Émancipation


tendance intersyndicale

Campisme et contre-révolution

“Si vous n’aimez pas les peuples dignes,

Si vous n’aimez pas leur désir de liberté,

Si vous n’aimez pas leur vaillant combat émancipateur,

Alors camarades, allez -vous faire foutre !”

JL Godard aurait pu sur le mode ironique, reprendre le quatrain bien connu de Belmondo dans À bout de souffle pour stigmatiser la mise à distance ostentatoire de la gauche et, pour partie, de l’extrême-gauche, à l’égard du peuple ukrainien envahi par l’armée russe sur ordre de Poutine.

Consternation

Déni d’agression consternant : ni débats, ni engagement concernant cet événement majeur, qui en ce début de siècle change pourtant les paramètres politiques, et oblige à nous inscrire dans un tout autre esprit que celui de la guerre froide, qui a généré le Campisme mortifère Est-Ouest, toujours vivace.

Les “têtes d’affiches” des campagnes présidentielle et législative se sont tenues, à l’exception du candidat écologiste, aveugles et sourdes à l’invasion de l’Ukraine, toutes enfouies, telle celle de l’autruche, dans la glaise du terroir national, marquant ainsi leur apparente indifférence à un acte de guerre pourtant gravement transgressif au regard des lois internationales afférentes à la souveraineté des nations.

L’Europe de Maastricht, frileuse et conservatrice, dont le seul viatique significatif est la courbe de croissance de l’économie capitaliste, en sortira durablement ébranlée suite à l’effondrement attendu de l’économie allemande.

Dans ce contexte de déni de réalité, les organisations du mouvement ouvrier ont choisi de camper sur un espace ethno-centré, selon une stratégie résolument réformiste, avec pour principal souci la restauration des institutions bourgeoises. La manœuvre consiste à canaliser l’essentiel des luttes vers une “insurrection républicaine”, qui substituerait la dynamique de grève générale susceptible d’inverser les rapports de forces sociaux à l’horizon d’une Assemblée nationale de gauche et de “combat” supposée satisfaire les revendications portant sur les retraites, les salaires, l’emploi, le code du travail…

Ce nouveau climat de guerre imposé par Moscou aux peuples européens, à bien des égards terrifiant (éventualité d’un “accident” nucléaire ou d’un désastre écologique majeur) est pourtant à analyser : quelles alternatives de luttes capables de s’imposer face à un campisme résolument contre- révolutionnaire et mortifère.

Invasion de l’Ukraine

Les manœuvres militaires russes à grand spectacle, aux abords des frontières ukrainiennes qui ont précédé la déferlante “anti-nazie” sur le sol ukrainien ont permis d’atteindre les objectifs que le Kremlin s’était assigné. D’abord, obtenir, sinon le feu vert, mais a minima le feu orange de la Maison Blanche et par voie de conséquence celui de l’OTAN pour franchir en force les frontières ukrainiennes et ce, par effet de surprise, saisissant à froid le peuple ukrainien, son armée nationale, son pouvoir politique.

Ensuite prendre la mesure de la procrastination que fut celle de Washington, laissant le temps à Moscou de jauger, analyser, les réactions des puissances internationales et celles du peuple voisin “néo-nazi” ainsi stigmatisé. Biden affirmant par avance… et quel que soit le cas de figure du conflit potentiel, que les “forces des USA n’interviendraient pas”, lors d’un communiqué relayé par celui du commandement de l’OTAN, tout aussi rassurant, déclarant que ce conflit, s’il devait se produire, “n’entrerait pas dans les attributions et responsabilités de l’alliance”.

Quand il n’est pas admis de donner un cynique “feu vert” à une entreprise criminelle, il est, en termes de suggestions diplomatiques, toujours possible d’autoriser le “feu orange”, et de laisser le champ libre. Autre objectif en l’occurrence atteint par le Kremlin !

Passage à l’acte !

Les forces d’invasion de Poutine se sont engouffrées sur le sol ukrainien, profitant de l’interstice temporel accordé par les puissances occidentales placées sous l’autorité apparemment laxiste des USA.

“Feu orange” donc, pour de nouvelles aventures guerrières conduites par le Kremlin, toutes aussi violentes et transgressives au regard du droit international que des droits humains !

Connivence entre puissances dominantes

La crise du capitalisme mondialisé et l’exacerbation des tensions inter-impérialistes s’accompagnent d’inéluctables crises sociales, réactivant les confrontations de classes.

Des peuples entiers se soulèvent pour leur dignité, contre l’exploitation, l’oppression et les prédations qu’ils subissent au bénéfice d’une bourgeoisie cynique, gardienne surarmée du système hégémonique capitaliste.

