Première partie
Nous publions ici l’interview de Shadi abu Fakher, activiste de la région de Suwayda au sud de la Syrie, exfiltré vers la France fin 2012 alors qu’il est victime de menace de mort menées à la fois par les agents du régime mais aussi ceux de l’EI. Il répond aujourd’hui à nos questions portant sur la réactualisation de la révolution syrienne. Le pays druze, le sien, se lève à nouveau. Mais son propos daté de septembre 2023 élargit opportunément la focale actuellement circonscrite au drame israélo-palestinien. Il donne sens à ce qui se joue au Machrek comme épicentre d’un conflit majeur à dimension planétaire, dans les rivalités multipolaires.
L’Émancipation : Comment expliquez-vous le soulèvement populaire de Suwayda en août 2023 ?
Shadi abu Fakher : La raison directe en est la décision du gouvernement d’augmenter les salaires des employé·es de 100 %, environ 12,5 dollars et, dans le même temps d’augmenter le prix du carburant de 300 %, d’où la cherté excessive de la vie qui provoque la colère protestataire des populations descendues dans la rue contre le régime.
En quelques jours la place de Karama est devenue le lieu de manifestations après que le gouvernorat de Suwayda a lancé une grève générale. Les manifestations depuis le 17 août jusqu’à aujourd’hui, se poursuivent quotidiennement sur cette place.
Quant aux raisons structurelles et conjoncturelles, elles relèvent de celles historiques du mouvement de l’ensemble du peuple syrien en mars 2011 mais considérablement aggravées du fait de l’inflation.
L’économie des régions contrôlées par le régime s’est effondrée, les institutions de l’État sont ruinées. Plus de 90 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (rapport des Nations Unies). Les richesses se partagent entre grands bourgeois affairistes, trafiquants de drogue et chefs des milices shabihas attachés au régime.
L’électricité et l’eau sont très fréquemment coupées et le carburant devenu rare est vendu selon des quotas annuels très réduits. S’ajoute à cela une importante pression militaire et policière qui s’applique sur les populations citadines à l’exception, il faut le noter, des populations du gouvernorat de Suwyada, lesquelles ont pu se libérer du déploiement des forces de Sécurité.
L’Émancipation S’agit-il d’une continuation de la révolution de 2011 et comment Suwayda a-t-elle pu y parvenir, c’est-à-dire affaiblir l’influence militaire et sécuritaire du régime ?
Shadi abu Fakher : Le gouvernorat de Suwayda n’est pas isolé de ce qui se passe dans le reste des gouvernorats syriens : des manifestations y ont lieu dès le début de la révolution, bien qu’en nombre relativement limité par rapport au reste des gouvernorats rebelles.
Le premier sit-in syndical dans la révolution syrienne, a lieu au barreau de la ville de Suwayda le 27 mars 2011. Les manifestant·es de ce sit-in ont publié une déclaration exigeant la levée de l’état d’urgence, l’abolition de la loi martiale et des tribunaux d’exception, ainsi que la levée du siège du gouvernorat de Deraa.
Les militant·es ont également mis en place des institutions révolutionnaires et politiques, mais le rôle de la plupart d’entre elles a décliné à partir de la fin de 2013, à mesure que la révolution se tournait vers les armes et que des mouvements islamiques et djihadistes commençaient à apparaître.
Il est bien connu que le régime syrien a libéré environ 1 200 prisonniers djihadistes extrémistes, parmi lesquels de nombreux dirigeants d’Al-Qaïda en Irak. À leur sortie de prison en 2011, ils ont formé tous les groupes islamiques extrémistes en Syrie, y compris Jabhat al-Nosra, l’État islamique (ISIS), Ahrar al-Sham, Jaysh al-Islam et d’autres. Les États du Golfe et la Turquie ont soutenu financièrement, militairement et logistiquement ces groupes.
Vers la fin de l’année 2015, à Suwayda a commencé un autre type de mouvement axé sur l’amélioration des conditions de vie et la réduction des prix, même s’il a parfois muté en protestations révolutionnaires (c’est-à-dire portant les slogans de la révolution syrienne). Le nombre de ceux qui refusaient de rejoindre le service militaire a commencé à augmenter jusqu’à devenir presque généralisé dans le gouvernorat.
Le régime a répondu en créant un climat d’insécurité, tandis que les milices affiliées au régime d’Assad se sont transformées en mafias du crime organisé. Elles kidnappaient des militants et des civils, en tuant certains et en exigeant des rançons pour les autres. Elles menaient également des opérations de vol et tentaient de créer des conflits sectaires entre Suwayda druze et Deraa sunnite.
