Béji Caid Essebsi a formé un troisième gouvernement provisoire (il y en a eu 5 jusqu’en 2014) puis fixé la date des élections de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), date repoussée au mois d’octobre à la demande de l’ISIE pour pouvoir organiser les élections conformément aux termes de la loi et aux attentes des Tunisien·nes. Tout était nouveau. Une très grande campagne d’inscriptions a été menée. Il y a eu un peu plus que 50 % d’inscrit·es (environ 55 % d’hommes et 45 % de femmes), 110 partis et des listes indépendantes, 500 listes, 1600 candidat·es.
Vers la démocratie… et la parité
Lors de l’adoption de la loi électorale, votée avant le décret-loi de création de l’ISIE, les représentantes des “Femmes démocrates” ont obtenu la parité obligatoire hommes-femmes sur les listes de candidature aux élections, fortement applaudie y compris par les islamistes.
Toutes les listes électorales de 2011 étaient paritaires et alternaient donc hommes/femmes. Mais parmi les têtes de listes, seulement 7 % étaient des femmes. Résultat, moins de 30 % de femmes élues. Il fallait que la parité, au niveau des têtes de liste, devienne obligatoire. Cette revendication n’a pas été retenue par l’ANC pour les élections 2014, ni par l’ARP pour 2019, mais a été appliquée aux élections municipales de 2018.
D’après les observateur·trices, les élections de 2011 se sont bien déroulées. Et… on a eu une large majorité d’islamistes du parti Ennahdha ! C’était une grande déception pour les démocrates qui s’étaient présenté·es en rangs dispersés. Mais pour la première fois on avait un pluralisme des représentant·es du peuple. Même si les femmes s’inquiétaient pour leurs droits…
Le gouvernement a été formé par une alliance de trois partis : la “Troïka” (Ennahdha allié avec le parti du Président provisoire Moncef Marzouki, grande figure des Droits de l’homme, et le parti socio-démocrate de Mustapha Ben Jaafar). Le débat était alors intense et polarisé entre un projet d’orientation islamiste et un projet moderniste voire laïque. Au-delà des partis politiques, la société civile, et à son avant-garde les femmes, a joué un rôle décisif. Les plénières de l’Assemblée constituante passaient à la télévision. Des associations contrôlaient le respect de la loi.
Lors de l’écriture du préambule de la constitution, les discussions ont été très dures. L’article 1 de la première Constitution a finalement été maintenu et clarifié par l’article 2 : l’État est un État civil, ce qui confirme la séparation du religieux et du politique ; la charia ne fait pas partie du corpus des sources de lois, et le Code du statut personnel de 1956 est maintenu. Les droits des femmes ont été renforcés par des articles (21, 34 et 46) qui adoptent le principe d’égalité entre les citoyennes et les citoyens, le principe de la parité, l’engagement de l’État pour combattre les violences faites aux femmes… L’ATFD et l’AFTURD, ainsi que plusieurs nouvelles associations ont défendu ces articles pour la constitutionnalisation des droits des femmes et la parité. Ces acquis ont été arrachés en dépit des contraintes et pressions aggravées par la montée salafiste. Pour les femmes, ces libertés, acquises de la révolution et confirmées par la Constitution, sont précieuses.
La pression salafiste
Après le 14 janvier 2011, tout le monde pouvait venir débattre et manifester, jour et nuit, sur l’Avenue Habib Bourguiba, liberté jamais connue. Mais la première grande manifestation féministe a été agressée verbalement par les groupes salafistes, qui voulaient dissuader les femmes de travailler à l’extérieur et de s’afficher en public sans être voilées. Des soi-disant Oulémas salafistes sont venus de tous les coins du monde diffuser l’islamisme radical, répandre les idées de minorisation des femmes et la culture jihadiste via les mosquées et la télévision.
Et la dégradation de la situation sécuritaire entraina la série d’attentats politiques de 2013. Le 6 février, contre Chokri Belaîd, leader du parti nationaliste démocrate unifié. Mais plus d’un million de personnes étaient à son enterrement ! Le 25 juillet, contre Mohamed Brahmi, un leader de l’opposition, député du Bloc démocratique. Les partis de ce bloc ont suspendu leurs travaux et sont sortis de l’Assemblée ! Ils ont fait un sit-in pendant presque trois mois, de juillet à début octobre, soutenus chaque jour par un très grand élan populaire, sur la place du Bardo.
Le “quartet” et la constitution
La Tunisie était au bord de la guerre civile et le processus de démocratisation était en danger. L’Assemblée nationale constituante n’arrivait pas à reprendre ses travaux.
Alors quatre associations, “le quartet”, ont commencé à faire la médiation entre la Troïka au pouvoir et le sit-in des démocrates. L’UGTT (principal syndicat) a joué un rôle très important, avec la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), l’Association du barreau des avocats et l’UTICA c’est-à-dire le patronat. Elles ont réuni tous les partis pour négocier un consensus afin que la nouvelle Constitution soit adoptée. Le bloc des démocrates demandait que le gouvernement “Ennahdha” démissionne d’abord et qu’on puisse terminer avec des discussions sans actionner mécaniquement la machine à voter de l’assemblée. Il y a eu des commissions à l’intérieur de l’assemblée pour régler les litiges. Cela ne suffisant pas, c’était par la médiation du “débat national” qu’une solution était trouvée. C’est ainsi que le gouvernement de technocrates de Mahdi Jomaa, a été choisi pour préparer les élections. L’issue par le débat et non pas par les armes : c’est l’acquis de la Tunisie.
