Émancipation


tendance intersyndicale

Résister à l’école du numérique

Ce livre, Critiques de l’école numérique, on l’attendait ! Il vient de paraître aux éditions l’Échappée, collection Frankenstein. Collection constituée d’ouvrages collectifs dont l’objectif est de “retisser des liens avec une tradition ouvrière et rurale de résistance à la modernisation capitaliste et participer à la refondation d’une critique radicale de l’idéologie du progrès et discours prônant la croissance, le productivisme et le développement industriel et technologique”.

Vingt et une contributions, en plus d’un appareil de notes et annexes particulièrement précises, les travaux ont été coordonnés par Cédric Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige. 

Ce sont  419 pages qui nous font entrer au sein de cette vaste entreprise que constitue la numérisation de nos vies dès la petite enfance, puis à l’école et à l’Université.

Le lobbying des GAFAM

Au delà des constats : la toxicomanie digitale généralisée (nous touchons en moyenne notre portable 2167 fois par jour !) qui génère dès la petite enfance un triple effet : perturbations de l’attachement, de l’attention et incontestable addiction aux jeux en ligne où gagner c’est tuer !

L’article de Christophe Cailleaux (prof histoire-géo, militant FSU) intitulé : “La Edtech à l’assaut de l’éducation” est magistral et très étayé.  

En effet, celui ci démontre comment le discours dominant est omniprésent : “il y aura les gagnants de la mondialisation et les autres, cela passe par une révolution du monstre bureaucratique qu’est l’Éducation nationale, machine à émasculer les innovateurs […] l’EN doit devenir une plate forme pour aider les EdTech à se développer […]”, propos tenus ici par Laurent Alexandre, médecin chroniqueur à L’Express lors des journées “Innogénénérations” organisées en 2017 par la Banque publique d’investissement. 

Ce discours est directement associé au lobbying toujours plus efficace des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et autres start-up françaises qui seraient par essence “éthiques et responsables”, il tend à imposer une idéologie “ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien” servant des profits  privés : équipements, évaluations,  formations se réclamant de la “pédagogie personnalisée” nécessairement adossée au numérique, captant ainsi l’argent public.

Il s’agit pour les dominants à la manœuvre de faire accepter la précarité généralisée, de s’y adapter via “l’interactivité” rendue possible par le numérique en soustrayant des moyens à l’Éducation nationale qui va sous traiter au privé des “services” où l’enseignant·e sera tout simplement en compétition avec la machine, il /elle en deviendrait l’interface, une “obsolescence programmée” du prof !  

L’urgence à agir

Florent Gouget, l’un des initiateurs de l’Appel de Beauchastel contre l’école numérique en 2010, a fondé l’école privée Les collines bleues à Saint-Alban-les-Eaux. Dans sa contribution, il analyse comment le fichier Base-élève, devenu Onde (Outil Numérique Direction École) s’est imposé partout et s’inscrit dans un vaste processus de légitimation de l’entrée massive du numérique à l’école qui serait l’outil de “réduction des inégalités” et de progrès de la transmission et de la pédagogie.

Or, selon le rapport 2015 de l’OCDE, la présence de plus en plus massive des TICE, ne fonctionne pas du tout dans ce sens, au contraire. Les résultats sont en baisse, et les inégalités croissantes. Il parle de l’urgence d’agir, une “action directe” : comme si nous étions déjà libres, débarrassé·es des institutions oppressives, apprenant à penser donc à pouvoir, et à associer les sens et la raison…  

Le numérique, portant “l’obsolescence de la relation” travaille contre le travail enseignant, la relation étant au coeur de tout.

Mais que se passe-t-il ailleurs ? 

En Belgique par exemple. Bernard Legros nous décrit les mêmes logiques avec une commission européenne inféodée aux lobbies patronaux, mais il insiste sur le “que faire ?”.

Quelles résistances individuelles, collectives alors que cette question est une pomme de discorde, souvent générationnelle, qu’il nous manque argumentaire efficace et Collectifs agissant face notamment à l’OCDE qui brandit l’urgence, la nécessité, le pilotage stratégique pour promouvoir le tout numérique, dans un contexte de marchandisation de l’éducation. L’auteur appelle à désobéir face à cette technologie utilisée pour discipliner, contrôler, disqualifier et déplacer une “main d’oeuvre” considérée comme une marchandise. L’hypnose exercée par le numérique pour aller vers une université dématérialisée, une cyber éducation est une impasse car distraire n’est pas apprendre, apprendre renvoie au savoir critique. D’aucuns avancent  comme inéluctable “l’humanisme numérique”, après l’humanisme bourgeois et démocratique, pour Bernard Legros, auteur de “l’appel pour une école démocratique”, il est urgent, nécessaire de contester le discours sur la neutralité des techniques, de refuser l’injonction numérique qui impose un tempo, celui du marché, du consumérisme, de la capture de l’avenir et des utopies et travailler à penser l’Université !

Pour Nicholas Carr, penseur critique majeur du numérique aux États Unis, il s’agit également d’une question de santé publique avec des niveaux d’attention, de mémorisation d’élaboration des étudiants en baisse. Le numérique présenté par des “croyants” comme la quatrième révolution industrielle occulte les dégâts sur “nos paysages intérieurs et extérieurs”. Parler d’humanité numérique est un contre sens car il s’agit d’une expertise technique qui constitue en soi un geste politique pour neutraliser la critique des pouvoirs dominants. Or l’humanité c’est précisément la pensée critique et la contestation de l’autorité.

S’appuyer sur des éléments précis

Les autres contributions sont toutes aussi intéressantes et les annexes permettent  de se remettre en tête ce qui est à l’œuvre : 1986, début de l’informatique à l’école, vers 2010 émergence de contre pouvoir hélas insuffisants (CNRBE, appel de Beauchastel, Écran total…) pendant que fichage, évaluations par compétences et autre LSU, très dépendants du numérique, s’installaient dans chaque salle de classe, pendant que les enseignant·es, dans leur grand majorité, se soumettaient, piétinant ainsi les questions éthiques liées à notre métier. 

En 2016, la loi “travail” instaure dans la continuité le compte personnel d’activité avec ses quatre grandes compétences à tiroirs, disqualifiant ce que devrait être l’évaluation en même temps que l’évaluateur !  

S’insubordonner, cet ouvrage donne des éléments précis pour le faire car nous le savons toutes et tous : l’éducation ne pourra, ne devra pas être l’exécution de procédures numérisées visant à se comporter conformément, mais bien un échange entre des êtres humains visant les transmissions de connaissances, les questionnements, les recherches, la pensée critique.

Le lire, le faire lire pour avoir la force d’être davantage résistant·es !  

E. Lefevre

Critiques de l’école numérique, coordonné par Cédric Biagini, Christophe Cailleaux, François Jarrige, éditions L’échappée, octobre 2019, 448 p., 25 €.

À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12e, 01 44 68 04 18, didier.mainchin@gmail.com)