Dans ce contexte, s’est formé à Suwayda le mouvement “Men of Dignity”, lançant les slogans pour la protection des jeunes qui refusaient de faire leur service militaire et des déserteurs de l’armée du régime. Par ailleurs le Mouvement protégeait le gouvernorat de l’État islamique, dont certaines cellules menaçaient les populations.
Le mouvement a réussi, avec l’aide de la population, à repousser de nombreuses attaques de l’État islamique contre Suwayda et ses environs, comme cela s’est produit lors des batailles d’Al-Haqf le 19 mai 2015 et de Shaqa le 3 juillet 2015. Le mouvement a gagné une large reconnaissance populaire et est devenu un acteur important dans la société, notamment parce qu’il a adopté une position neutre dans le conflit, contrairement à la dichotomie loyauté/opposition. Cela ressort du discours du leader du mouvement, Cheikh Wahid al-Balous : “La Syrie est notre mère. Celui qui veut aller en Iran doit y aller, et celui qui veut aller en Arabie Saoudite doit y aller. Mais nous resterons ici dans notre pays. Nous voulons un État de droit pour tous les Syrien·nes, qui ne tire pas ses ordres de l’Iran chiite ni des idées extrémistes d’Ibn Taymiyyah”.
Le mouvement a également défié le régime et les forces de sécurité à plusieurs reprises, en particulier lorsque ces forces ont tenté de forcer les jeunes hommes à rejoindre le service militaire. Par exemple, un groupe de “Cheikhs de la Dignité” a démoli un poste de contrôle de la sécurité aérienne, et de nombreux affrontements ont eu lieu dans le cadre de la libération de personnes recherchées, en particulier pour le service militaire, qui étaient détenues par les services de sécurité. Cela a inclus le siège par les “Hommes de Dignité” de la prison civile de Suwayda et la libération des détenus qui n’avaient pas fait leur service militaire.
Tout cela s’est fait sans adopter le slogan de renverser le régime, mais plutôt en se fondant sur la logique de ne pas verser le sang syrien contre les Syriens. Le mouvement a continué à progresser jusqu’à ce que le régime assassine le chef du mouvement et la plupart de ses dirigeants dans un attentat à la bombe qui a fait plus de 50 victimes.
À ce moment-là, le régime avait un besoin urgent que les jeunes de Suwayda rejoignent le service militaire, car plus de 40 000 personnes avaient échappé à leur obligation de service, et la plupart d’entre elles étaient des jeunes du gouvernorat. Le régime a retiré ses forces militaires du gouvernorat de Suwayda et de ses environs, où l’État islamique était présent. Quelques jours plus tard, le régime a coupé l’électricité et les communications dans les zones de l’est du gouvernorat, coïncidant avec une attaque soudaine des forces armées de l’État islamique contre plusieurs villages et villes de l’est du gouvernorat. Cette attaque a fait des centaines de victimes civiles pendant leur sommeil, avant que les habitant·es ne comprennent ce qui se passait et puissent annoncer la nouvelle. Les villages et les villes ont rapidement organisé leur défense et ont combattu l’État islamique pendant plusieurs jours, finissant par les expulser et libérer les villes qu’ils avaient occupées.
Cela a accru le mécontentement populaire envers le régime, d’autant plus que c’est lui qui avait transféré les membres de l’État islamique du camp de Yarmouk à l’est de Suwayda. Pendant tous ces événements, les protestations et les manifestations pour des conditions de vie meilleures et des prix plus bas ont continué sous forme de campagnes, touchant progressivement des secteurs plus larges de la société de Suwayda, tels que les étudiant·es, les artisan·es, les travailleur·euses des zones industrielles, les chauffeurs, etc.
L’Émancipation Comment s’organise le “double pouvoir” à Suwayda, qui semble se développer au niveau de la région druze en général ?
