À propos du film de Costa-Gavras, Michel Bonnard revient ici sur la crise grecque et la capitulation du gouvernement Tsipras face aux exigences de la “Troïka” en 2015.
Le film de Costa-Gavras reprend le titre du livre écrit par Varoufakis, ministre de l’Économie dans le gouvernement Tsipras, en 2015. Varoufakis y relate son expérience. Costa-Gavras part de ce livre pour son film.
Un scénario au cœur des pouvoirs
Le film rapporte les rencontres que Varoufakis a mené avec les créanciers de la Grèce, la Troïka, l’Eurogroupe, les responsables politiques européens, les enjeux et les décisions qui ont été prises par le gouvernement grec.
Nous suivons une sorte de huis-clos, centré sur l’activité de Varoufakis, qui néglige malheureusement l’action des dix millions de Grec·ques qui se sont battu·es depuis le début de la crise et qui sont encore mobilisé·es après l’arrivée au pouvoir de Syriza. Seules deux scènes illustrent ces mobilisations : juste après la victoire, des personnes saluent avec enthousiasme Varoufakis et Tsipras assis dans une voiture – à cette occasion, Tsipras confie à Varoufakis qu’ils décevront ces gens au bout du compte – et, plus tard, Varoufakis et ses amis attablés dans un restaurant sont observés par une foule muette qui s’approche, puis tourne le dos et repart – la déception est déjà là. L’existence de manifestations de soutien à l’étranger est seulement cité en voix-off.
Costa-Gavras reste globalement au plus près de ce qui s’est passé en 2015 pour la Grèce. Le parti pris du cinéaste est bien sûr la question de la prise du pouvoir par un parti de gauche et des dilemmes qui surgissent. Il traite cela comme un bras de fer entre ce gouvernement (par Varoufakis comme personnage clef) et le capital, via la Troïka (la BCE, le FMI et l’Eurogroupe), indépendamment d’un rapport de force politique porté par la population. La combativité de Varoufakis n’a aucune chance de réussir face aux personnages qui dominent les institutions. La présentation de la crise humanitaire ne fait pas le poids face aux intérêts financiers. Pourtant, il continue à faire comme si ses interlocuteurs pouvaient l’entendre à un moment. Les réunions avec l’Eurogroupe, qualifié à juste titre de structure sans existence légale, bloquent sur le déni de l’insoutenabilité de la dette grecque !
La liberté de choix des peuples, c’est à dire la démocratie, est bafouée. Le gouvernement est incapable d’incarner cette souveraineté. Il n’est qu’un instrument manipulé par les forces de la finance représentées dans les institutions (le thème est : l’Europe est seule coupable). Costa-Gavras suggère a contrario que le capital aurait pu être intéressé par les propositions de Varoufakis lors d’un dîner en Angleterre. Au fond, Costa-Gavras montre que le gouvernement est embarrassé face aux besoins du peuple, dont il craint les réactions, et face à ses engagements très difficiles à tenir.
Dès le début, Tsipras et Varoufakis sont d’accord pour reconnaître la dette, la renégocier et rester dans l’Union européenne. Mais très vite le dilemme est posé : l’Eurogroupe les met en demeure de signer le Mémorandum sinon les banques seront mises en faillite et ils devront alors sortir de l’euro. Ils ont été élus sur un programme : stopper l’austérité et rester dans l’Union. L’Eurogroupe a le programme inverse, si je peux dire. La politique de l’Allemagne est bien entendu mise en accusation par Varoufakis et l’ordolibéralisme de l’Allemagne est explicité. Curieusement, Varoufakis rapporte une entrevue privée avec Schäuble où celui-ci lui dit, qu’à sa place, pour son pays, il ne signerait pas le Mémorandum.
