Émancipation


tendance intersyndicale

“Mes personnages sont amenés à faire des choix radicaux ou immoraux”

François Braud s’est entretenu avec Pascale Dietrich, romancière, novelliste et scénariste. Son roman, Les mafieuses, a reçu le prix du Roman Noir français du Festival du film policier de Beaune et le prix des lecteurs quai du polar mention “Polar derrière les murs”. En parallèle, elle est sociologue à l’INED (Institut national d’études démographiques), spécialiste des questions de logement et de pauvreté.

L’émancipation : Bonjour Pascale, Vous semblez vous faire une place dans la grande famille du noir, une place à part, bien à vous. Dans Télérama, vous déclarez : “Lorsque j’ai commencé à écrire de la fiction, j’ai fait le choix du noir pour l’enjeu dramatique, sans jamais y mettre un seul policier, mais en misant sur l’humour”. Pourquoi ce choix du noir, ce refus de l’institution policière et la revendication du volet humoristique ?

Pascale Dietrich : Je me suis orientée vers le noir car ça permet d’explorer la face sombre de la société et de mettre en scène des personnages au caractère trouble, travaillés par les ambivalences. Ce sont souvent des gens ordinaires qui cheminent pour résoudre un problème et expérimentent en espérant trouver des solutions. Du coup, les policiers ont peu d’importance. Je préfère qu’on rentre dans la tête des personnages et qu’on comprenne leur logique.

Par ailleurs, l’humour est central pour moi car c’est une façon de décaler le regard et de prendre du recul avec les choses. C’est peut-être la chose qui nécessite le plus de travail dans mon écriture.

L’émancipation : Vos personnages sont souvent des femmes entreprenantes (Les Mafieuses), malheureuses (Vend Peugeot 306 dans Le Congélateur) indécises (Une île bien tranquille) ou inquiètes (Faut pas rêver) mais quels que soient leurs sentiments, elles ont en commun de faire face et de prendre en main leur destin, à leur façon, voire d’être “joueuses” (Le Homard). Vous sentez-vous avoir une responsabilité genrée ? Êtes-vous une féministe subtile (4ème de couverture de Les Mafieuses)… parce que “tous les mecs sont un peu connards” (Une île bien tranquille) ?

P. D. : On me demande souvent si j’écris des polars féministes parce qu’il y a encore peu de personnages féminins dans le roman noir, même si ça évolue. Je suis poussée à mettre en scène des femmes car mon point de vue est celui d’une femme. En outre, les mettre au premier plan permet de montrer une réalité peu visible dans les polars. Par exemple, le rôle des femmes dans la mafia – qui est crucial – est très peu exploré dans les fictions sur le sujet. Or, parler de ces femmes dans ce monde si particulier est une façon d’aborder les obstacles qu’elles rencontrent dans la société de façon plus générale : dans l’espace domestique comme dans le monde du travail. Il y a donc du féminisme dans mes polars même si, au départ, la démarche militante n’est pas première. Et puis, j’aime bien m’amuser du regard que portent les femmes sur les hommes : ces moqueries sont de petites revanches.

L’émancipation : Ils, vos personnages, donc elles, la plupart du temps, sont souvent confronté.es à la réalité et à sa rudesse pour tenter d’en sortir le plus souvent par un choix, mauvais ou pas mais il est assumé. Est-ce un choix fictionnel ou un constat social ? Affirmez-vous ou infirmez-vous que, à l’instar de Léo Ferré, “ce qui est gênant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres”.

P. D. : On se demande tous à un moment donné : qu’est-ce qu’il est juste de faire ? Face à des situations intenables, mes personnages sont amenés à faire des choix radicaux ou immoraux. Mais, dans leur logique, c’est ce qu’il y a de mieux à faire (d’ailleurs, souvent, la morale des autres n’est guère meilleure). Souvent, ils mettent en place des arrangements qui leur permettent de continuer à se regarder dans la glace. On fait tous de petites compromissions au jour le jour. Dans Les Mafieuses, la mère s’achète une conscience après les crimes de son mari en faisant des dons à des associations humanitaires. J’ai eu cette idée quand, du temps où je prenais encore l’avion, je me rachetais en redoublant d’efforts pour le tri sélectif pour compenser l’impact écologique. Il faut décortiquer les petits arrangements que l’on met en place (et que la société nous incite à faire) pour persévérer dans un système néfaste. Cette réflexivité me semble essentielle aujourd’hui.

L’émancipation : Elles, n’hésitent pas à employer grands et illégaux moyens, des armes souvent à leur mesure, pour s’imposer dans un monde qui ne veut pas d’elles. Et vous préférez en rire. Est-ce une façon qu’elles ont de se venger du monde bâti par et pour les hommes ?

P. D. : J’aime bien que l’histoire démarre dans un monde ordinaire et que ça bascule progressivement dans le noir, avec du sang et des armes ! Ces transgressions qui mènent à la violence sont des refus, des manières de s’opposer à un carcan qui enferme. Au-delà de la vengeance, il s’agit de retrouver du sens et d’inventer d’autres valeurs.