Shadi abu Fakher : En fait, ce qui était frappant dans le mouvement à Suwayda, ce sont plusieurs choses, dont les plus importantes étaient les suivantes : bénéficier des expériences passées que les Syrien·nes ont vécues au cours des 12 années de révolution, ré-adopter la révolution pacifique comme seul moyen du changement en Syrie, et tenir le régime pour responsable de ce que la Syrie a atteint aujourd’hui. Ils ont également déclaré leur rejet de l’opposition syrienne, représentée par la Coalition nationale affiliée à la Turquie, et la force de facto qui gouverne diverses régions syriennes. Ils ont proposé une solution pour que la Syrie sorte de cette situation désastreuse à travers la mise en œuvre de la résolution 2254 de l’ONU, qui prévoit la formation d’un gouvernement de transition doté des pleins pouvoirs, et qui aboutira à la tenue d’élections présidentielles et parlementaires en Syrie. Plusieurs revendications ont également émergé. Leur mouvement a inclus l’exclusion de toutes les puissances étrangères et la réunification de la Syrie, en annulant tous les accords que le régime a signés avec la Russie et l’Iran, dans lesquels le régime a cédé en faveur de l’Iran et de la Russie les richesses et les infrastructures de la Syrie, telles que les ports, le pétrole, le phosphate, l’électricité, les communications, etc. Ils ont également rejeté tout type d’intervention extérieure, en particulier le soutien financier, qui auparavant permettait aux pays soutiens de contrôler les articulations du travail révolutionnaire et de neutraliser ultérieurement les nationalistes syriens, les remplaçant par un groupe de mercenaires appartenant aux pays soutiens, dirigé par la Turquie, qui a profité de la présence de la Coalition nationale d’opposition sur ses terres et l’a transformée en un organisme qui lui est pleinement affilié dans la nomination et la révocation de ses membres, ainsi que dans la détermination de ses politiques et orientations. Ils ont également promu le slogan de la laïcité de l’État comme seule solution pour la coexistence en Syrie. Tout cela s’ajoute bien sûr aux slogans et revendications fondamentaux de la révolution liés au changement politique en Syrie, à la libération des détenu.es, à la révélation du sort des disparu.es, au retour des réfugié·es syrien.nes, etc.
Le rôle des femmes a également été très visible dans ce mouvement, rappelant les jours de la première révolution de 2011. Les femmes ont dirigé les manifestations et ont joué un rôle essentiel dans tous les aspects de ce mouvement sur le plan organisationnel, politique et social. Dans les premiers moments du lancement du mouvement, la place Karama à Suwayda est devenue un centre de manifestations, de discussions et de prises de décision liées au mouvement et à l’organisation de la vie dans le gouvernorat. Après la grève générale, chacun·e est retourné à son travail, y compris les institutions publiques telles que les écoles, les hôpitaux, les municipalités, etc., car il y avait une nette séparation au sein de la population entre un régime syrien qui entend avoir la main sur les institutions publiques et le peuple qui les revendique comme partie intégrante de son espace social en tant que Syrien·nes. De nombreuses campagnes de nettoyage ont également été menées, des arbres ont été plantés et la solidarité sociale a largement émergé.
En outre, les organismes religieux privés du gouvernorat ont déclaré leur soutien total aux manifestations, avec en première ligne Cheikh Hikmat Al-Hijri, qui a déclaré son soutien à la révolution et à ses revendications pacifiques, notamment la transition politique et le départ de toutes les puissances étrangères, dirigées par l’Iran et le Hezbollah, hors de la Syrie, en plus de son insistance sur la laïcité de l’État. Ce soutien et ses conséquences ont fait de Cheikh Hikmat Al-Hijri un leader du mouvement dans le gouvernorat, sa maison à Qanawat étant devenue une destination pour toutes les familles et les forces militaires et politiques de Suwayda, rejetant le régime et soutenant Cheikh Hikmat Al-Hijri. Cette situation a créé un précédent en Syrie, où il est devenu un leader doté d’une légitimité populaire et révolutionnaire, qui s’est étendue à la plupart des régions de la Syrie, y compris les régions alaouites, qui sont le bastion populaire du régime, et Idlib, où le Front Al-Nosra prédomine, ainsi que les régions de l’administration autonome kurde, en plus du reste des gouvernorats syriens. Tout cela s’est fait par plusieurs moyens, que ce soit à travers les plateformes de médias sociaux ou par des déclarations et des manifestations qui ont eu lieu dans des zones échappant au contrôle du régime. C’est la première fois qu’un leader de l’opposition au régime jouissant d’une grande popularité est présent en Syrie pour défier clairement Bachar al-Assad. La société a pu s’organiser de manière rapide et impressionnante. Tous les médias du gouvernorat ont commencé à se coordonner entre eux et avec la place Al Karama, afin qu’il y ait un discours politique unifié pour tous. La place Al Karama est également devenue un lieu de rencontre pour que tout le pouvoir politique du gouvernorat coordonne les efforts et les mécanismes de travail, et Cheikh Hikmat Al-Hijri est devenu un leader national.
Entretien réalisé par Claude Marill