Émancipation


tendance intersyndicale

Femmes et cinéma

C’est un pistolet dans votre poche, ou vous êtes juste content de me voir ?(Mae West)

En février, je me suis dit : tiens, je vais écrire sur le thème “femmes et cinéma”. Une question se pose alors… pour en dire quoi ?

Lieux communs ? Pas tant que cela

Que l’histoire du cinéma qui, officiellement démarre en 1895 avec les frères Lumière oublie les femmes, dès l’origine ? Qui se souvient aujourd’hui d’Alice Guy ?

Qu’une actrice au-delà de 50 ans a le choix entre le botox ou les rôles de femme méritante, en général ouvrière, de mère de famille accablée avec cernes et sexualité en berne ? Et sans maquillage bien sûr.

Que pour un Harvey Weinstein neutralisé, 1000 de ses cousins germains pullulent et continuent de sévir ?

Que de grands réalisateurs sont aussi de grands prédateurs ?

Qu’une femme, pour convaincre un producteur (-trice ? oui mais en minorité) devra déployer plus d’efforts pour faire financer son film que son homologue masculin ?

Mémoire sélective

Tout cela, chacun·e d’entre nous le sait plus ou moins et l’oublie quand il choisit un film. Aller au cinéma n’est pas un acte militant sauf pour un nombre réduit de spectatrices/spectateurs (en majorité de façon un peu caricaturale, celles et ceux qui fréquentent les salles Arts et Essais). On continuera longtemps de lire des articles sur la haine que nourrissait Hitchcock pour les oiseaux (qui n’a pas vu le cliché du “maître” avec un corbeau sur l’épaule) mais on prêtera une attention distraite aux révélations de Tippi Hedren dans sa biographie. Il faut souffrir pour avoir l’honneur de tourner avec “Hitch” (les critiques aiment le désigner ainsi comme un vieux copain de régiment) et, dans ce domaine, la blonde et diaphane Tippi, détestée du réalisateur qui lui préférait Grace Kelly, a de nombreux souvenirs cauchemardesques. De même, Shelley Duvall, interprète de Wendy Torrance dans Shining aurait préféré ne pas croiser la route de Stanley Kubrick. Il n’appréciait pas le jeu de l’actrice. “He’s killing me” hurle-elle quand son mari, incarné par Jack Nicholson, la poursuit, armé d’une hache. Exactement à l’image de Kubrick pendant le tournage.

Sur les dessous douteux de l’industrie du cinéma, de l’histoire du “7ème art”, on a dit l’essentiel et le dernier film de Damien Chazelle, sorti en janvier, Babylon, est une sorte d’épilogue bouffon et scatologique à l’histoire de l’âge d’or d’Hollywood.

Pour en dire quoi ?

Pour répondre à la question, “pour en dire quoi” posée au début, il convient peut-être de revenir sur une polémique récente, le départ spectaculaire d’Adèle Haenel de la cérémonie des Césars le 28 février 2020. La raison ? Roman Polanski vient de remporter le César du meilleur film (il a déjà obtenu le Lion d’Argent à la Mostra de Venise en septembre 2019) pour J’accuse, son film sur l’affaire Dreyfus. Sous le coup d’une nouvelle accusation pour viol, cette nomination apparaît comme une provocation pour nombre de féministes. Les rôles sont distribués lors d’un casting médiatique éclair. Adèle Haenel, passionaria pour certain·es, hystérique idiote pour d’autres, Jean Dujardin, Georges Picard dans le film de Polanski, défenseur comme son personnage, invente l’expression “ciné-vomi” pour désigner cette cérémonie de “l’infamie”, Polanski, dont on parle sans cesse, diable ou ange déchu, selon l’air du temps, quant à lui, est l’absent. Les ingrédients d’une belle pagaille sont réunis. Le mot “woke” est lâché comme l’insulte suprême lancée à la cantonade par une meute de loups pelés, aux babines retroussées sur des crocs jaunis. En France, toucher à une icône ne se fait pas et sur le sujet, les critiques littéraires qui, par exemple, émettent des réserves sur le Céline de Bagatelles pour un Massacre, en savent un bout.

Le talent, le génie, la grâce du geste créateur valent absolution et voilà l’artiste figé à tout jamais dans le marbre de son mausolée. Il devient sa propre épitaphe.

De l’air !

Mae West, sex-symbol année 1930

Ce qu’a permis Adèle Haenel est finalement de redonner vie à un réalisateur embaumé par la critique. Polanski est la somme de plusieurs vies, celle de l’enfant du ghetto de Cracovie, celle du mari de Sharon Tate, enceinte de huit mois, éventrée par Charles Manson et sa bande d’illuminé·es, celle de l’amateur de très jeunes filles (il a plaidé coupable pour le viol de Samantha Gailey/ Geimer 13 ans à l’époque des faits, en 1977. D’autres accusations ont suivi, prescrites pour la plupart d’entre elles (la dernière en 2019), celle du réprouvé exilé et traqué par une justice américaine impitoyable. Être un salaud de génie dans un monde artistique où le manichéisme est la règle, est impensable.

