Émancipation


tendance intersyndicale

Traduction

Vu d’Allemagne

Pas un réfugié ou une réfugiée de quel pays que ce soit qui, cramponné·e à son smartphone, ne communique par programme de traduction interposé. La machine sort dans les plus brefs délais une traduction écrite ou orale dans la langue souhaitée.

Je viens à peine d’entrer au foyer de réfugié·es de Lich que déjà des smartphones sont brandis dans ma direction. Une femme originaire de Géorgie est plus rapide que les autres, elle me met sous le nez le texte suivant : “Je voudrais coucher avec le docteur”.

Elle voit à ma tête que ça ne doit pas être très bon. Je confirme qu’il faut faire attention avec ce genre de programme. Elle a dû écrire, en Géorgien, qu’elle voulait un rendez-vous chez le médecin.

J’adore ce qu’on pourrait appeler un lapsus freudien si ça n’avait pas été produit par une machine… Mais se pourrait-il que la machine ait des désirs cachés ?

La machine supérieure à l’être humain ?

L’assistante sociale qui vient une fois par semaine au foyer de demandeur·euses d’asile communique avec des Syrien·nes par programme de traduction interposé. Elle dit que c’est plus sûr que de faire traduire par une personne. On y est ! La machine serait supérieure à l’être humain.

Je me suis livrée à des expériences : j’ai fait traduire la même phrase de l’arabe en anglais, français et allemand. Le résultat n’a pas été le même. Parfois, la différence ne pose pas problème, parfois, le sens est déformé.

Une réfugiée irakienne avec laquelle je communique souvent par smartphone interposé commence, dans la traduction française, toutes ses phrases par “Ma chérie”. En allemand, ça donne “Schatz” ou “Mein Liebling”. Avec nous, les bénévoles, ce n’est pas grave, mais vous imaginez la tête d’un fonctionnaire qui reçoit un tel message ! Jyan, c’est son nom, est une femme gravement handicapée, qui cherche à être le plus autonome possible. L’autre jour, elle s’est excusée de ne pas avoir été à un stage obligatoire en écrivant : “Liebling, ich konnte nicht zum Kurs, weil ich müde war”, “Chéri, je n’ai pas pu aller au cours parce que j’étais fatiguée”. L’équivalent de l’ANPE l’avait envoyée à un stage d’orientation professionnelle alors qu’elle ne sait pas l’allemand et que son handicap important est parfaitement visible.

Des bénévoles qui s’occupent de réfugié·es d’Ukraine me disent que, là aussi. “Liebling” et “Schatz” sont à l’honneur.

Les programmes de traduction ont cependant fait de grands progrès depuis l’époque glorieuse où lire une traduction du japonais ou du chinois sur un mode d’emploi était un pur délice !

Je me souviens aussi des fraisiers qualifiés en allemand de “grimpants”, des plants qui venaient de France. Je les ai plantés, arrosés, observés, ils n’ont jamais voulu “grimper”. En regardant de plus près le texte français, j’ai vu que c’étaient des fraisiers “remontants”. Ils ont effectivement produit plusieurs fois.

Une vague de “chéri”, etc. déferle sur l’Allemagne, mais l’ambiance est quand même plutôt morose.

On ne parle que du prix du gaz, de l’électricité, la guerre n’est plus le sujet dominant et voilà qu’arrivent des déserteurs de l’armée russe. Pendant la guerre froide, le slogan “Die Russen kommen !” se voyait fréquemment sur les murs. Il était fréquent d’entendre dire “Der Russe”, sorte d’appellation collective véhiculant tous les préjugés imaginables. Ces temps qu’on croyait révolus vont-ils revenir ?

Les programmes de traduction ont de bons jours devant eux. Liebling (chéri), Schatz (mon trésor)…

Ne pas renoncer aux traducteurs et traductrices

Mais j’espère qu’on ne renoncera pas aux traducteurs et traductrices. Aujourd’hui même, j’ai assisté à la séance du Tribunal Administratif de Gießen chargé de statuer, en appel, sur la demande d’asile de Lana, la femme géorgienne qui brandissait son smartphone. L’interprète géorgien possédait parfaitement les deux langues, sa traduction presque simultanée en allemand était remarquable.

Le juge bredouillait plus qu’il ne parlait. L’avocat de Lana, quant à lui, d’origine turque, parlait à toute vitesse.

Concentré, mais détendu, la voix posée, l’interprète a su donner à l’audience un aspect humain.

Lana, femme victime de violences conjugales, mère d’une petite fille opérée du cœur qu’elle voudrait voir grandir en Allemagne plutôt qu’en Géorgie, a pu s’exprimer.

Je lui aurais souhaité d’être Ukrainienne, elle n’aurait pas été obligée de déposer une demande d’asile ni de parler de choses intimes devant un juge.

Françoise Hoenle


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