Ces lignes sont écrites le 23 décembre, alors que la barre des 30 000 Palestinien·nes tué·es à Gaza a été franchie. On assiste à une guerre d’anéantissement contre le peuple palestinien.
Bénéficiant d’une impunité totale accordée par les dirigeants occidentaux et protégé par le veto de Joe Biden, l’occupant ne fait même plus semblant de vouloir anéantir le Hamas.
Transformer Gaza en un monceau de ruines
Un à un, les hôpitaux de Gaza ne peuvent plus fonctionner. Mohammad Abou Salmiya, directeur de l’hôpital Al Shifa a été arrêté. Les fameux “tunnels” du Hamas sous l’hôpital se sont révélés aussi crédibles que les “armes de destruction massive” de Saddam Hussein qui avaient servi de “prétexte” à la destruction de l’Irak. Le Croissant Rouge Palestinien dont certaines équipes sont restées dans le nord au milieu des gravats a aussi été attaqué.
L’occupant choisit ses victimes en utilisant l’Intelligence artificielle. Le poète Refaat Alareer a été tué le 6 décembre avec une partie de sa famille. Ses derniers vers étaient prémonitoires : “Si je devais mourir, que cela apporte de l’espoir, que cela soit un conte”. À Gaza, on tue les poètes, à Jénine, on arrête la direction du Théâtre de la liberté. Puisque les Palestinien·nes sont des “animaux humains” comme l’expliquait le ministre israélien Yoav Galant, leurs intellectuel·les sont forcément des terroristes.
Les témoins du génocide en cours sont gênant·es. Le 15 décembre, l’occupant a tué Samir Abu Daqqa (de la famille de Mariam), qui travaillait pour Al Jazeera. 66 journalistes ont été tués à Gaza depuis le 7 octobre. Curieusement, Reporters sans frontières n’en a recensé que 13.
Une des églises de Gaza a aussi été bombardée. Parmi les victimes, des fidèles et des réfugié·es. Le pape s’est “ému”.
Dès le début de l’attaque israélienne, l’Institut culturel français de Gaza a été bombardé. 112 Français·es ou binationaux ont pu quitter Gaza avant le 14 novembre. Mais les employé·es palestinien·nes du Consulat de France n’ont pas eu l’autorisation de sortir. L’un d’eux a été tué à Rafah. La France a (mollement) protesté.
90 % de la population a quitté son logement et 70 % des infrastructures sont détruites. Israël bombarde systématiquement les lieux où son armée avait donné l’ordre à la population de Gaza de se réfugier. C’est le cas des deux grandes villes du Sud : Khan Younis et Rafah.
Les terres agricoles ont été ravagées, les équipements détruits. Dans le port de Gaza, il ne reste que sept bateaux. Il y en avait 96 avant la guerre.
Voici le témoignage d’un habitant de Nuseirat
“L’armée d’occupation est dans Khan Younis. Les soldats demandent à la population de se déplacer vers Rafah.
Mais les gens ne le veulent pas : ils savent qu’il n’y a plus de possibilité d’abris, ils seront en plein air, et complètement à la merci des mini-hélicoptères dont je vais parler ci-dessous.
Alors ils s’efforcent de remonter vers Deir-al-Balah et Nuseirat, et donc là, le nombre de déplacés, déjà aberrant, grossit sans cesse.
La surveillance de l’armée israélienne s’effectue par un grand nombre de tout-petits hélicoptères, des quadcopters. De diverses tailles, très maniables, espionnant avec caméras et photos, repérant les visages, pouvant transporter des charges explosives ou être munis d’armes automatiques. Commandés comme l’étaient les tours tueuses depuis des centres de contrôle bien à l’abri. Ces engins se faufilent jusque devant les fenêtres. Le soldat s’adresse aux personnes, donne des ordres, exige l’ouverture des fenêtres. Et documente avec caméra en direct tous les mouvements.
Les familles encore à Khan Younis ne veulent pas aller s’installer dans le rectangle, entièrement nu et sans la moindre infrastructure, déclaré “zone sûre” par l’armée israélienne (cette zone, Al-Mawasi, s’étend du bord du gouvernorat de Khan Younis jusqu’à Rafah, le long de la côte, sur une largeur d’à peu près 2 km). Ils craignent trop le fait que, là-bas, ils seront entièrement visibles, y compris leurs visages. Ils savent les quadcoptèrs extrêmement dangereux. On a pu les voir agir sur l’hôpital Kamal Adwan.
