Depuis septembre 2018, Nadia Lienhard, enseignante de maternelle à Rochefort (17), s’est engagée dans une pédagogie innovante, l’école du Dehors. Nous l’avons rencontrée pour faire partager son expérience.
L’Émancipation : Peux-tu te présenter ?
Nadia Lienhard : Cela fait 30 ans que j’exerce le métier de professeure des écoles. Depuis sept ans, je suis en poste à l’école primaire Libération de Rochefort en Charente Maritime. Le public accueilli est constitué d’enfants issu·es de milieux dits défavorisés, sans mixité sociale dans cette école. Une part des enfants sont issus de la communauté des gens du voyage. J’enseigne dans une classe de Moyenne Section-Grande Section.
L’Émancipation : L’école du Dehors c’est quoi ?
N. L. : C’est le fait d’envisager une part des apprentissages en extérieur, hors les murs, avec l’intention de favoriser un lien affectif entre la nature et l’enfant Sont considérées comme école du Dehors les classes qui sortent de façon régulière en extérieur. Par extérieur, il faut entendre un milieu naturel, à proximité de l’école. Dans le cas de ma classe, il s’agit d’une peupleraie d’un hectare située à 700 mètres de l’école. Ce terrain appartient à la commune de Rochefort qui a accepté que nous l’utilisions. La première année, j’y emmenais ma classe une fois par semaine. Ensuite, après le premier déconfinement, les sorties ont été plus nombreuses, jusqu’à quatre sorties par semaine, selon les périodes.
L’école du Dehors en maternelle se met en place dans de bonnes conditions si l’enseignante en discute en premier lieu avec son ATSEM. Lors du déconfinement, il n’y avait pas de cantine. Du coup, j’avais du temps pour échanger avec mon ATSEM sur ce que nous avions observé. Par la suite nous avons demandé à la Direction Enfance qu’une demi-heure après la classe soit prévue pour l’ATSEM afin d’échanger sur les observations. La Direction Enfance de Rochefort a accepté.
L’Émancipation : Concrètement, comment se fait l’école du Dehors ?
N. L. : La peupleraie où nous allons se situe à une vingtaine de minutes de marche de l’école. L’entrée est ritualisée : nous demandons aux petits lutins de bien vouloir nous accueillir. Il y a la règle des trois R : Respect de soi, Respect des autres et Respect de la nature. Les petits lutins lancent ponctuellement des défis. Personnellement, j’ai fait le choix de leur interdire de couper des branches vivantes.
En dehors de ces principes, les enfants peuvent explorer librement en étant toujours visibles d’un adulte.
Sur la peupleraie, il y a deux temps d’apprentissage : un temps d’exploration libre et un temps d’ateliers similaires à ceux qui se font dans la classe. La seule différence est que certains de ces ateliers peuvent être initiés à partir des projets des enfants.
Concernant le temps d’exploration libre, les enfants choisissent librement leur activité, observer, inventer des scénarios, fabriquer des cabanes, monter, descendre sur la butte, arroser, collaborer pour transporter des troncs. Les adultes observent, répondent aux questions. Garant·es de leur sécurité, il/elles veillent sur les enfants mais ne guident pas ce temps d’activité. C’est un temps à la fois d’observation et de collecte des intérêts des enfants. De nombreuses photographies sont réalisées pour une reprise et une formalisation en classe, ou pour aborder des projets interdisciplinaires.
Ce temps est très riche et de plus en plus investi par les enfants au fil des sorties. Les capacités d’observation, de création, d’entraide se développent et répondent aux besoins de l’enfant : découverte, partage et relations sociales.
Le temps d’atelier, soit son contenu est similaire à ce qui est fait en classe, soit son contenu est en lien avec des projets issus de l’exploration libre des enfants. Dehors, la place et l’environnement sonore sont plus propices à des échanges entre les enfants sans une gestion souvent contraignante en classe (bruit, circulation…). Enfin, la démarche partenariale permet de mettre de nombreux projets en place, avec l’animateur jardinier de la ville de Rochefort pour un potager, la mise en place de nichoir pour les oiseaux avec un animateur de la LPO…
L’Émancipation : Tu parles de milieu naturel. Est-ce que tu peux préciser ?
N. L. : Oui, dans mon cas c’est d’une peupleraie. Même si ce n’est pas un milieu complètement sauvage, vierge, il s’agit néanmoins d’un espace naturel et peu codifié pour les enfants, à la différence de notre cour de récréation avec 75 % de bitume. La richesse du milieu influe bien sûr sur l’intérêt des enfants. L’observation de la nature, les plantes et les insectes, au fil des saisons constitue déjà en soi un intérêt sans cesse renouvelé.
L’Émancipation : Quels sont les effets bénéfiques de cette pratique sur les enfants ?
