Samedi 22 avril, sous une pluie battante, quoi de mieux que d’assister à une conférence d’Alessandro Pignocchi, surtout quand elle se tient dans le quartier libre des Lentillères à Dijon, un des quatre cauchemars classés “rouge” (si, si !) de Darmanin, qu’il aimerait dissiper à coup de bulldozers et de grenades. Le thème débattu est “Comment lutter pour et avec le vivant d’un point de vue naturaliste ?”.
L’État ennemi du vivant
Quand on écoute Alessandro Pignocchi parler, on se sent porté·es par la fluidité de son verbe. Philosophe, naturaliste, dessinateur (il aura contribué à populariser la mésange subversive !), il sait passionner son auditoire qui se prend à rêver d’un monde qui n’est pas le nôtre où le “non-humain” n’est plus une ressource objective qu’il faut soit exploiter soit protéger. Le propos est politique puisqu’il s’agit de prendre conscience que la “sociale démocratie” (ce sont ses termes) telle qu’on l’a connue depuis quelques dizaines d’années est moribonde, vouée à l’extinction comme les espèces qu’elle aura contribué à faire disparaître. La société française depuis le quinquennat de Nicolas Sarkozy ressemble de plus en plus au portrait de Dorian Gray. Sous un masque compassionnel (les Français·es ont besoin de… ils/elles ne veulent plus… il faut leur expliquer, etc.), le visage se corrompt, jusqu’à la pourriture actuelle, incarnée par un seul homme, honni de toutes et de tous. Finis les faux semblants, le pouvoir est policier, brutal et autoritaire. Le droit est bafoué et là où feu la social-démocratie faisait encore l’aumône de quelques concessions écologiques pour calmer les esprits, il ne subsiste plus aujourd’hui que des ruines fumantes (la plupart des pesticides interdits dans un passé récent, par exemple, sont réintroduits par l’action conjuguée du ministère de l’agriculture et de la FNSEA. C’est le cas, entre autres, des néonicotinoïdes plus connus sous l’appellation “tueurs d’abeilles”. Comme le dit Alessandro Pignocchi, la survie des tritons crêtés ou des crapauds accoucheurs n’est plus un argument suffisant pour empêcher la bétonisation d’hectares de terres vierges ou de friches. La figure du maire, ami des entrepreneurs du BTP comme Rebsamen à Dijon, est désormais la règle, sauf exceptions.
Sans lui donc
L’État, en matière d’écologie et plus largement de respect du vivant, ne fera rien, au contraire. On ne peut raisonnablement attendre de lui qui, au nom de l’économie et du rendement, pollue, empoisonne et rentabilise qu’il soit aussi celui qui comprenne la nécessité absolue de mettre un terme à ses agissements criminels. Pignocchi est assez impitoyable quand il décrit les “espaces protégés” au sein des grandes villes destinés à faire croire au/ à la citadin·e au bout de sa vie qu’iel renoue avec le monde animal, végétal et minéral quand il/elle désherbe le square René Dumont, gentiment mis à disposition par la mairie et inauguré en grande pompe. L’État n’est pas la solution, il est le problème car il ne respecte même pas ses propres lois en matière de respect du monde vivant. Le bourreau n’éprouve en général pas de compassion pour ses victimes, tout au plus les leurre-t-il sur la date de leur mort.
Si on veut être en harmonie avec le “non humain” et vivre avec lui dans un rapport non de domination mais de réciprocité, il faut se détacher de l’illusion d’une écologie institutionnelle et se déprendre de la tutelle de l’État.
Humains et non-humains, même combat
Et là, cela se complique car les efforts exigés par cette œuvre de désaliénation nécessitent une réforme complète de notre façon d’envisager l’existence humaine. Il n’est pas question de devenir du jour au lendemain animiste ou de vivre comme un indien Shuar en Amazonie mais de prendre conscience que l’être humain est un élément transitoire du vivant et qu’il ne peut continuer à se comporter comme s’il était le seul maître à bord.
La question est alors toujours la même et prend la forme d’un casse-tête. Que faire pour enrayer la machine à broyer le vivant, humain et non humain ?
Selon Pignocchi et Descola dans Éthnographies des Mondes à venir, la première urgence est de renouer de façon empathique avec le milieu dans lequel nous évoluons mais pas à la manière de cette catégorie de naturalistes qui classent et font des statistiques sans aller au-delà des données récoltées. Le naturalisme, tel que le pratique Alessandro Pignocchi, est une invitation à “subjectiviser” notre rapport au vivant. Nous ne cherchons ni à objectiver, ni à protéger ni à ressentir de la pitié pour ce que l’on baptise de façon technocratique “notre environnement”. Nous en faisons partie, à part égales avec le non humain, sans condescendance ou obséquiosité. Si je suis dans mon jardin, j’en prends soin autant qu’il prend soin de moi. Le ver luisant dira alors son contentement de vivre ici et brillera dans les hautes herbes non tondues.
Lucides
Naïf·ve ? Le contraire de la naïveté.
Vivre cette empathie, l’imposer est une lutte et on l’a vu récemment à Sainte-Soline, elle peut prendre un tournant dramatique si l’on n’anticipe pas la capacité de destruction de l’adversaire. Même après l’évacuation musclée de Notre-Dame-des-Landes en 2018, comment imaginer que la répression en 2023 pouvait être pire, au point d’envisager la mutilation ou la mort comme des dommages collatéraux, traités comme tels d’ailleurs par un pouvoir ivre de lui-même, soutenu par des médias complaisants.
Corps en lutte
Au terme de l’après-midi, les participant·es sont un peu sonné·es tant iels ont l’impression de ressembler à Atlas qui porte le monde sur ses épaules. Alessandro Pignocchi ne veut désespérer personne pourtant. Inutile, à titre personnel, de se fixer des objectifs impossibles à atteindre sauf à vouloir se faire mal. En revanche, tous les moyens sont bons pour occuper le terrain, le garder, le défendre, le faire connaître et l’aimer. Aux Lentillères comme ailleurs. Que la France entière devienne une ZAD, que les îlots de contestation forment un archipel, que la Terre continue de se soulever et qu’elle enjambe l’État !
L’écologie, le vivant sont aussi des combats et réclament du courage physique. En cette fin d’article, mes pensées vont à Serge, blessé gravement à Sainte-Soline ainsi qu’à ses compagnes et compagnons de lutte qui ne pourront jamais oublier ce samedi 25 mars dans les Deux-Sèvres.
Sophie Carrouge