Croire, en outre, qu’Adèle Haenel, comédienne, ne sait pas que Polanski est un grand réalisateur et que Rosemary’s Baby, Le Locataire ou Ghost Writer sont des films puissants qui appartiennent pleinement au patrimoine cinématographique est lui faire injure. Elle le sait bien sûr et il n’est pas question de cela dans sa décision de quitter une cérémonie bling-bling et ringarde. Il est question, en revanche, de mettre en cause l’académie des Césars, à bout de souffle, qui choisit de récompenser Polanski au moment où ce dernier doit répondre à une nouvelle accusation pour viol. Haenel, devant une assemblée médusée, habituée à la guimauve soporifique des remerciements, éveille et rappelle que le cinéma n’est pas qu’une boîte à endormir le public et que non, Polanski n’est pas Dreyfus, capitaine juif accusé à tort de trahison, traîné dans la boue antisémite. Le César du martyr n’existe pas, n’en déplaise aux critiques du Masque et la Plume, Michel Ciment en tête, roi de l’emphase, pour une fois mal inspiré, qui n’hésite pas à qualifier Polanski de “plus grand cinéaste au monde”. La périphrase superlative évoque la scène des comices agricoles dans Madame Bovary et ne fait guère avancer le débat. Les hommes se taillent la part du lion dans le cinéma et les lionnes ont souvent chassé pour eux, un point c’est tout. La savane a de beaux jours devant elle en dépit des coups de croc qui se multiplient.

Rappel

Le cinéma, faut-il toutefois s’en souvenir, a été fait par les femmes et par les hommes et ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans cette double filiation.

Que l’on s’offusque des propos d’Adèle Haenel en dit long sur l’amnésie qui est la nôtre.

Depuis la fin du XIXe siècle, les femmes n’ont cessé de jouer, de tourner, de parcourir le monde, d’écrire, de réaliser, de photographier, de cadrer, de monter et… de gueuler pour se faire entendre.

Mary Pickford tient la dragée haute à Hollywood. Actrice adulée, productrice reconnue et respectée dans un monde d’hommes, elle crée, en 1919, à parts égales avec Douglas Fairbanks et Charlie Chaplin, la United Artists pour échapper à l’emprise des grandes compagnies, la Paramount en tête. Elle fait des affaires avec des produits dérivés à son effigie !

De même, Mae West, la scandaleuse féministe des années 1930, reprend du service à 50 ans et devient meneuse de revue dans son fourreau lamé d’argent, entourée de boys dénudés, peu soucieuse du qu’en-dira-t-on. Elle n’a rien à dire ou à prouver à ceux qui n’ont jamais lu une ligne de son œuvre Diamond Lil, écrite en 1928 avant le code Hays qui régit la censure, convaincus qu’ils sont qu’elle est pour l’éternité la mascotte des aviateurs de la RAF qui a donné son nom à leurs gilets de sauvetage.

À un producteur de la Paramount qui lui demande combien elle veut gagner, elle répond, avec son accent traînant très travaillé, “un dollar de plus que vous”… Voilà qui est Mae West, une femme de tête, pas une potiche à gros seins.

Silence, elles tournent !

Ainsi, dans un article consacré aux femmes et au cinéma, il faut se garder de tout discours univoque. S’il est vrai que les femmes ont eu à mener et mènent des combats incessants pour se faire une place et exister, il est également vrai que le cinéma n’est pas masculin par essence. Il est en revanche patriarcal dès l’origine et ce, partout dans le monde. Que les femmes refusent, ici ou ailleurs, les violences verbales, physiques, les attouchements et les viols est une très bonne nouvelle, non ?

Plutôt que de s’en prendre à Adèle Haenel comme Lambert Wilson en mars 2020 qui dénonce le “politiquement correct” terroriste (est-il sérieux ? A-t-il l’impression que depuis 1895, les hommes sont victimes du “politiquement correct” dans l’industrie du cinéma ?), mieux vaut se réjouir de constater que ce qui bouge encore n’est pas tout à fait mort.

Roman Polanski n’est pas en danger dans son chalet à Gstaad en Suisse et son œuvre continue d’être célébrée dans les festivals du monde entier. Faire remarquer qu’après 7 accusations pour viol, il n’est pas une victime de la vindicte féministe n’a rien de scandaleux. Ne pas le récompenser avec une statuette hideuse est même lui rendre service. Lui décerner le César du meilleur film n’est pas plus respectable que de décorer de la Légion d’Honneur un militaire avec du sang sur les mains mais sa conscience pour lui.

Les femmes parlent et ce qui sort de leurs bouches, après des dizaines d’années de silence froisse des oreilles atteintes de surdité partielle ? Et alors ? Pendant qu’elles parlent, elles continuent de faire du cinéma car leur but n’est pas d’épurer, de s’improviser justicière d’un soir ou de lyncher mais de créer librement sans craindre d’être manipulées, humiliées, discriminées, agressées. Donner de la voix dans un milieu clos est un signe de bonne santé.

À part cela ? Et bien, à part cela…

Silence, elles tournent ! Et elles le font bien.

Sophie Carrouge


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