N. L. : Ils sont de plusieurs ordres.
Au niveau de la socialisation, on observe des affinités différentes de celles observées en classe ou dans la cour de récréation. Elles sont moins fixes et moins genrées que dans la cour de récréation. Les conflits sont également moins nombreux et de moindre intensité. Le milieu naturel offre des occasions plus nombreuses de coopération et de collaboration entre enfants. Qu’il s’agisse par exemple de déplacer un tronc d’arbre ou de construire une cabane, le recours à l’entraide découle alors d’une nécessité pratique.
Au niveau des apprentissages, de nombreuses capacités cognitives se sont développées au fil du temps, en particulier les capacités d’attention. Les échanges entre enfants sont plus riches, plus spontanés. Étant donné qu’une partie des apprentissages est reliée aux intérêts suscités par le milieu naturel, la motivation, qui constitue un puissant levier d’apprentissage, est en permanence renouvelée. Et cela donne du sens aux apprentissages. Je pense d’ailleurs à une enfant qui refusait systématiquement les apprentissages. Au fil des sorties, je l’ai vue se métamorphoser et petit à petit accepter les activités. Des enfants qui sont en difficulté deviennent des leaders et reprennent confiance.
Au niveau moteur, les expériences sont plus nombreuses qu’en salle de motricité, les enfants construisent des parcours, des projets interdisciplinaires sur la liste du matériel, des actions et des règles de jeu (type recette de cuisine) permettent de lier les apprentissages du dedans et du dehors. J’observe des enfants plus à l’aise en motricité que les années précédentes.
Au niveau sensoriel également, on observe des changements importants. Le milieu naturel permet à l’enfant de développer ses sens d’une manière beaucoup plus large que dans les murs de la classe. Avec des sorties régulières, les enfants se connectent plus rapidement à leurs sensations, ce qui développe également leurs capacités d’observation.
Enfin, j’ai observé une plus grande créativité des enfants. L’imaginaire est plus sollicité en l’absence de jeux conventionnels, ceux de la classe ou de la cour de récréation. Sur la peupleraie tout est à inventer.
L’école du Dehors suscite l’intérêt des sciences de l’éducation. En France l’association FRENE est à l’origine d’une recherche action participative Grandir avec la Nature. Elle se questionne sur “les effets identifiables du triptyque approches pédagogiques, forme de nature et durée de l’action sur le développement de l’enfant dans un contexte scolaire, et dans ses multiples dimensions (cognitive, affective, comportementale, existentielle)”.
L’Émancipation : Comment les parents ont-ils perçu cette démarche pédagogique ?
N. L. : Avec ma collègue de Très Petite Section-Petite Section-Moyenne Section , nous avons fait une réunion d’information pour expliquer notre démarche, répondre à leurs questions.
Quand nous sommes sorti·es une fois par semaine, cela n’a pas posé problème. Il y a eu ensuite le premier confinement qui a mis un terme à l’école tout court. Lors du déconfinement, les parents d’élèves étaient ravi·es à l’idée que nous allions sortir plus souvent, étant donné que pour nombre d’entre eux le confinement s’était passé enfermé·es à la maison ou dans le quartier.
Durant cette première année, j’ai beaucoup communiqué avec les parents : par des padlets, des affichages dans la cour et des montages photos pour montrer le lien avec les apprentissages et le programme.
Il y a eu certaines réticences liées à la météo (pluie…) ou des peurs plus culturelles comme la peur des serpents pour une famille dont la maman est d’origine marocaine.
À la fin de l’année scolaire, je leur ai proposé un questionnaire. Il ne s’agissait pas d’un questionnaire de satisfaction mais plus de mesurer la perception et le bilan qu’ils/elles faisaient de cette expérience. Ce qu’il en ressort, c’est que le lien école-foyer était renforcé : les enfants racontaient beaucoup plus ce qu’ils/elles avaient découvert lors des sorties que ce qu’ils/elles faisaient habituellement dans la classe et ce qu’ils/elles en disaient était positif. À la question est-ce que vous pensez que vos enfants sont prêts pour le CP, 93 % ont répondu par l’affirmative. Il en est également ressorti que les parents déclaraient avoir appris des choses de la part de leurs enfants et que leurs sorties dehors étaient plus fréquentes après cette expérience.
Pendant la seconde année de l’expérimentation, il est arrivé que nous sortions moins pour diverses raisons. Certains parents se sont alors montré·es déçu·es et ont demandé à ce que nous sortions plus souvent.
À présent, dès la rentrée je propose un questionnaire qui permet de mieux expliquer la pratique de l’école du Dehors, de répondre de façon ciblée et d’être attentive avec mon ATSEM aux besoins des parents et des enfants.