Les divergences entre les ministres sur la question de la signature du Mémorandum sont exposées, ainsi que celles avec le Parlement. On voit que le gouvernement cherche à gouverner malgré le Parlement… et le sentiment de la population. Par ailleurs, Varoufakis a mis en place un groupe clandestin avec James Galbraith pour anticiper une sortie de l’euro qui était une issue possible et voulue par l’Allemagne.
Des événements pudiquement gommés ou écartés
Costa-Gavras laisse planer un flou sur les cinq mois qui suivent l’arrivée de Syriza. Telles qu’elles sont montrées, on ne peut pas savoir avec certitude si les discussions avec l’Eurogroupe précèdent le 20 février ou lui succèdent. Le 20 février, l’engagement qui a été pris concernait le respect et le prolongement du Mémorandum signé avant l’arrivée de Syriza au pouvoir. Fin juin, quand Tsipras décide de faire un référendum, c’est un nouveau Mémorandum qui était mis sur la table par l’Eurogroupe.
Or, après le 20 février, pendant quatre mois, en relation avec des prêts qui permettent les remboursements de la dette (!), la suite ininterrompue de reculades de la part du gouvernement grec n’apparaît pas dans le film.
L’erreur originelle de Syriza a été : la volonté de rester dans l’euro, de penser pouvoir négocier la dette et de prétendre avoir une “légitimité” pour changer les choses. Je m’explique sur ce dernier point : Syriza détient bien sa légitimité du peuple mais, pour un gouvernement qui s’oppose à l’austérité, cela est insuffisant pour exercer sa souveraineté vis-à-vis des institutions extérieures hostiles tant que le peuple n’est pas vraiment en passe de prendre le pouvoir, de contrôler le gouvernement en lui imposant déjà en partie son propre pouvoir.
La conclusion est malheureusement cohérente avec le parti pris de Costa-Gavras (l’absence de porte de sortie). Fin juin, Syriza appelle à voter “Non” au référendum, mais souhaite que le “Oui” soit majoritaire car le “Oui” permettrait au gouvernement de signer le troisième Mémorandum sans se désavouer. C’est quand même assez explicite dans le film. Et c’est le “Non” qui est largement majoritaire malgré la pression médiatique et l’étranglement des banques (60 jour de liquidités) !
Pour cela, la scène où le gouvernement se congratule après le résultat du référendum est totalement surréaliste. La veille, Tsipras était apparu totalement atone devant le meeting appelant au “Non”. Varoufakis dit dans son livre qu’il s’est rendu le 6 juillet chez le Premier ministre où il trouva quatre ou cinq responsables (dont Tsipras et Dragasakis) atterrés, qu’il les a poussés à prendre en compte ce vote qui signifiait s’affronter aux institutions et organiser la sortie de l’euro. Au bout du compte, il constata que ceux-ci allaient prendre le contre-pied des résultats du référendum et signer la suite de l’austérité avec le nouveau Mémorandum. Il démissionnera alors.
Tsipras signera le 13 juillet. Une partie du gouvernement démissionnera comme Varoufakis, le débat sera rude et Tsipras refusera un congrès de clarification dans Syriza. Tsipras dissoudra la Vouli le 20 août.
Deux remarques : Tsipras a été humilié (voir le coup authentique de la cravate que lui montre Junker) et le gouvernement grec n’a pas été soutenu (le rôle prêté à Lagarde me semble faux, encore qu’il est tout en sous-entendus, ceux prêtés à Sapin et Macron sont certains).
Deux questions : donner à penser qu’“Ils” sont tellement pourris et sûrs d’eux qu’il n’est pas possible de leur résister et savoir jusqu’à quel point Tsipras et aussi Varoufakis à un deuxième niveau, ont été des agents consentants de ce fiasco.
Le ballet à la fin évite de poser correctement ces deux questions. Tsipras apparaît comme un pantin (ce qu’il est en quelque sorte), mais ne donne pas les clefs de l’équation politique à résoudre.
