Ce pouvoir cache de moins en moins le fait que la seule formation continue des personnels qui vaille, c’est celle qui sert ses objectifs politiques. Ainsi, depuis la rentrée de septembre, les formations sur le temps de travail sont progressivement supprimées… exception faite de certaines d’entre elles, comme les formations de formateurs “Laïcité et valeurs de la République”, formations considérées comme prioritaires.
On ne compte plus les exemples montrant que la frontière entre formation, enseignement et mise au pas idéologique… est de plus en plus ténue en particulier depuis Macron-Blanquer. Cette évolution ne touche pas que les jeunes en formation, elle menace aussi les personnels.
Les fleurs nauséabondes du “Printemps républicain”
Depuis la rentrée 2021, se mettent en place des formations des personnels à la “laïcité et aux valeurs de la République” dans les écoles, collèges, lycées, etc. Ce dispositif fait suite au “rapport Obin” publié en avril 2021 1 ; il s’intéresse particulièrement à l’Éducation nationale, mais s’inscrit dans un plan gouvernemental plus vaste visant à former l’ensemble des personnels de la Fonction publique. Ses préconisations inspirent la politique actuellement à l’œuvre.
Ces mesures ont été présentées comme une réaction de l’Institution voulant fournir des outils aux personnels, après l’assassinat de Samuel Paty par un fanatique religieux. En réalité, elles résultent d’un projet politique plus lointain.
Celui-ci est formulé par la mouvance du “Printemps républicain” dès son appel fondateur de 2016 2. Appel associant des néo-conservateurs défenseurs de l’“Occident démocratique” et du capitalisme… à quelques éléments de gauche, par exemple l’actuel secrétaire départemental de la FSU de l’Allier.
Le fond commun à toutes ces personnalités ? “Pour nous, la République, c’est ce qui nous est commun”… bien entendu, “la République” étant ici implicitement la Ve République. La logique politique est assez claire : dès lors qu’on ne part pas des conflits sociaux qui structurent la société capitaliste, on ne pose pas la question de comment agir pour unifier les secteurs opprimés et exploités de la société ; on ne se pose pas non plus la question de lier la laïcité à une quelconque transformation sociale, puisqu’au contraire il s’agit de défendre la société capitaliste telle qu’elle est… contre le salariat issu de l’immigration, par exemple.
Notons que par ailleurs, la laïcité, abondamment évoquée, n’est jamais vraiment définie. C’est logique : il faudrait alors parler de la loi de 1905, du dualisme scolaire, dénoncer la politique des gouvernements successifs sur ce terrain, etc. on ne va pas se fâcher avec des “républicains” réactionnaires pour ce genre de détails !
Le “Printemps républicain” a “collé” au macronisme ; d’abord comme pôle supposé “venir de la gauche”, puis de plus en plus ouvertement comme l’aile droite du macronisme. Aujourd’hui, il en est à considérer que la loi Darmanin sur l’immigration ne suffit pas.
Le rapport Obin, lieu d’une confluence réactionnaire
C’est dans ce contexte que Jean-Pierre Obin est missionné fin 2020 par Jean-Michel Blanquer. Le choix n’est pas anodin : tout en nuances, Obin considère que l’école publique française est aux mains de l’islamisme : c’est le titre d’un de ses ouvrages3 .
Dans cette analyse, les personnels de l’éducation sont à la fois victimes et complices de la diffusion de l’“islamisme”. Depuis sa publication, il est allé encore plus loin4, diagnostiquant même un “grand renoncement” des profs (complément du “grand remplacement” ?!) : puisqu’il paraît que 80 % des enseignant·es (“Le chiffre monte même à 90 % chez les plus jeunes”) “ont peur”. Peur de quoi ? Pas des mauvaises conditions de travail, des salaires insuffisants, des effectifs surchargés, des contre-réformes qui cassent le sens du métier, etc… non, des élèves d’origine immigrée !
L’une de ses particularités, c’est de ne jamais donner de sources sur ses affirmations (et pour cause, il serait bien en peine d’en trouver). La même logique préside au rapport : aucune référence scientifique, juste des conclusions induites pas “les enseignants et les CPE rencontrés” (p.5) 5. Cela vaut aussi pour les contenus : si le rapport se plaint que les personnels ne maîtrisent pas les enjeux de la laïcité, lui-même n’est pas précis à ce sujet. Pour les “valeurs de la République”, il prend surtout soin de préciser que ce n’est pas la “lutte contre les discriminations”, précisant même qu’elle aboutirait à aborder les “« valeurs de la République » sous un angle exclusivement négatif, ce qui fait sans doute le jeu de l’idéologie victimaire” (p.4). Quant à la laïcité, c’est encore pire (ou préférable ?) : on ne saura pas de quoi il s’agit précisément.
Du coup, que propose le rapport ? Tout d’abord, “donner à l’ensemble des personnels, en quatre ans, un premier niveau de formation à la laïcité et aux valeurs de la République, en privilégiant des interventions (d’une journée ou de préférence deux demi-journées) rassemblant tous les personnels au niveau de chaque école, collège et lycée” (p.9).
