Les deux philosophes Jacques Rancière et Axel Honneth, après échange d’idées et de textes, se sont rencontrés à Francfort-sur-le-Main en 2009 à l’Institut de Recherche sociale. Les éditions de la Sorbonne ont publié leur dialogue, enrichi de textes des deux penseurs.
Chaque penseur, comme le dit la très précise et substantielle présentation, “a reconstruit la position théorique de son interlocuteur à partir de la théorie centrale de son ouvrage majeur : La Lutte pour la Reconnaissance pour Axel Honneth et La Mésentente pour Jacques Rancière”.
Le livre est composé d’une introduction écrite par les universitaires qui ont mené à bien ce projet.
Puis d’une première partie : une rencontre critique où les deux philosophes rendent compte de la pensée de l’autre autour de points cruciaux, suivie du dialogue proprement dit, en personne.
Puis d’une deuxième partie qui approfondit la pensée de chacun : La méthode de l’égalité : poétique et politique par Jacques Rancière, et Existe-t-il un intérêt à l’émancipation ? Essai de réponse à l’une des questions les plus fondamentales de la théorie critique par Axel Honneth.
De la place de l’émancipation
Nous recommandons l’introduction aux lecteurs et lectrices qui connaissent peu le parcours et la pensée des deux philosophes car elle est claire, précise, argumentée et témoigne de la masse de travail entrepris sur l’œuvre de ces penseurs qu’elle situe dans le prolongement du mouvement de la Théorie Critique. On peut objecter que la richesse même du préambule et sa longueur (le tiers du livre) écrasent un peu l’intervention de ceux qu’il présente.
Nous avons renoncé à détailler Existe-t-il un intérêt à l’émancipation ?, vu l’obscurité du propos – sans doute accentué par le double passage de l’allemand à l’anglais et de l’anglais au français – le titre augurant déjà du parti-pris d’Honneth : poser la question de “l’intérêt” de l’émancipation prouve qu’il n’en est pas, comme Jacques Rancière et nous-mêmes, un adepte résolu, le lien entre le terme d’intérêt dans l’intitulé au sens intellectuel ou économique avec celui de l’émancipation, paraissant d’emblée choquant.
Ce qui nous amène au cœur du débat : les ressemblances et les différences entre ces deux pensées et donc de ces deux engagements.
Le titre du dialogue, inspiré de celui des œuvres de chacun, en rend déjà compte, permettant un jeu de mots sur l’accord mutuel qui fait qu’on reconnaît la pensée de l’autre comme plus ou moins sienne, ou sur le désaccord que signifie mésentente.
Reconnaissance versus égalité
Tout se joue en fait sur une notion qui peut être source de rapprochement ou de divergence : la reconnaissance, axe de la pensée de Honneth, le besoin que l’individu a de se faire reconnaître à titre privé ou public ; a-t-elle à voir avec l’égalité au centre de la recherche et du combat de Rancière ?
Celui-ci, avec sa courtoisie habituelle, évoquant le travail de son interlocuteur, lui tend une perche mais introduit une distinction fondamentale : “Le concept de lutte pour la reconnaissance propose un modèle dynamique de la construction des identités. Comme Axel Honneth l’indique la lutte elle-même crée de nouvelles capacités et ces capacités doivent être reconnues. Ainsi il y a un processus d’intégration progressive. En un sens ce qui est important n’est pas l’identité mais l’enrichissement et l’élargissement de l’identité : l’adjonction de nouvelles capacités, de nouvelles compétences. […] [Elles] ne sont pas reconnues, et cela initie de nouvelles luttes, c’est en soi un principe de mouvement. La question qui émerge ici est celle de savoir quel est exactement le telos [la fin] de ce mouvement. Selon Honneth le processus doit être guidé par un telos qui est un telos de l’intégrité […]”. C’est à la suite de l’interrogation sur le sens de ce terme que la faille apparaît, qui contient toutes les autres.
Selon Honneth cette quête de reconnaissance naît d’un sentiment d’injustice. Il prête à Rancière la même interprétation, ce dont celui-ci se défend, parlant non d’injustice mais d’inégalité, ce qui est substituer à une notion éthique une notion – et une revendication – politique. Même tentative – et pour les mêmes raisons – à propos de la souffrance évoquée par Honneth : celle éprouvée par qui est en mal de reconnaissance et subit l’injustice. Malgré les pressions de celui-ci rejetées par Rancière poliment et fermement, pour ce dernier ce n’est pas la souffrance qui motive, met en mouvement celui ou celle qui combat l’inégalité mais le désir politique d’égalité.
L’égalité, cœur d’une subversion toujours à construire
Car insister sur la souffrance pour l’auteur du Maître Ignorant et de La Nuit des Prolétaires c’est déjà désarmer – par leur déterminisme social, les analyses implacables de Pierre Bourdieu – décourager toute lutte, toute révolte. Je me souviens – lors d’un de nos échanges sur le sociologue et d’autres s’étant intéressés au parcours des transclasses – de la remarque de Jacques Rancière, roborative : “Je suis sensible à la situation des transclasses mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’où l’on part, mais où l’on parvient”.
Je ne garantis pas la littéralité de la phrase, mais c’était ce qu’il voulait dire et qui rejoint notre propos.