Ces quadcopters sont des centaines au-dessus de la bande de Gaza. J’en ai vu voler une vingtaine autour de ma maison”.
Gaza avant le 7 octobre
Les médias, fidèles au discours de l’occupant, ont relayé une image aussi terrible que fausse de Gaza. Non, ce n’est ni une population de fanatiques prêts à mourir pour la cause, ni des gens soumis et terrorisés par la dictature des barbus. On entend librement toutes les opinions à Gaza. On rentre dans un taxi collectif et tout de suite la discussion commence : “Vive le Hamas” ; “À bas le Hamas, ce sont des corrompus ”. Il y a une dizaine de partis politiques qui s’expriment légalement, y compris le Fatah. Il est fréquent dans les familles d’avoir des gens dans des partis politiques différents. Par contre, les Salafistes qui avaient essayé d’apparaître au moment de l’affaire des caricatures, ont été réprimés avec une grande violence par le gouvernement du Hamas.
La société civile est très “dégagiste”. Elle reproche aux partis de défendre leurs propres intérêts et de se complaire dans la division.
Gaza est une société très éduquée. Il y a 1 % d’illettré·es contre 35 % en Égypte voisine. Il y a 100 000 étudiant·es dans six universités et 21 000 diplômé·es chaque année alors que l’université est payante et parfois fort chère. Comme il y a très peu de travail salarié, les diplômé·es acceptent souvent de travailler gratuitement : “On ne peut pas laisser notre société s’écrouler. Un jour le blocus cessera et comme on aura de l’expérience, on aura un travail”.
La grande force de la société palestinienne, ce sont les centaines d’associations petites et grandes qui permettent à la société de ne pas s’écrouler. Il y a les associations locales qui assurent le préscolaire et le périscolaire, les associations de quartiers, les comités populaires des camps de réfugié·es, les associations de soutien psychologique (tant les bombardements traumatisent la population). Il y a des traditions d’entraide, de secours aux orphelin·es, aux veufs, aux veuves, aux blessé·es, aux familles de prisonnier·es. Il y a les associations qui viennent en aide aux estropié·es et aux handicapé·s (350 mort·es et 10 000 “jambisé·es” souvent amputé·es lors des marches pacifiques du retour de 2018-19).
Il y a de très nombreuses associations de femmes qui dénoncent le patriarcat et les violences conjugales. Il y a plusieurs associations sportives, y compris féminines.
75 % de la population sont des réfugié·es (72 % ont la carte de l’UNRWA). Dans les zones rurales, les mokhtars (chefs traditionnels) assurent la cohésion sociale.e
Il y a des grosses associations, par exemple le PCHR (Centre Palestinien des Droits de l’Homme) qui recense toutes les violations des droits humains de l’occupant mais aussi des deux gouvernements rivaux. Il y a l’UAWC (syndicat des travailleurs de l’agriculture et de la pêche) ou le PARC (Palestinian Agricultural Relief Committee) qui assure la transition entre les paysans pauvres et la population.
La société de Gaza peut-elle se désagréger ?
Jusque-là, après chaque vague de bombardements, les paysan·nes remettaient en production leurs champs, reconstruisaient leurs serres et les fermes à poulets. Les bateaux de pêche non confisqués reprenaient la mer. Et la population se remettait à faire de l’artisanat, à commercer, à éduquer les enfants.
Mais cette fois, les destructions sont irréparables. La famine s’installe. La population du nord est partie sans vêtements chauds, sans équipement.
Les témoignages que nous recevons sont très inquiétants :
“Quand des camions d’aide sont en déplacement, il peut arriver qu’ils soient attaqués et leur cargaison volée. À Deir-el-Balah, la police ayant pris place dans un camion a ouvert le feu et tué les voleurs.
Il faut comprendre qu’il y a des milliers et des milliers de familles affamées. Les coupeurs de route revendent le butin à 200 % du prix… Comprenez qu’on est en situation de famine.
Les familles puissantes, appuyées sur 2000 à 3000 personnes, s’organisent en mafias. La police ne peut pas contrôler l’ensemble. À Deir-al-Balah, la police est entrée dans une école-abri et en est ressortie avec de nombreuses personnes arrêtées.
Netanyahou l’a dit : nous amènerons les Gazaouis à se manger les uns les autres”.