Certain·es de mes élèves sont maintenant en CP, et leurs parents ont demandé si l’enseignante allait continuer l’école du Dehors. Le parcours de l’élève de la TPS au CM2 se met peu à peu en place.
L’Émancipation : Pourquoi ce choix ?
N. L. : La préparation du congrès de Bressuire de l’AGEEM (Association Générale des Enseignants des Écoles et classes Maternelles publiques) avec un focus sur la pédagogie de la nature et l’imaginaire m’a fait découvrir cette pédagogie et la démarche qu’elle sous-tend. J’ai ensuite participé avec ma collègue, à une journée de co-formation organisée par le GRAINE (Groupe Régional d’Animation et d’Initiation à la Nature et à l’Environnement) Poitou Charente. Nous nous sommes senties suffisamment assurées pour nous lancer.
Personnellement, moi, j’aime être dehors. Je suis originaire d’Alsace et enfant, j’ai beaucoup vécu dehors quel que soit le temps. Adolescente, j’avais mon site spot pour m’isoler et me ressourcer près d’une rivière.
Ensuite, étant donné l’état de la planète et la crise écologique que nous vivons aujourd’hui, il est primordial pour moi de contribuer en permettant aux enfants de passer du temps dans la nature pour favoriser un lien émotionnel avec elle. Il y a un auteur américain, Richard Louv, qui a étudié l’impact de ce qu’il nomme le “déficit de nature” chez l’enfant avec des symptômes devenus assez fréquents : obésité, déficit attentionnel, dépression. Il montre également que l’on est moins porté à respecter ce que l’on ne connait pas et ce que l’on ne sait pas nommer.
Enfin, mon souci premier en tant qu’enseignante est de pratiquer une pédagogie au service des apprentissages et au plus près des besoins des enfants. C’est comme si avec cette démarche de l’école du Dehors, j’avais trouvé l’enseignante que je cherchais depuis 30 ans. J’aime observer les élèves, faire preuve de flexibilité, adapter les apprentissages en fonction de ce que la nature nous offre. Je connais bien les programmes et je suis capable de rebondir pour proposer aux élèves une démarche disciplinaire inversée ou une démarche interdisciplinaire inversée.
L’Émancipation : Et l’institution scolaire ?
N. L. : Elle n’a pas été un frein. Quand j’ai débuté l’école du Dehors il y a trois ans, il y avait déjà une centaine d’enseignant·es de l’école du Dehors en Poitou Charentes. C’était relativement innovant mais pas complètement inconnu.
L’inspecteur de circonscription a validé mon projet et j’ai reçu également des validations du CARDIE (Centre Académique pour la Recherche et le Développement en Innovation et Expérimentation) et de la DEGESCO pour la démarche innovante partenariale de l’école du Dehors. Avec Marion Griffoulière, professeure d’art plastique du collège, nous sommes porteuses d’un projet inter-cycle avec une classe de 6ème et une du dispositif Ulis. Nous travaillons avec de nombreux partenaires et sommes enthousiastes (1).
L’Émancipation : Quels conseils pourrais-tu donner à des enseignant.es qui voudraient se lancer dans cette démarche pédagogique ?
N. L.. : Ce qu’il me semble important dans un premier temps est de se former : lire, effectuer des recherches sur internet (le réseau Canopé, site académique des Deux Sèvres) rencontrer des animateurs et animatrices nature.
Ensuite, il s’agit de trouver un lieu à proximité de l’école, accessible et sécurisé. L’enseignant.e va découvrir le terrain, faire une convention, réfléchir aux possibilités qu’offre ce terrain.
Chaque enseignant·e qui débute dans cette pédagogie de la nature peut choisir de démarrer à son rythme, de prévoir des activités.
Enfin, il me semble très important de constituer des réseaux et des partenariats : animateur.trices natures, associations, commune… Le Graine Poitou Charentes propose des ateliers en vision de partage de pratique pour les enseignant·es par exemple.
L’Émancipation : Qu’est-ce que cela a changé pour toi, pour ta pratique ?
N. L. : Je suis en accord avec mes valeurs personnelles. Je ressens plus de sérénité, de motivation et d’engagement.
En tant que pédagogue, travailler les apprentissages et en plus les compétences, attitudes et comportements les plus nécessaires au XXIe siècle selon l’UNESCO comme la persévérance, l’auto-efficacité, la résilience et la créativité, comble mon besoin de contribuer aux défis qui nous attendent.
En tant que citoyenne, j’ai la satisfaction de permettre aux enfants un rapport plus authentique à la nature, aux autres, à eux-mêmes.
Propos recueillis par Christophe Bernard (GD 17) jerome_thierry@hotmail.fr
voir aussi : Les Cahiers Pédagogiques, juin 2021 :
https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/fr/ revue/860-apprendre-dehors.html