Les réactions à l’époque
Dans un article pour L’Émancipation, le 4 mars 2015, j’écrivais que des personnalités de la gauche grecque, tels que Stathis Kouvelakis, Kostas Lapavitsas, Mikis Theodorakis et Manolis Glezos, etc. avaient critiqué vertement l’accord du 20 février qui compromettait gravement la crédibilité du gouvernement. Entre autres, Stathis Kouvelakis rejetait les arguments touchant au refus de la sortie de l’Eurogroupe. Il soulignait le caractère contradictoire du programme de Syriza : lutter contre l’austérité ET rester dans l’euro. Le refus de choisir la sortie ne pouvait mener qu’à céder, à se plier aux exigences de l’Eurogroupe.
La présidente du Parlement, Zoe Konstantopoulou, avait lancé une commission pour un audit citoyen de la dette dirigée par Éric Toussaint. Il affirmait à l’époque : “Sans suspension de paiement préalable et sans audit rendu public, les créanciers se trouvent en situation de domination. […]. C’est la suspension du paiement de la dette en tant qu’acte souverain unilatéral qui crée le rapport de force avec les créanciers. […] Et c’est seulement en faisant basculer ce rapport de force que les États créent les conditions pour pouvoir imposer des mesures qui fondent leur légitimité sur le droit international et sur le droit interne”.
Dimitris Alexakis ajoutait alors : “la violence des institutions européennes apparaît aujourd’hui à nu, si l’Europe s’est trouvée acculée à répondre par la violence, le déni de la démocratie, le chantage, aux exigences du gouvernement grec [… c’est en réponse] à la stratégie suivie par le gouvernement après les élections — une stratégie reposant d’une certaine façon sur un « comme si » : « Faisons comme si l’Europe était démocratique ; faisons comme si une véritable négociation pouvait avoir lieu ; faisons comme si les revendications d’un gouvernement élu pouvaient être entendues ; faisons comme si l’Europe pouvait prendre en compte la crise humanitaire qui ravage la société grecque ; faisons comme si l’Europe pouvait entendre la voix de la raison »”.
Des dilemmes toujours d’actualité
Le 10 septembre 2019, Zoé Konstantopoulou a écrit une lettre ouverte à Costa-Gravas pour lui faire connaître son point de vue : “Les créanciers se sont comportés de manière criminelle, impitoyable, qui rappelle un coup d’État. C’est un fait. Malheureusement, le gouvernement grec et ceux qui avaient la responsabilité des négociations (avec les créanciers) leur ont facilité la tâche. Ils ne s’étaient pas préparés, leur travail était brouillon et superficiel. Et si certaines personnes pensent qu’elles ont capitulé parce qu’elles n’étaient pas préparées, ma conviction, basée sur les faits que j’ai vécus, est qu’elles ont choisi de ne pas se préparer car elles avaient accepté de capituler.[…]
Dans le cadre des négociations de 2015, le gouvernement Tsipras, contrairement à ses engagements, n’a jamais soulevé la question de l’annulation de la dette, n’a pas non plus remis en question son remboursement, mais au contraire l’a accepté avec l’accord du 20 février signé par M. Varoufakis avant que ne commencent les travaux du Parlement.[…]
D’après le scénario de M. Varoufakis et de M. Tsipras, il n’aurait pas pu en être autrement pour la Grèce.
Moi je sais qu’il aurait pu et qu’il peut en être autrement”.
Éric Toussant a fait depuis un travail de réflexion très approfondi à partir du livre de Varoufakis sur les intentions que ce dernier présente et sur les événements peu connus qu’il révèle : https://www.cadtm.org/Les-propositions-de-Varoufakis-qui-menaient-a-l-echec
Il s’agit d’une contribution extrêmement utile pour se poser la question : comment mener une politique antilibérale dans le cadre d’un changement de gouvernement ? L’expérience de la Grèce apporte un enseignement qui aidera à dépasser les difficultés qui ne manqueront pas à ce moment-là.
Michel Bonnard, 12-12-2019