C’est là le hiatus essentiel entre les deux positions : Honneth ne promeut pas l’égalité parce qu’il n’y croit pas – ce que finit par dire Rancière – allant même dans le dernier texte sur l’“intérêt” de l’émancipation à la confondre avec l’égalitarisme – notion très différente et qui résonne péjorativement comme une outrance… un excès d’égalité ou de son ambition qui présuppose l’égalité déjà faite. Or, si selon l’auteur du Maître Ignorant celle-ci préexiste bien dans l’égalité des intelligences, les conséquences qui devraient s’en tirer, être mises en application dans la société à travers la distribution des places et le “partage du sensible” montrent bien qu’elle n’a aucune existence officielle, admise. Que là se trouve le cœur d’une subversion toujours à construire, d’une révolution qui, comme Rancière le développe obstinément, n’a rien à voir avec “le moteur de l’histoire” qui s’appuierait sur la certitude des grands moments d’insurrection à venir, il s’agit d’une lutte incessante, quotidienne, partout et toujours contre le consensus. Voilà la vraie dynamique à instaurer et fortifier. Ce que font ses articles, ses œuvres et ses engagements dans les combats du siècle.
Quête d’identité et subjectivation
Cette distinction fondamentale – qui est en fait un désaccord politique – rejoint celle entre la quête d’identité prônée par Honneth et la subjectivation politique visée par Rancière qui est une désidentification : “[mettre en cause] le modèle de l’identité et [proposer] un concept du sujet qui mette en question le mal causé par toutes les formes d’inclusion en termes d’identité. C’est pourquoi au lieu d’un progrès vers une forme enrichie d’intégrité je propose le modèle d’un sujet qui s’autoconstruit dans un processus de « subjectivation » et je pense avant tout la subjectivation comme une « désidentification ». […] dans une déclaration politique, dans l’action politique, lorsqu’un sujet politique dit « nous les ouvriers, nous sommes (ou voulons ou disons) aucun des termes ne définit une identité […] Le nous est un acte d’énonciation qui crée le sujet qu’il nomme. En particulier l’appellation « les ouvriers » ne désigne pas une identité collective préexistante. C’est un opérateur qui accomplit l’inauguration de quelque chose. Les véritables ouvriers qui construisent ce sujet le font en se détachant de leur identité donnée dans le système existant des positions. […] Ceux qui font ces énoncés ne protestent pas seulement contre le déni de capacité. Ils mettent en œuvre la capacité déniée. Encore une fois ils agissent comme les artistes qui font exister dans une nouvelle configuration ce qui n’existe pas dans la configuration présente. Le point central est qu’ils ne la mettent pas en œuvre comme la capacité possédée par le « groupe » des ouvriers mais comme la capacité possédée par ceux auxquels on dénie toute capacité en général. Ainsi ils affirment la capacité commune, la capacité universelle en tant que capacité de ceux auxquels elle est déniée en général, ou capacité de n’importe qui”. Axel Honneth ne semble pas vraiment admettre ce nous performatif qui crée la nouvelle configuration et il développe un commentaire sur un “on” – entre le je et le collectif – qui paraît fausser la perspective de Rancière.
Le fossé qui sépare leurs pensées est sans doute parent de celui qui distingue les réformateurs (même sincères !) des révolutionnaires que nous voulons rester.
Dans la lignée des penseurs de la Théorie Critique, prenant de la distance par rapport au primat marxiste du poids de la structure socio-économique, les deux philosophes restaurent celui de l’individu dans sa totalité.
Les corps et les nouvelles formes d’agir
Autour de la notion centrale du “partage du sensible”, Rancière, s’éloignant du terrain sociologique et entreprenant une étude précise et frémissante de l’esthétique depuis le XIXe siècle, fait entrer le corps – celui du travail comme celui des sensations et des affects – dans cette révolution politique. Ce que figure admirablement son écriture, à la fois poétique et combative et dont il décrit les ressorts dans la deuxième partie : La méthode de l’Égalité : poétique et politique. Écriture non- philosophique, et qui ne s’affirme “ni comme histoire, ni comme science, ni comme littérature”.
Cette fusion singulière entre l’intellect et le sensible est une des forces de l’œuvre, impressionnante dans les deux sens du terme. Pour le plus littéral, laissant des marques pérennes chez ses lecteur·trices, transformant leur perception du monde, et les mettant en route pour le changer.
Ce qu’ont perçu les deux commentateurs Katia Genel et Jean-Philippe Deranty : “Ces nouvelles formes d’agir, de sentir et d’être ont un enjeu politique direct […] puisqu’elles présentent autant de possibilités de contestation des formes de l’expérience dans lesquelles se concrétise la domination bourgeoise. Les corps anarchiques des clowns, le corps passif de Julien Sorel, le corps automate de Charles Chaplin se dotent d’une charge révolutionnaire par l’explosion qu’ils impliquent des cadres institués d’expérience du sensible 1[…] Les nombreux corps qui peuplent ses écrits esthétiques échappent aux partages du sensible institués, c’est là leur charge de rébellion. Ils incarnent littéralement […] dans leur activité mais aussi, le cas échéant, dans leur passivité-même le principe an-archique qui selon Rancière est la définition-même de la politique, à savoir la mise à jour du caractère arbitraire et oppressif de la répartition gestionnaire, « policière » des corps, des objets et des activités. Et ces modalités corporelles révèlent par la même occasion des modes alternatifs, créatifs et égalitaires, d’habiter le monde, cette fois conçu comme un monde commun”.
Marie-Claire Calmus
- Reconnaissance ou mésentente ? Un dialogue critique entre Jacques Rancière et Axel Honneth, Sous la direction de Katia Genel et de Jean-Philippe Deranty, Éditions de la Sorbonne, collection Philosophies Pratiques, janvier 2020, 152 p., 18 €.
- À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr).
- Voir l’ouvrage de Jacques Rancière, Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011. ↩︎