Que peut signifier le préfixe ob qu’on retrouve dans observer, obstacle, obnubiler ? Le Larousse ne nous renseigne guère ! Ob semble vouloir dire devant, qui dissimule – en une extension symbolique– parfois intégralement (cf. obnubiler= constituer un nuage mental qui cache l’horizon dans sa totalité).
Obscénité signifierait; qui occupe exclusivement le devant de la scène. Ce qui ne nous éclaire pas davantage, sinon sur le caractère exhibitionniste de certaines pratiques, de certains fantasmes sexuels, diffusés et entretenus par la technologie : vidéo, smartphone, réseaux sociaux, etc. en plus du cinéma, et qui relèvent du sens usuel, dominant du mot.
Mais il s’emploie aussi métaphoriquement, ce qui nous intéresse ici.
Dans le champ de la maladie
Le champ le plus proche de son sens originel, corporel, est la maladie. L’épidémie de Covid a accru son empiétement sur la vie quotidienne : sans aucune pudeur, comme une ouverture banale de conversation, où au cours de celle-ci, on ne craint plus de dire et demander. “Moi je l’ai eu deux fois, et toi ? Avec de la fièvre ? Es-tu vacciné·e ? Pfizzer ou Moderna ?” Alors qu’avant l’épidémie on n’osait parler de ses maladies qu’en les déguisant en “problèmes”.
L’obscénité est dans cette exhibition du plus intime du corps se substituant aux propos banals sur le temps qu’il fait, les vacances, les enfants, etc., etc. et impliquant, bien davantage que de l’intérêt pour l’autre, là qu’il soit contagieux et donc infréquentable. Quant à la légèreté de la mention de l’état personnel, elle dissimule mal la terreur qui ne nous a pas vraiment quitté·es de mourir de cette maladie encore incurable.
Liée à cette épée de Damoclès et à ce leurre d’adaptation au pire, s’est développée l’obscénité d’un individualisme accru… Dans les lieux et transports publics on n’adresse plus la parole à quiconque sinon pour l’agresser ; on s’absorbe dans la lecture de ses messages électroniques ou on s’oublie, parfois retranché·e derrière le masque, dans un monologue bruyant adressé à un correspondant invisible et là on patauge, on se vautre à l’aise dans les détails les plus mesquins ou sordides du quotidien sans un regard pour le voisin ou la voisine qui s’obstine à lire ou à rêver. Parfois, le comble, à écrire !
Des rapports marchands
Il est une obscénité majeure, liée au système marchand en pleine extension malgré les obstacles économiques – ceux générés par le néo-libéralisme, comme ceux provoqués par des conflits ou jeux d’influences des financiers internationaux. Quoi que nous fassions, où que nous soyons, il devient rare d’être autre chose qu’un·e client·e réel·le ou potentiel·le. S’accroît le gouffre entre riches et pauvres : en 2022, 42 000 enfants français·es, scolarisé·es ou pas, vivent dans la rue !
François Ruffin (1) a matérialisé caricaturalement ce gouffre en faisant tourner dans diverses manifestations politiques une immense roue de la Fortune devant laquelle défilent vrai·es précaires et milliardaires fictif·ves dont il invite la foule à comparer les salaires ou les gains dans un temps donné – c’est une démonstration sans appel dont la tonalité comique ne fait que renforcer l’autre : tragique, mortelle pour beaucoup.
Dans cette société, chacun·e est tellement crispé·e sur ce qu’il ou elle a ou rêve d’avoir qu’il est difficile de nouer des rapports désintéressés. Ceux que l’on a réussi à établir et qui perdurent nous semblent miraculeux. Aussi les cultivons-nous scrupuleusement comme des plantes rares.
Cela évoque la situation alarmante de l’Allemagne juste avant la montée du nazisme, telle que la décrit Walter Benjamin : dans Sens unique (2).
“Toutes les relations de proximité entre êtres humains sont affligées d’une clarté perçante, quasiment insoutenable, dans laquelle elles se montrent à peine à même de se maintenir.
L’argent se situant d’un côté au centre de tous les intérêts vitaux, et ce d’une façon dévastatrice, étant justement d’un autre côté de la barrière sur laquelle vient s’échouer presque toute relation humaine, la confiance inconditionnelle, le calme et la santé disparaissent donc de plus en plus dans le domaine de la nature comme dans celui de la morale”.
De la tromperie publicitaire
Symbole de l’obscénité inséparable du système marchand, la publicité : “l’indépendance d’esprit, « le regard libre » sont devenus des bobards, sinon l’expression naïve d’une plate incompétence. Le regard mercantile, aujourd’hui le plus réel, qui pénètre au cœur des choses, c’est la publicité. Elle annihile la marge de manœuvre que ménage l’examen, et nous jette les choses au front aussi dangereusement qu’une automobile, se rapprochant de façon inquiétante sur l’écran de cinéma, se précipite sur nous en vibrant […] la publicité véritable approche les choses à grands tours de manivelle et possède un rythme qui convient à un bon film. Ainsi l’objectivité est enfin congédiée, la sentimentalité de bon aloi recouvre sa liberté, à l’américaine, comme les gens que plus rien ne touche ni n’émeut qui réapprennent les larmes au cinéma. Mais pour l’homme de la rue, c’est l’argent qui rapproche les choses de lui”.
À propos de cet argent, un développement sarcastique sur la monnaie au chapitre Conseil Fiscal : “Le capitalisme dans son sacro-saint sérieux, ne se comporte nulle part ailleurs aussi naïvement que dans ces documents : ces petits innocents qui lutinent autour des chiffres, ces déesses qui tiennent les Tables de la Loi, et ce héros chenu qui devant les unités monétaires rengaine son épée dans le fourreau, c’est un monde à soi seul: architecture de façade des enfers”.
Plus générale cette réflexion quant à la crispation sur le sort personnel, nous coupant de toute perspective de révolte commune : “Plutôt que de délivrer l’existence personnelle de l’aveuglement général qui est sa toile de fond, au moins par une estimation souveraine de son impuissance et de sa paralysie, l’aveugle volonté de sauver le prestige de situation personnelle s’impose presque partout ; voilà pourquoi l’air est saturé de théories de la vie et de visions du monde, et pourquoi celles-ci semblent dans ce pays, si prétentieuses.[…] c’est justement pourquoi il est si saturé de faux-semblants, des mirages d’un avenir culturel qui adviendrait malgré tout pour prospérer du jour au lendemain; car chacun s’engage sur les illusions d’optique de son point de vue isolé”.
De la domination masculine
Au-devant de la scène, s’étale actuellement l’obscénité de rapports qui entre tous devraient être désintéressés et égalitaires : ceux de genre. Il se peut que les lamentables déballages actuels, tout pesants qu’ils soient pour toutes et tous, servent à freiner l’antique et cynique brutalité du comportement masculin.
Dans le privé : injures, menaces, coups, écrasement psychologique, et parfois meurtres. Et dans le public : harcèlement, plaisanteries grossières, insultes, commentaires à voix haute comme d’objets du physique, de l’âge, des tenues d’inconnues.
Souhaitons que ces changements, probables à long terme, cassant certains aspects, et certains poncifs du jeu de genres n’aient pas raison de la circulation du désir.
M. C. Calmus
(1) François Ruffin, député de la NUPES, cinéaste, militant de terrain et auteur de plusieurs livres.
(2) Sens Unique, Walter Benjamin, Petite Biblio Payot Classiques, 2021.