La contestation radicalisée du printemps russe de 2011, celle plus virulente encore du Maïdan de 2013, puis celle du Bélarus de 2020, prolongées par l’insurrection Kazakh de janvier 2022, pourraient être les raisons majeures de la décision du Kremlin d’envahir l’Ukraine, encouragée par le “laisser faire” des puissances impérialistes, et au premier rang d’entre elles, l’impérialisme américain !

Ces soulèvements populaires sous-tendus par les revendications ouvrières et démocratiques ne sauraient être acceptés, non seulement par la bourgeoisie russe et son pouvoir oligarchique, mais également par toute autre puissance capitaliste.

La résistance populaire ukrainienne, aux regards de ces puissances, se doit de n’être pas en capacité de promouvoir des avant-gardes prolétarienne, populaire, intellectuelle susceptibles, dans la dynamique du combat émancipateur, de menacer les pouvoirs en place, ainsi que les fondements mêmes du système capitaliste.

Pour ces raisons, la guerre du Kremlin faite à l’Ukraine doit durer le temps nécessaire à l’épuisement du peuple envahi et de ses avant-gardes positionnées au premier rang du combat libérateur.

Dès lors, dans l’intérêt du Kremlin, mais aussi des puissances occidentales, le peuple ukrainien engagé dans la guerre depuis 2014 doit aller au bout de ses capacités de résistance.

Dans un ultime effort, il pourrait l’emporter sur son ennemi tutélaire, mais au point d’en être rendu exsangue, dépossédé de l’énergie nécessaire pour promouvoir l’élan de la révolution sociale contre ses propres exploiteurs.

Outre cette stratégie d’anéantissement des classes populaires insurgées, déjà opérée en Tchétchénie lors des guerres de 1994-1996 puis des années 2000, en Égypte, en Syrie à partir de 2011, au Soudan depuis 2018, les puissances impérialistes occidentales, et plus particulièrement les USA, observent avec intérêt, à l’occasion de cette nouvelle aventure guerrière conduite par le Kremlin, le contrecoup attendu et son prix à payer face à la résistance insoupçonnée et pugnace du peuple envahi qui pourrait entraîner l’enlisement et l’échec de la dynamique impérialiste russe.

L’hypothèse la plus plausible serait que l’impérialisme russe ait voulu une guerre qui se révèle être favorable aux attentes stratégiques de l’impérialisme américain.

Le premier dans la jouissance d’un espace supposé libre à l’appropriation de toujours plus de territoires et de prédations, le second dans la jouissance du constat des effets dévastateurs produits et attendus dans les rangs de l’armée qui s’est crue conquérante.

Ainsi à l’occasion de ce conflit, les USA reviennent en force dans l’hémisphère nord, subordonnent l’autorité de l’UE, précipitent le déclin de la Fédération de Russie. Ce Goliath russe, qui ne cesse de terroriser les peuples depuis la prise du pouvoir de Poutine en 1998, présente ses faiblesses qui ne peuvent que s’aggraver.

La première, la dégradation de son économie faute de ne pouvoir s’intégrer au marché mondial, facteur nécessaire à son essor impérialiste.

La seconde, les tensions sociales consécutives aux incessantes guerres, aux restrictions économiques drastiques en cours, et son corollaire, les pratiques totalitaires de répression, génératrices de frondes, de contestations et de rejets de l’autorité du pouvoir.

La troisième, enfin, son déficit démographique qui ne cesse de se creuser dans un contexte de théâtres de guerre démultipliés.

Ces trois facteurs sont déjà sources de délitement et de possible vassalisation de la Fédération de Russie à la Chine… si le peuple russe consent et s’y laisse conduire.

Le Campisme, une posture contre-révolutionnaire !

Née de la prise du pouvoir par Staline au début de la guerre froide que l’on pourrait situer après la mort de Lénine en 1923, cette vision du monde consiste à présenter jusqu’à nos jours les États-Unis d’Amérique comme le seul impérialisme exerçant son hégémonie sur tous les États de la planète.

Ce parti pris substitue à l’appel du Manifeste du parti communiste de 1848 de Karl Marx, “prolétaires de tous pays, unissez- vous !” celui, idéologique, de la géo-stratégie pourvoyeuse d’alliances sans principe entre États supposés participer à une lutte commune contre l’hégémonie tentaculaire américaine.

Dans les faits, l’adage “l’ennemi de mon ennemi est mon ami, l’ami de mon ennemi est mon ennemi !” est un pur sophisme. Il impose des alliances entre États bourgeois ou totalitaires, indépendamment des intérêts de classe des prolétaires et des peuples.