Si les contenus de formation correspondaient à une formation sur la laïcité digne de ce nom, pourquoi pas, dans l’absolu ? Sauf que l’enjeu pour Obin et Blanquer n’est pas de donner des outils d’analyse pour les personnels. C’est si vrai qu’il vaut la peine de mentionner les deux obstacles majeurs qu’il identifie : “Ces risques, qui ne sont pas nouveaux bien qu’ils puissent prendre de nouvelles formes, ont pour noms autonomie universitaire et corporatisme enseignant” (p.12)… autrement dit, tout ce qui donne une autonomie professionnelle et une liberté pédagogique (relatives) aux personnels. Ainsi, le rapport déplore que dans certaines structures universitaires, “en guise de formation à la laïcité, on inflige parfois aux étudiants des cours ou des mémoires portant sur la « déconstruction » du discours officiel sur la laïcité, prétendant mettre à jour le « racisme systémique » d’un « État post-colonial » » (p.12). De même, qu’entend-on par “corporatisme enseignant” ? Le rapport est franc : “Il prend dans notre pays, du moins dans le second degré, la forme d’un fort sentiment d’identité collective ancré dans l’enseignement d’une discipline : on est historien ou mathématicien avant d’être enseignant de collège ou de lycée” (p.13). Outre le simplisme de la réflexion (un professeur d’histoire, ce n’est pas la même chose qu’un historien…), l’enjeu est clair : les personnels d’enseignement ont trop d’indépendance de réflexion par rapport aux orientations politiques du pouvoir. Indépendance d’ailleurs flattée par des acteurs que le rapport prend soin de dénoncer : “plusieurs syndicats traditionnellement rétifs à toute évolution du métier” (p.13)… là on est dans le niveau d’argumentation des éditorialistes de CNews, mais aussi dans un projet politique.
C’est pour cela que le rapport n’envisage pas seulement des actions de “formation” ponctuelles, qu’il sait insuffisantes s’il s’agit de remodeler le corps enseignant suivant les objectifs politiques du pouvoir. Il envisage donc deux pistes. D’une part, faire rentrer cette dimension dans le recrutement lui-même : à partir d’un “référentiel” sur la laïcité, il s’agit de “délivrer une certification spécifique pour la partie du master MEEF mettant en œuvre ce référentiel” (p.14). Ce type de certification serait aussi mis en œuvre dans la formation continue. D’autre part, disposer de personnels – valorisés dans leur carrière et avec un “statut” particulier – ayant pour mission de mettre en œuvre toute cette politique, autrement dit d’une sorte de police idéologique pour les personnels. C’est ainsi qu’il propose de donner un rôle accru aux “équipes académiques LVR” (Laïcité et valeurs de la République », qui ne seraient plus seulement chargées d’intervenir dans le cadre des incidents en milieu scolaire (“confier clairement à ces référents une mission d’impulsion, de conception et de mise en œuvre de la formation LVR”, p.10).
Résister et construire
Qu’en est-il concrètement, sur le terrain ? À première vue, l’application de cette politique est très inégale, de même que le recrutement des fameux référents LVR censés en porter l’application : on peut même y trouver (en petit nombre) des collègues motivés et progressistes. Il n’empêche que le dispositif lui-même est au service d’une politique réactionnaire, et c’est ce qui guide sa mise en place. Dans plusieurs établissements, des conflits voire de la répression ont eu lieu à propos de ces “formations”.
Mais refuser d’appliquer cette politique localement, ce n’est pas refuser toute idée de formation des personnels sur la laïcité. Après tout, il y a un vrai travail de formation – par le mouvement syndical lui-même, mais pouvant irriguer jusqu’à un certain point les structures de formation officielles – sur les questions de laïcité pour les personnels : d’ailleurs, la formation continue choisie et sur le temps de travail est un droit que revendiquent toutes les organisations syndicales.
Alors agissant, il est possible de faire autrement. Prenons un exemple local pour voir ce que cela pourrait donner. Dans un lycée du Var, les collègues intéressé·es et sensibilisé·es à ces enjeux sont confronté·es à une réalité : il est obligatoire d’organiser une formation à la laïcité dans le bassin. Ils et elles agissent donc pour en déterminer le contenu, et ne pas se le faire imposer. Dans le cadre de l’autonomie de l’établissement, ils et elles proposent de faire venir le responsable de la commission juridique de la Libre Pensée, la plus ancienne association laïque de ce pays. Cela donne l’occasion d’une mise au point juridique – problématique peu abordée et pourtant décisive lorsqu’on parle de laïcité – et d’une mise en perspective politique, qui débouche sur des interrogations : les entorses à la laïcité peuvent être de natures diverses, y compris religieuses ; mais ne sont-elles pas aussi celles du pouvoir en place, avec sa récente loi “séparatisme” ? D’autre part, la venue d’un ancien responsable de l’Observatoire de la laïcité est l’occasion d’une remise en perspective de la question de la laïcité dans le cadre de débats de société plus généraux.
La lutte laïque c’est aussi cela : ne pas laisser les pouvoirs en place s’emparer d’une revendication progressiste du mouvement ouvrier, pour éviter qu’elle soit utilisée à des fins réactionnaires.
Quentin Dauphiné
- Rapport “La formation des personnels de l’éducation nationale à la laïcité et aux valeurs de la République” ; les citations dans la suite de l’article proviennent de ce rapport sauf exception. ↩︎
- https://www.printempsrepublicain.fr/notre-manifeste#menu ↩︎
- Son analyse ne pêchant pas par sa subtilité, le rapport quant à lui tient en 19 pages, annexes comprises… ↩︎
- Interview dans La Provence du 16/10/2023. ↩︎
- La liste des personnes auditionnées laisse à penser qu’elles sont très peu nombreuses, et soigneusement sélectionnées… ↩︎