Cette réussite sera saluée par l’attribution du prix Nobel de la Paix 2015 décerné collectivement au “quartet” des quatre organisations alliées, en 2013, pour mener un difficile “dialogue national” et sortir la Tunisie d’une paralysie institutionnelle.
Le rôle des femmes a été déterminant, il y a eu des manifestations énormes, des centaines de milliers au sit-in du Bardo, le 6 août 2013, anniversaire de la création de l’AFTD, et le 13 août, journée de la fête nationale de la femme tunisienne. Cette mobilisation a fait tomber l’article proposé pour la Constitution sur la complémentarité entre les hommes et les femmes en le remplaçant par un article sur l’égalité des citoyennes et des citoyens.
Le 26 janvier 2014, la Constitution a été votée à une grande majorité. Après les élections présidentielles et législatives, fin 2014, la deuxième République tunisienne a débuté. Le chef d’État, Béji Caïd Essebsi, étant, pour la première fois, démocratiquement élu, avec le soutien du parti Nidaa Tounes, d’orientation plutôt moderniste, créé pour équilibrer le paysage politique. Au parlement siégeaient deux “femmes démocrates” dont Bochra Belhaj Hmida, ex-Présidente de l’ATFD.
Situation difficile, consensus fragile
Les élections municipales de 2018 reflètent le désaveu des partis traditionnels. Cependant, malgré une participation de moins de 36 %, et la multiplication des listes indépendantes (la parité obligatoire des têtes de listes n’a conduit qu’à 30 % de femmes, la plupart des partis ne présentant qu’une liste), 47 % des élu·es sont des femmes. Mais Ennahdha arrive en tête.
Après la mort du président Beji Caïd Essebsi, le 25 juillet 2019, les élections présidentielles sont avancées et le premier tour précède les législatives. Kaïs Saïed réputé intègre mais sans parti, est élu, notamment par les jeunes, désenchanté·es des partis traditionnels. Il affiche des opinions conservatrices face à une opposition divisée. Aux législatives, la participation (49 %) est plus importante que prévue, surtout parmi les jeunes. Malgré les appels à l’union, la gauche et l’extrême gauche restent éparpillées. Les élections sont remportées par le parti islamo-conservateur Ennahdha mais donnent lieu à un parlement très fragmenté.
Malheureusement, les attentats terroristes en 2015 (au Bardo, à Sousse..) puis en 2019, ont fortement secoué la Tunisie, les investissements et les secteurs stratégiques comme le tourisme en ont souffert. La dégradation économique entraîne des mouvements sociaux. Les grandes réformes n’ont pas eu lieu, corruption et économie informelle se développent. La dette de la Tunisie au FMI s’est accrue et son remboursement lamine les budgets et augmente les déficits.
Pourtant le taux de scolarité dans le supérieur atteint 37 % (plus que la moyenne des pays de l’OCDE) et depuis 10 ans, les femmes y sont majoritaires ; mais le chômage est alarmant. Parmi les diplômé·es du supérieur, le chômage des femmes est le double de celui des hommes (40 % et 20 %) ; certaines se retrouvent femmes de ménage ou paysannes.
En Tunisie, on espère reconfigurer un “Nouveau Consensus National pour la Démocratie, l’Égalité des hommes et des femmes et la Justice Sociale”, s’appuyer sur une vision, utiliser la révolution technologique avec ses nouveaux enjeux et opportunités. Les moyens financiers font défaut, mais pas les moyens humains. Ce combat continue et prendra du temps.
Monique Meron et Souad Triki
Souad Triki
Issue d’une famille de Tunis, traditionnelle mais ouverte au débat, Souad Triki a fait des études de Sciences économiques, dont deux ans à Paris au début des années 1970. Militante dès sa vie étudiante, elle a connu la répression des mouvements auxquels elle participait, notamment à l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) et au Parti communiste, clandestin à l’époque. Éprise d’autonomie, elle a, avec des amies, fondé et dirigé les Associations tunisiennes, de femmes démocrates (ATFD), pour la recherche et le développement (AFTURD), une université féministe d’éducation à l’égalité, une revue féministe (Nissa),… Ses activités politiques et syndicales sont connues à l’Union Générale des Travailleurs de Tunisie (UGTT), à la Commission syndicale d’étude des femmes travailleuses, au Club Tahar Haddad et à la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH).
Comme économiste, son travail d’enseignante et de chercheure est intimement associé à son action militante. La condition des travailleuses, la contribution économique des femmes, rémunérée et non rémunérée, la production-reproduction,… ont alimenté ses recherches, une enquête de terrain sur le travail invisible et une Thèse d’État. Féministe reconnue, elle travaille aussi avec les militant·es des autres pays du Maghreb. Après le “dégagement” de Ben Ali, en 2011, elle a été élue vice–présidente de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), créée pour organiser l’élection de l’Assemblée Constituante.
Elle témoigne des manques du fameux Code du statut personnel de 1956, qui a fait des Tunisiennes les femmes les plus libres de tous les pays arabes, et porte les combats engagés pour faire progresser les lois, notamment en matière d’héritage, point emblématique des inégalités dans le monde musulman, ce malgré les pressions de courants radicaux de l’islam politique. Elle milite loin des dogmes, religieux ou politico-idéologiques, contre tout instrument de domination ou de restriction des libertés fondamentales des femmes.
Voir : Souad Triki, une féministe pour la démocratie en Tunisie, Propos recueillis par Thérèse Locoh et Monique Meron, Travail, genre et sociétés, vol. 38, n° 2, 2017, pp. 5-25.