Sous la férule de Poutine, le pouvoir actuel du Kremlin est l’insigne héritier du stalinisme.

Le Campisme ou les contorsions de “l’idiot utile”

Le Campisme n’est pas une posture de circonstance, mais un positionnement structurant de la pérennité bureaucratique des organisations ouvrières, politiques et syndicales, en proie à la même phobie de la révolution sociale que celle des classes dominantes qu’elles prétendent combattre !

Inversement, la révolution sociale est opposée à tous pouvoirs établis, y compris ceux de l’actuel mouvement ouvrier, lequel est désormais atrophié, en perte de crédibilité, du fait de ses compromissions avec son ennemi de classe qu’exige son conservatisme d’appareil.

Que la fédération de Russie soit gouvernée par le régime totalitaire des oligarques capitalistes, que la Chine soit une puissance impérialiste à vocation de domination mondiale, ne sont pas des réalités à même de saper la rhétorique campiste, mais tout au contraire pourraient en assurer la pérennité et l’ampleur.

Moscou et Pékin disposent aujourd’hui de puissants moyens financiers et des dispositifs fiables et sophistiqués pour diffuser des propagandes sans scrupules, relayées par la pensée dominante des appareils campistes, déployés sur tous les spectres de l’éventail politique, et surtout au sein des organisations ouvrières, des prolétariats et des peuples.

Les différentes déclinaisons du Campisme

Outre le fait que se manifeste un Campisme abrupt et sans nuances, se développe également un néo-campisme “acceptable”, qui produit des analyses décalées et plus subtiles, lesquelles reconnaissent la présence de pôles impérialistes majeurs, mais les hiérarchisent au point de considérer que seul l’impérialisme américain demeure dominant, et donc prioritairement à combattre dans une optique géo-stratégique qui dénie les aspirations des peuples en lutte contre leur propre pouvoir d’État.

Le Campisme allié fidèle du Kremlin

Seules les organisations campistes délibérément pro-Kremlin, telles que la quasi-totalité des partis communistes staliniens, adhèrent à la thèse défensive de Moscou, qui argue d’une occupation de l’Ukraine rendue nécessaire pour faire front à la menace imminente que représenterait une Ukraine nazifiée, fer de lance de l’OTAN, prête à en découdre avec la fédération de Russie, “de toutes parts encerclée” de l’Océan Arctique à l’Océan Pacifique… d’où l’obligation d’une “opération militaire spéciale” pour desserrer l’étau imposé par L’OTAN, alliance armée sous tutelle américaine.

Parmi les affidés du Kremlin, l’organisation “Stop the war”, en Grande-Bretagne, dont le leader Jeremy Corbyn justifie l’invasion de l’Ukraine et s’oppose à son armement, condamne la menace que fait peser l’OTAN sur la fédération de Russie. Par ailleurs, Corbyn collabore avec Al-Mayadeen, chaîne du Hezbollah iranien, laquelle représente un relais efficace pour diffuser la propagande du Kremlin au Moyen-Orient.

La CGIL italienne (Confederazione generale italiana del lavoro) fait, quant à elle, porter également la responsabilité du conflit à l’OTAN, et s’oppose à tout armement du peuple ukrainien, exige l’intervention des troupes de l’ONU en vue d’un retour à la Paix et à la démocratie, prenant appui sur de similaires déclarations papales pour la Paix !

Les souverainistes gaullistes, socio-démocrates, mais aussi les droites et les extrêmes-droites imposent efficacement un Campisme tenace, aujourd’hui porté par les courants chevènementiste, mélenchoniste, lepéniste, que relaient Pierre Rimbert et Serge Halimi, vestales et piliers du Monde diplo, temple de l’idéologie campiste dans la sphère intellectuelle d’un lectorat bienséant majoritairement composé d’enseignant·es de gauche.

Les organisations “trotskistes” telles que le POI, POID, LO, persistent à bégayer pour, encore et toujours, réduire ce type de conflit à une confrontation géo-stratégique, inter-impérialiste, qui n’intéresse pas le monde du travail. Elles sont opposées à toute livraison d’armes au peuple ukrainien, militent pour la paix… dénoncent les marchands de canons, et appellent à “faire la guerre à la guerre” !. Que nos convois humanitaires livrent colis de petits cailloux… et de lance-pierres ! Comme jadis en 1980 quand nous livrions de vieilles Remington et des provisions de voyelles en soutien à Solidarnosc… sauf que les vieilles machines à écrire avaient une réelle utilité !