Comment résister ?
À Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza, la maison du correspondant de l’UJFP à Gaza est devenue le refuge de centaines de personnes, chassées par la destruction de leurs maisons ou de leurs immeubles. L’argent envoyé a permis d’acheter des tentes, des vêtements chauds, des chaussures pour enfants, des couvertures. Une cantine collective a pu être organisée. Une boulangerie était prévue. Il a fallu trouver du nylon pour se protéger de l’humidité, des jerricans d’eau et un camion de riz. Toute cette entreprise s’est interrompue le 22 décembre. L’armée israélienne a donné l’ordre à tou·tes ces réfugié·es de partir. Pour où ? Pour l’instant, notre correspondant a pu aller chez sa fille. Pour combien de temps ? Il pleut et il fait froid à Gaza.
Une autre équipe, celle de l’association Ibn Sina, a dû quitter le camp de Jabalia (au nord de la bande de Gaza, tout a été détruit là-bas) pour Rafah. Elle a pu organiser des séances d’aide psychologique aux enfants, des repas collectifs, l’aménagement d’abris. Elle s’occupe à présent de construire des latrines car les réfugié·es n’en ont pas.
Et maintenant ?
L’histoire a montré (les Amérindiens, les Aborigènes…) que des peuples peuvent être vaincus et réduits à des situations telles qu’ils ne sont plus en situation de réclamer leurs droits.
Jusqu’à présent les Palestinien·nes bénéficiaient du fait que leur société ne s’était pas écroulée, qu’ils/elles étaient aussi nombreux·euses que les Israélien·nes entre mer et Jourdain. Et ils/elles espéraient que le mouvement de solidarité serait assez fort pour obliger les gouvernements complices à sanctionner l’occupant.
Les fascistes au pouvoir en Israël sont décidés à provoquer une nouvelle Nakba, un nouveau nettoyage ethnique. La destruction de Gaza s’accompagne d’une attaque généralisée de la part des colons et de l’armée contre la Cisjordanie.
Peu leur importe les milliers de mort·es. Peu leur importe que les Palestinien·nes se sont juré·es qu’ils/elles ne partiraient pas, comme cela s’est fait en 1948. Peu leur importe qu’aucun pays n’est disposé à accueillir des nouveaux/ nouvelles réfugié·es.
En détruisant totalement Gaza, en faisant régner la terreur en Cisjordanie, les sionistes “renversent la table”. Il/elles ont toujours eu deux priorités : le maximum de territoires et l’État ethniquement pur.
Gaza est revenue 75 ans en arrière avec des centaines de milliers de personne dehors ou sous la tente et le lien social détruit.
Une partie majoritaire de la planète désapprouve. Mais ceux et celles qui ont la puissance militaire ou financière laissent faire.
Les pays arabes n’utilisent ni l’arme diplomatique, ni l’arme pétrolière.
En Israël, aucune rupture du front intérieur n’est en vue. Il y a bien les familles des Israélien·nes retenu·es à Gaza qui protestent. Mais ils/elles n’ont aucun moyen d’imposer un arrêt de la tuerie. La télévision donne régulièrement la parole à des gens qui éclatent de rire sur les mort·es à Gaza et qui ont “intégré” le fait que les bébés sont aussi des cibles à détruire. Après Yoav Galant (“les Palestiniens sont des animaux humains”), le maire adjoint de Jérusalem a surenchéri en proposant “d’enterrer vivants” les Palestinien·nes. Sans sanctions, il n’y a rien à espérer de la société israélienne.
Dans le monde, l’extrême droite, en pleine ascension, a trouvé en Israël un modèle.
Biden et l’Europe libérale, malgré leur opinion publique, soutiennent et protègent les fascistes au pouvoir à Jérusalem. Entre 4000 et 5000 Français·es combattent en toute impunité dans l’armée israélienne. Le mouvement de soutien à la Palestine continue à être réprimé.
Ce soutien au génocide implique la destruction définitive des “droits humains” tels qu’ils avaient été définis après 1945. Certes, ils ont été régulièrement violés mais l’Occident continuait à les invoquer pour dénoncer la Russie, l’Iran, la Chine.
La destruction de Gaza annonce une loi de la jungle généralisée. Les sociétés des pays occidentaux et du monde arabe ont désormais une responsabilité majeure. La défaite de la Palestine sera notre défaite à tou·tes.
Pierre Stambul, 23 décembre