Tout l’enjeu pour les femmes est à mon sens de ne pas chercher à se fondre dans le monde actuel, dont les normes ont en effet été bâties par des hommes. Quel intérêt de chercher l’égalité dans un mauvais système ? Il vaut mieux changer le système et, de ce point de vue, les hommes ont aussi à y gagner.

L’émancipation : Le rêve (Faut pas rêver) est-il l’ultime refuge de la liberté ou un espace contraint par nécessité ?

P. D. : Dans les rêves, tout est possible, mais en même temps, la réalité vécue par le rêveur conditionne ce qu’il vit dans son sommeil (on ne rêve pas de la même chose selon qu’on est un homme ou une femme, selon sa situation sociale, selon ce qu’on a vécu…). C’est en cela qu’on peut s’appuyer sur les rêves pour comprendre la réalité.

Dans Faut pas rêver, les personnages comprennent que la réponse à leurs questions est dans le sommeil de Carlos, qui fait de la somniloquie (maladie qui consiste à parler la nuit). Jeanne et Louise vont donc mener l’enquête sur le terrain en s’appuyant sur ses rêves. Je cherche souvent à créer des enquêtes s’appuyant sur des indices inhabituels. Les rêves nous apprennent des choses sur nous-mêmes et le monde qui nous entoure.

L’émancipation : Pensez-vous qu’il faille s’arranger avec la réalité ou tenter de la changer ? Faut-il rêver ou pas ?

P. D. : Bien sûr, il faut rêver ! Il faut tenter d’explorer des chemins de traverses, d’autres façons de faire. Et c’est ce que permet la fiction !

L’émancipation : Préférez-vous passer par le crible de la fiction ou la cible de la friction ? Auteure ou sociologue en quelque sorte ?

P. D. : Pour moi, la fiction et l’imagination priment toujours sur le cadre rigide de la réalité. C’est l’histoire et les personnages inventés qui comptent et le monde créé autour d’eux. Une fois que cela est posé, je travaille les problématiques sociales que cela soulève, ce qui m’aide à donner du fond. Mon travail de chercheuse en sociologie est alors très utile.

L’émancipation : Le choix de la nouvelle, voire de la novella (In8) ou du court roman (Liana Levi), est-ce un choix ou parce que l’essentiel tient en peu, en fait ?

P. D. : J’ai commencé par la nouvelle car le court me convient bien. J’ai une écriture resserrée et j’ai tendance à couper tout ce qui ne me semble pas essentiel. Et puis la nouvelle permet d’exploiter des idées dont on ne pourrait pas faire un roman. Par exemple, j’ai écrit une nouvelle sur les nouveau-nés qui s’appellent Jean-Pierre. Je me suis bien amusée, mais ça n’aurait pas fait un roman ! Je préfère la littérature “à l’os” plutôt que les textes bavards, ce qui explique que mes romans dépassent rarement les 250 pages.

L’émancipation : Même si le futur est plutôt décevant : sur quel projet romanesque travaillez-vous ? Avez-vous pensé à un personnage récurrent ou ils ressortent trop rincés pour en redemander ? Quel prix littéraire vous ferait le plus plaisir et pourquoi ?

P. D. : Je suis en train de finir un roman mais je préfère ne pas dévoiler la thématique avant qu’il ne soit terminé. Je peux juste dire une chose : il y aura un passage par la ville de Vierzon. Ça fait déjà rêver, non ?

Concernant le personnage récurrent, en général, quand j’ai terminé un roman, je me réjouis d’explorer un nouvel univers, ce qui implique de changer de protagoniste. Mais peut-être que je finirai par avoir le coup de foudre pour l’un d’eux et que je ne voudrai plus le quitter.

Enfin, tous les prix littéraires me vont ! Un prix, c’est la reconnaissance d’un travail dans lequel on investit une grande partie de sa vie. En ce qui me concerne, je doute toujours, alors j’accueille toutes les formes de reconnaissance.

L’émancipation : Quelle est la réponse à la question que vous auriez aimé que l’on vous pose ?

P. D. : Si vous m’aviez demandé le dernier film que j’ai regardé, je répondrais Fargo, des frères Cohen. Cela faisait longtemps que je voulais le voir et je n’ai pas été déçue : c’est un chef d’œuvre en termes de scénario, de dialogues et de personnages.

L’émancipation : Merci Pascale de nous avoir donné un peu de votre temps et l’envie de vous lire.

Entretien réalisé par François Braud

Bibliographie

* Le Logement intolérable, PUF (Le lien social), 312 pages, 2011, 25€.

* Le Homard, In8 (Polaroïd), 92 pages, 2013, 12€ ; (Jai Lu, 2021, 5€€).

* Le Congélateur, In8 (Polaroïd), 77 pages, 2014, 12€.€

* Une île bien tranquille, Liana Levi (piccolo), 173 pages, 2017, 8€50€.

* Les Mafieuses, Liana Levi, 201 pages, 2019 15€ ;€ (Jai Lu, 2020, 7€10).

* Faut pas rêver, Liana Levi, 201 pages, 2021 17€ ;€ (Jai Lu, 2023, 7€60).


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