L’anti-impérialisme national ! Une nuance Campiste

Le “Campisme” pro-Moscou déploie des stratégies de dévoiement de l’engagement anti-impérialiste.

Les contre-feux qu’il met alors en œuvre sont, soit l’annonce d’une campagne contre l’OTAN et l’impérialisme (américain) soit, plus subtilement, une bizarrerie pseudo-marxiste qui consiste à développer l’idée qu’il faut d’abord s’opposer à son propre impérialisme.

Ainsi, quand il a été question de soutenir le peuple tchétchène en butte à la violence coloniale du Kremlin, sans coup férir l’argument d’une campagne contre l’OTAN s’imposait ! Et le soutien au peuple tchétchène passait aux oubliettes…

De même, quand il s’est agi de soutenir le peuple syrien contre le tyran Bachar-al Assad maintenu au pouvoir par les puissances russe et iranienne, l’argument asséné était que notre devoir militant prioritaire imposait de s’opposer à notre propre impérialisme !

Évidemment, il n’y eut pas de campagne réelle anti-OTAN, et moins encore d’évidentes campagnes anti-impérialistes nationales, mais ces arguments ont permis d’occulter les guerres du Kremlin en Tchétchénie, en Syrie.

Dans la plupart des syndicats (et même pour certain.nes camarades d’Émancipation), l’idée d’un non-soutien à la révolution syrienne s’est manifestée sur le thème “frappons sur la même tête de clou”, en l’occurrence celle de Hollande, chef de guerre impérialiste honni en Afrique occidentale, mais apparemment toléré dans le nord-est de la Syrie et de l’Irak où “notre armée” nous “protégeait” de Daech, sous la coupe d’un commandement américain en alliance avec le PKK/IYG-YPJ en sa qualité de forces supplétives sur le terrain.

Une telle orientation mettait en exergue l’activité guerrière de l’impérialisme français en Syrie sans évoquer la présence massive et contondante des forces armées russe et iranienne aux côtés de Bachar- al Assad.

Dans le même temps, le refus était encore plus largement partagé de mener campagne pour appeler à l’armement de l’Armée Syrienne Libre, pourtant démunie, mais néanmoins en capacité de faire chuter le régime.

En septembre 2016, l’aviation russe rase le pays, massacre le peuple syrien désarmé et maintient un dictateur crypto-nazi au pouvoir… dans un contexte de silence glaçant de nos organisations.

Cette orientation a eu pour résultat non seulement de ne pas s’être mobilisé contre notre propre impérialisme, mais de l’avoir tacitement soutenu dans sa “croisade anti-islamiste”.

Aujourd’hui, faut-il appeler à l’armement du peuple ukrainien ?

Il nous faudra trancher ce nœud gordien, contraire à tout esprit de conciliation ou de consensus.

Notre position de classe doit se porter résolument en soutien armé au peuple ukrainien, quelles qu’en soient les sources, aider conjointement toutes initiatives d’auto-défense et d’auto-organisation de ce peuple et de son prolétariat. C’est un préalable.

Que des camarades pacifistes ne veuillent porter que de l’aide humanitaire, elle est bienvenue, utile, salvatrice pour les populations civiles victimes de la guerre.

Les convois syndicaux humanitaires sont une avancée qualitative très positive dans la prise de conscience internationaliste des salarié·es, et nous devons saluer leurs engagements lors de ces prises d’initiatives.

L’armement d’un peuple qui se bat contre toutes formes de tyrannie appelle à notre indéfectible soutien. Exiger des armes auprès de nos gouvernants en appui au peuple ukrainien, c’est affirmer auprès des syndicalistes et des salarié·es la légitimité de son combat émancipateur. Cette exigence porte haut le message politique de l’internationalisme.

Ce n’est pas un débat “oiseux” mais, tout au contraire, ce que nous devons considérer comme la ligne de partage entre celles et ceux qui se portent du côté de la contre révolution campiste, et celles et ceux qui s’inscrivent résolument aux côtés des peuples en révolution porteurs d’espoirs pour notre humanité.

La participation de notre camarade Marie, au nom de l’Émancipation, au convoi syndical organisé par le Réseau syndical international de solidarité et de lutte, à la rencontre de syndicats indépendants de mineurs et de cheminot·es est une manifestation concrète de soutien au peuple Ukrainien, à ses organisations syndicales et ouvrières en rupture avec le Campisme contre-révolutionnaire.

L’espoir d’un syndicalisme internationaliste renaît !

Notre position syndicale n’est pas la reconnaissance de la multi-pluralité des pôles dominants impérialistes, ce à quoi aspirent les souverainistes, mais celui de l’internationalisme prolétarien !

Claude Marill, le 13/10/22


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